spectateur devient une cible (Les tutos de Jérôme, Kaira Shopping)
II.3.3. a Quand le cozy côtoie l'obscène
Diffusé initialement sur la chaine Youtube Studio Bagel avant d'intégrer Le
grand journal en 2013, Les Tutos de Jérôme Niel pratiquent un mélange des
genres assez étonnant pour une télévision à une heure de grande écoute : le convivial y côtoie une violente brutalité. La pastille est d'abord construite comme une parodie de la "culture du tutoriel", ces courtes vidéos didactiques qui permettent, l'espace de quelques minutes, de s'initier à une pratique du quotidien. On en trouve sur absolument tout ce qui peut relever du besoin domestique : des conseils bricolage, des recettes de cuisine mises en image, des astuces concernant les manipulations obscures d'un logiciel, et surtout des tutoriels beauté (les marques de cosmétiques n'hésitant plus à solliciter des blogueuses rémunérées pour mettre en avant telle ou telle gamme de produit - le "tuto nail art" est probablement l'une de ses formes les plus réputées). Dans ce format aux codes bien établis, tout respire le convivial : il s'agit de partager et de commenter une expérience du quotidien, à travers une pratique supposément commune entre l'émetteur et le récepteur. L'internaute qui visionne la vidéo se sent d'autant plus proche de l'univers posé sous ses yeux que ces séquences sont souvent tournées au domicile de celui qui prodigue ses conseils. L'esthétique du format est complétée par une voix chaleureuse, une tonalité souriante, une musique d'ambiance qui emprunte à la pop et au lounge, et qui rappelle celle des salles d'attente. Nous sommes évidemment bien loin du ton professoral : le modèle pédagogique est plus calqué sur celui de la discussion entre amis que sur celui de l'austère leçon dispensée en amphithéâtre. S'il existe évidemment des exceptions, les canons visuels du format empruntent aux tendances du cocooning (qui introduit une touche glamour dans le routinier et le banal) et de l'esprit girly (qui met en valeur, en utilisant des couleurs chaudes, des produits ou des pratiques de consommation courante). Une
ROOS Gautier | M2 | C3M ǀ Mémoire de fin d’études | 2014-2015 ()! synthèse stylistique entre le vernis léché de l'imagerie publicitaire et l'esthétique plus neutre du quotidien, façon webcam.
Des critères visuels que reprend Jérôme Niel dans ses Tutos (rappelons que sa première gamme de vidéos avait pour finalité de subtilement renvoyer vers le mastodonte des conseils cosmétiques : Au féminin - rubrique Beauté) afin de mieux les détourner. Le générique de la pastille s'ouvre par une surface blanche sur laquelle s'agencent en stop-motion tout l'attirail supposé des blogueuses beauté ou cuisine : des colliers de perles colorées, des papillons en pâte à sel, des rubans roses et blancs, un cahier recouvert de stickers en forme de fleurs et d'étoiles…L'accompagnement musical évoque à la fois une doucereuse comptine pour enfant, et les sonorités "merveilleuses" de Danny Elfman (Les Simpson, Desperate Housewives) : une teinte enchanteresse qui se poursuit d'ailleurs tout au long de la séquence. A cet univers excessivement délicat et suranné se greffent des thèmes éditoriaux croquignolets : Jerôme Niel nous apprend à fabriquer des cartes de voeux, à réussir son masque de beauté ou la cuisson de ses cupcakes, à bien entrelacer ses scoubidous…Chaque pastille s'ouvre sur la formule "Salut, bande de salopes ! Avec les tutos, on apprend en s'amusant" et se conclut par "Je vous aime, putain !". C'est ici que le grand détournement commence : fixant le spectateur face-caméra pendant presque deux minutes, le comédien traite ce dernier à la fois avec les meilleurs égards et une surenchère rarement atteinte dans l'agressivité télévisuelle. Avec une vulgarité qui frôle l'abjection, Jérome Niel insulte le téléspectateur (citons "j'ai envie de vous baiser la chatte" ou encore "alors
prends tes couilles, et arrête de chialer"), violente tout ce qui a le malheur de
se trouver dans le décor, hurle et gesticule plus brutalement encore qu'un sujet fréquent aux crises d'épilepsie. L'acteur tape, littéralement, sur tout ce qui bouge, ce que le montage "cut" accentue de façon déchainée. Le visage poupon de l'acteur est ainsi constamment recouvert de balafres et d'entailles mal cicatrisées98. Le style sanglant contraste à l'évidence avec le t-shirt
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! )(!Voir annexe 16!
ROOS Gautier | M2 | C3M ǀ Mémoire de fin d’études | 2014-2015 )+! "chat" qu'il arbore dans la plupart des vidéos (rappelons que le lolcat est l'emblème le plus parlant de la tyrannie du "cute" sur la toile : "l'animal
fétiche de la mythologie internet est, sans conteste, le chat" peut-on lire dans L'encyclopédie de la web-culture)99. Le contraste entre deux univers narratifs radicalement différents servait déjà de trame narrative à Happy Tree Friends, une série humoristique "déconseillée aux petits enfants et aux grands bébés" diffusée en France sur MTV et Virgin 17, qui parodiait des dessins animés destinées aux plus jeunes : on y voit des ours en peluche tout ce qu'il y a de plus mignon verser, au milieu de la séquence, dans la débauche gore difficilement soutenable (parfois même pour un regard adulte). La chaine Youtube Howtobasic reprend elle aussi l'idée des tutoriels culinaires construits selon une trame en deux temps : une première partie douce où la nourriture est délicatement choyée par un corps dont on ne voit que les mains, avant que là aussi la violence et la surexcitation acharnée ne s'invitent dans le cadre (musique hard, montage outrageusement saccadé, hurlements enragés…). Un autre format court de Canal+ a institutionnalisé ce mélange des genres ces dernières années : apparue en janvier 2009, Kaira Shopping est une parodie d'émission de télé-shopping, où Pierre Bellemare aurait été remplacé par une "caille-ra" prête à tout pour vanter les mérites du produit qu'il est tenu de défendre. Le décalage comique provient du fait que des sortes de discours antinomiques se croisent : le langage de la rue (le créateur Franck Gastambide revendique depuis ses débuts ses influences banlieusardes) et le discours commercial. Autrement dit, un langage décomplexé et familier mixé à un langage formaté et policé par des velléités mercantiles. La proximité avec Les Tutos est aussi à établir en s'appuyant sur la mise en scène : dans ces deux formats d'environ deux minutes, les protagonistes s'adressent en fixant le spectateur dans les yeux quasiment sans interruption et le prennent à parti : au "Salut, bande de salopes" de Jérôme Niel se superpose le "Bonjour à tous, bande de bâtards"100 de ces lascars grotesques mais attachants. Ces deux marques de fabrique !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
))!LECOCQ Titiou, LISARELLI Diane, Encyclopédie de la web-culture, Paris : Robert Laffont, 2011, p.7.!
ROOS Gautier | M2 | C3M ǀ Mémoire de fin d’études | 2014-2015 )*! institutionnalisent une nouvelle forme de violence verbale et/ou physique : cette dernière ne circule pas uniquement entre les personnages, elle s'adresse désormais de façon décomplexée au téléspectateur. Dans des styles bien différents, l'alibi humoristique cautionne des invectives langagières qui n'avaient jusque là pas leur place à la télévision française. Nous comprenons alors que la convivialité n'est pas du tout (plus du tout ?) le pôle inverse de l'expression haineuse : ces deux programmes ne sont pas moins "cozy" parce que plus violents. Les deux registres cohabitent, voire se confondent, dans le dispositif narratif : il serait probablement naïf de penser qu'une certaine forme de haine comique est venue supplanter le modèle convivial qui prévalait jusque là. Ces deux formats parodiques, au sens où l'entend le critique littéraire Gérard Genette (la parodie comme relation de transformation entre l'hypotexte et l'hypertexte à l'intérieur d'un régime ludique)101 brisent les codes d'un genre télévisuel - le tutoriel, le programme de télé-achat - tout en y étant fidèle.