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Chapitre II. Saint-Lazare hier : approche historique historique

2. Une gare à plein régime : 1880 à 1899

2.4 Bruits de chocs et fumées vont crescendo

Avant les gares, la gêne des mauvaises odeurs s’est déjà emparée de toute la capitale. En 1880-1881, les citadins se plaignent des mauvaises odeurs qui règnent dans les rues. «La cause principale des émanations est la matière organique et végétale en décomposition permanente »300. Mais les origines de ce malaise ne concernent pas uniquement les émanations organiques. Les odeurs et les fumées industrielles ne sont pas tolérées par les voisins immédiats des installations, et même par ceux qui habitent loin des installations. « Les vents portent les fumées des cheminées d’usines, les émanations odorantes des fosses ou dépotoirs jusqu’au centre ville »301. De plus, ces odeurs industrielles sont continues, hiver comme été, contrairement aux odeurs des matières organiques (fortement odorantes pendant l’été à cause de la fermentation des sols, des cours, des ruisseaux et égouts). On peut comprendre que la perception de l’environnement olfactif de la gare n’est jamais isolée. Elle appartient à un contexte urbain imprégné de fumées et d’odeurs industrielles omniprésentes.

Il est difficile pour le voyageur ou le riverain de l’époque de tolérer l’odeur de la gare. Il lui est encore plus difficile de distinguer les fumées et les odeurs d’origines ferroviaires des autres sources odorantes. Ainsi, dans l’environnement de la gare Saint-Lazare, l’odeur émanant des trains de marchandises en stationnement pose problème. Le 15 mars 1881, une circulaire ministérielle fait interdiction aux trains chargés de gadoues et de matières infectes de stationner dans les gares. Mais la mesure ne semble pas suivi d’effet, comme l’atteste le rapport de 1885 de la préfecture de police :

« Il est incontestable que les habitants voisins d'une gare de marchandises peuvent être incommodés au moins aussi sérieusement que les voyageurs par les odeurs malsaines qui se dégagent soit des matières elles-mêmes, pendant leur chargement, soit des wagons qui stationnent après le chargement »302.

300 GUILLERME A., LEFORT A., JIGAUDON G., op cit, p. 222.

301 Idem. Pour le VIIIe arrondissement (quartier de la gare Saint-Lazare) : vents du nord.

Mr Carlet, inspecteur principal des établissements classés, fait remarquer que c'est le remuement des matières qui répandent les odeurs et que la chaleur augmente l'incommodité. Il y aurait eu de nombreuses plaintes déposées par les riverains à propos de wagons qui stationnaient entre 18 heures et 20 heures. Face à cet

envahissement olfactif303, le comité d'hygiène prévoit un tombereau pour le transport,

une couverture de bâche pour éloigner les mouches et éviter les émanations en gare à un kilomètre de toute habitation. Est-ce pour lutter contre ces « mauvaises» odeurs, que l'on assiste à la fin du siècle à la multiplication des autorisations de vendre des fleurs dans les gares ainsi qu'à une campagne demandant des plantations et des gares

fleuries304? Ces initiatives relèvent d’un nouveau seuil de sensibilité. Cette fois, c’est

la modalité olfactive qui est concernée. Les initiatives entreprises par la compagnie de l’Ouest pour diminuer l’envahissement des odeurs ont permis, vers la fin des années 1880, de calmer les esprits, de regagner la confiance des voyageurs et la complicité des riverains.

Entre les mauvaises odeurs et les fumées, les riverains sont cernés. Norbert Goeneutte, qui travaillait en marge de l’impressionnisme, a traité la scène avec force. Cette œuvre (planche 45), présente une image industrielle de la gare et du quartier qui procure une sensation d’étouffement. Par leurs blancheurs, les puissants jets de fumées allègent les tons dominants du tableau. Contrairement à Monet, Goeneutte nous propose l’indice de la fumée, mais sans trains, ni halle métallique. La gare Saint-Lazare est presque absente de la peinture, elle est suggérée dans l’ombre des toitures, sous les fumées blanches. Le pont de l’Europe structure le tableau par une horizontale, mais l’intensité du message réside dans la répétition et la verticalité des fumées. Tout le cadre urbain parait investi par l’activité des trains. Les limites

303 C’est la définition de l’effet odorant d’envahissement qui correspond à une prise de conscience de l’arrivée progressive (continue de l’odeur) dans l’ensemble du lieu. Cf. Balez S. (2001). Ambiances

olfactives dans l’espace construit. Thèse de doctorat en Sciences pour l’ingénieur, option architecture. Nantes: ISITEM, Université de Nantes.

304 CAMT, 48 AQ 3549. Le 20 Mars 1882, Le Jardin publie un article sur les « Plantations dans les gares », où il encourage des compagnies de chemins de fer françaises à imiter les compagnies hollandaises et anglaises qui plantent des arbres et aménagent des jardins pour agrémenter les gares. Rien n'existe en France à cette date.

visuelles de la gare sont considérées autrement, c'est-à-dire, plus élargies que ce qu’on a pu détecter jusqu’à présent.

Planche 45 : Norbert Goeneutte, Le Pont de l’Europe et la gare Saint-Lazare, 1888, 45,5 x 55,5 cm, The Baltimore Museum of Art, collection A.Lucas (cat.12) (reproduction Musée d’Orsay)

La peinture et la littérature sont depuis longtemps liées, parce qu'elles partagent à une époque donnée la même dynamique sociale et culturelle, et parce que peintres et écrivains se sont mutuellement influencés. C’est aussi vrai à propos de

l’univers ferroviaire de la fin du XIXe siècle. Avec l’entrée progressive des chemins

de fer dans les mœurs parisiennes, la littérature a accéléré la poétisation des techniques ferroviaires. Alphonse Daudet évoque dans le récit de Trente ans de Paris (1888), l’atmosphère de Saint-Lazare qui surprend le voyageur par ses chocs acoustiques :

« Un bruit de roues qui sonne sur des plaques de fonte, des portes qui claquent, des chariots à bagages qui roulent, une foule inquiète, affairée, des employés des douanes, Paris ! »

Les grands volumes réverbérants destinés à l’accueil du public sont des lieux qui réunissent souvent les conditions acoustiques favorables à ce cocktail sonore. L’effet de cocktail caractérise une situation où la multiplication des signaux sonores décrits crée le contexte métabolique. L’auteur présente une diversité de scènes observées et entendues à travers un rythmé découpé. Ce caractère rapide et staccato de l’évocation sonore est saisissant. L’auteur présente une phonurgie dynamique dépendante de la densité de sa population. Les chocs semblent intenses (les roues des trains, les chariots). Une impression de grincement métallique habite la perception du poète. Il nous informe que la gare est animée de sonorités mécaniques. Du Camp s’extasit aussi sur le déroutement des sens que provoque l’univers technique au train :

« Rien ne manque, pas même un orchestre à cette apothéose de la force moderne : vraie musique de l'avenir, pleine de dissonances en ses détails, harmonieuse pourtant dans l'ensemble. Les machines frémissent d'un trépidement continu, les freins toussent, d'une voix infiltrée, engorgée, la vapeur souffle en ses tuyaux, ou fuse assourdissante en deux jets blancs sur les bords de la voie, les bouillottes heurtées ont des chocs métalliques, les machines que l'on attelle font cliqueter les tampons des voitures, les sous-chefs, commandant les manœuvres, sifflent à deux tons leurs ordres ; les conducteurs cornent pour le départ avec un bruit bêlant, les locomotives hurlent leurs cris allègres ou plaintifs [...] »305

L’observation et l’écoute élargies de la gare rendent compte d’une composition musicale, d’un entrelacement de sons. Les effets sonores sont multiples mais l’évolution principale est un cresendo sonore. L’apparition de l’effet de cocktail montre, encore une fois, la capacité de la gare à proposer des sons différents, mais l’écoute sélective (exprimée dans les deux extraits précédents) reste toujours possible : il est possible de localiser des sons différents dans la réverbération globale.

305 DU CAMP M., Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie…..p. 133. Même si cette citation est antérieure à la période dont nous parlons ci haut, le caractère staccato existait déjà et s’est amplifié.

2.5 Répondre à l’accroissement du trafic : la collaboration de Juste Lisch et