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B.1.b Divisions et articulations de l’espace

II LA CONSTRUCTION DE L’OBJET PATRIMONIAL

II. B.1.b Divisions et articulations de l’espace

« La logique d’une colonne vertébrale interceptée par des rues transversales

d’accès à la mer est clairement inévitable, ou peut-être génialement naturelle, tout autant que la logique machiavélique de ségrégation des classes et des races qui a conduit à la création de cette autre ville sans places, sans monuments, sans rues pavées, sans citernes1 » (Forjaz, 1999 : 135).

Villes de pierre et de macuti : bipartition et contrastes

L’île comprend aujourd’hui huit divisions administratives2. Compte tenu de la

différence de densité entre les deux « villes »3, la cidade de pedra e cal n’en compte

que deux : le « quartier du Musée » (bairro do Museu) au nord, autrefois appelé São Domingos du nom de son ancien couvent devenu tribunal, et Esteu qui jouxte la zone de macuti. Appelée localement Ponta da Ilha, celle-ci se compose pour sa part de sept bairros (quartiers) : Litine (387 maisons), Macaribe (169 maisons), Marangonha (141 maisons), Areal (192 maisons), Quirahi (137 maisons), et Unidade

– anciennement Santo António (159 maisons)4. Le contraste démographique est en

effet saisissant entre les deux zones de l’île. Les 1340 maisons de macuti, concentrées sur deux septièmes de sa surface totale, accueillent en moyenne quatorze habitants chacune, contre six dans les 496 maisons de la ville de pierre, réparties sur deux septièmes de l’île (Schwalbach, 1988 : 39). La cohabitation est ainsi devenue la norme dans les bairros, au sein de la même famille ou non, chaque ménage occupant ou louant une pièce. « Déchue de ses fonctions portuaires (…) et

1 « A lógica de uma espinha longitudinal interceptada por transversais de acesso ao

mar é claramente inevitável, ou talvez genialmente natural, tanto quanto a lógica maquiavelica da segregação das classes e das raças que levam à criação da outra cidade sem praças, sem monumentos, sem ruas pavimentadas, sem cisternas. »

2 Dans chacune d’elles, un « secrétaire de quartier » (secretário de bairro) est chargé

de faire le lien entre les habitants et les autorités.

3 En 1997, 11 807 des 14 889 habitants – officiellement - recensés vivaient dans la

zone de macuti, pour une densité d’environ 300 habitants par hectare.

désertée par les colons portugais au moment de l’indépendance, la ville coloniale présente l’aspect d’une coquille vide, rongée par le temps. (…) Dans l’autre moitié de l’île, se presse la multitude des paillotes dans des quartiers étroits, insalubres, où l’eau, l’électricité et les systèmes de drainage sont insuffisants pour une population dont le nombre a doublé entre 1980 et 1990 »1. Le déséquilibre démographique se

double en effet d’importantes inégalités dans les infrastructures et l’accès aux services de base. La grande majorité des maisons de macuti n’ont ni alimentation en eau ni système d’évacuation des eaux usées2, beaucoup disposant toutefois de

l’électricité. Dans la ville de pierre en revanche, la plupart des édifices - parmi ceux qui se trouvent dans un état correct de conservation - sont raccordés aux égouts, équipés de citernes et de l’eau courante, ainsi que de l’électricité.

Cette bipartition caractéristique de l’île s’accompagnait autrefois de spécialisations professionnelles, ainsi que de liens de parenté et surtout de pratiques religieuses qui la rendaient fonctionnelle. Or, alors que la ville de pierre a été vidée de sa fonction économique, politique et culturelle en même temps qu’elle perdait la plupart de ses habitants originels, les quartiers de macuti, que les observateurs les moins avisés qualifient de « précaires », sont ceux qui se maintiennent aujourd’hui dans leur intégrité sociale, et qui assurent la survie de l’île (Forjaz, 1999 : 133). Surpeuplé, le macuti concentre en effet l’activité économique, religieuse, sociale et culturelle de l’île, en contraste avec la ville de pierre. Sa population, qui vit essentiellement d’activités traditionnelles liées à la pêche, à l’artisanat et au commerce informel, est celle qui s’est le mieux maintenue dans le temps, malgré l’arrivée continue de continentaux, tandis que la ville de pierre, lieu de résidence de l’ancienne bourgeoisie portugaise, métisse et indienne aujourd’hui en grande partie disparue, a subi les bouleversements les plus spectaculaires après 1975. Une partie des habitants des bairros ont alors emménagé dans les maisons nationalisées et mises en location, notamment parmi les descendants des vieilles familles musulmanes de l’île, qui ont commencé à travailler dans le secteur public après le

1 Lachartre, 2000 : 59.

2 L’eau courante fut installée dans les bairros en 1975, et 1 200 maisons alors

équipées de sanitaires – qui cessèrent par la suite de fonctionner avec l’interruption de l’alimentation en eau. La distribution d’eau dans la zone de macuti est aujourd’hui assurée par un système de fontaines publiques, seules les maisons les plus importantes possédant parfois l’eau courante, des citernes ou des puits d’eau saumâtre. L’eau demeure un problème majeur sur l’ensemble de l’île, avec des coupures récurrentes et parfois prolongées.

départ des Portugais. Il n’y eut cependant pas alors de mouvement massif depuis le

macuti, pour des raisons économiques, historiques et culturelles (IIIB) - la lourdeur

de la bureaucratie constituant un frein supplémentaire – mais un afflux de continentaux dans les maisons inoccupées pendant la guerre civile. L’importante population de fonctionnaires, qui se renouvelle au gré des affectations successives, constitue également un facteur d’instabilité dans la ville de pierre.

L’empreinte physique des anciennes hiérarchies

« La rue, la place, le monument, les frontières clairement définies entre le

domaine de la nature et l’espace comme produit de la culture marquent, au départ, l’affirmation de la présence et de la domination des Portugais et de leur culture méridionale, probablement davantage méditerranéenne qu’atlantique. Ensuite, de façon presque sous-jacente et par empathie, cette structure se fond et se complète dans les espaces urbains qui servent les intérêts et se conforment aux modes de vie des Swahili et de leurs parents indiens et indo-portugais. Parallèlement, et comme une expression dramatiquement naturelle, se crée la ville des serfs (servos), mais non pas des esclaves qui sont quant à eux gardés bien en vue, comme un précieux bien de commerce à contrôler » (Forjaz, 1999 : 133).

Au-delà de l’évidente dichotomie entre l’ancienne ville européenne et les

bairros « indigènes », l’échelle complexe des hiérarchies sociales et raciales se

trouvait subtilement inscrite dans l’espace1. Les différentes zones de l’île présentent

ainsi des spécificités au niveau du relief ou de l’architecture qui constituent autant d’indices du statut de leurs habitants passés ou actuels, sans que l’on puisse toutefois identifier de quartiers strictement délimités - notamment du fait de la remarquable homogénéité des techniques et des matériaux utilisés dans toute l’île. À la jonction des deux « villes », cet espace physiquement et symboliquement intermédiaire situé autour de l’hôpital (cidade de pedra) et de la mosquée principale

1 À la fin des années 1960, R. Soeiro do Brito (1970) estimait à 80 % la population

Noire de l’île, résidant en totalité à Ponta da Ilha (moitié sud de l’île), comme la majorité des Métis qui représentent alors 4 % de la population. Les 6 % de Blancs résidaient alors tous dans la ville de pierre, comme la plupart des Indiens (5 %).

(zone de macuti) a ainsi donné lieu à un découpage complexe dont chaque secteur conserve aujourd’hui une physionomie et une identité propres, malgré l’important renouvellement de la population. Dans la zone de l’hôpital qui annonce la fin de la ville de pierre vivent aujourd’hui encore des familles d’Indiens musulmans et autrefois de nombreux hindous – ainsi que des Noirs « assimilés » qui travaillaient notamment dans l’administration -, dans cet espace de transition qui reflétait leur position médiane et instable dans la société coloniale.

Un peu plus loin, au sud-ouest de l’hôpital et aux alentours de la mosquée principale, s’élève l’unique zone de constructions en pierres de la moitié sud de l’île, appelée autrefois Nançau1. Comme dans la cidade de pedra e cal dont celle-ci

constitue le prolongement direct, les anciens entrepôts de commerce alternent avec de nobles résidences - plus vastes que bien des maisons de la cité coloniale – qui disposent d’un accès direct à la mer ou dominent les quartiers situés au fond des anciennes carrières. Dans cet espace résidaient la plupart des grandes familles de commerçants musulmans d’origine arabo-swahili, comorienne ou indienne (sunnites), qui détenaient également l’autorité religieuse. La composition et le style architectural de ces maisons en pierre de corail rappellent d’ailleurs celles que l’on retrouve sur tout le pourtour de l’océan Indien : L. Donley-Reid (1990 : 119) a montré comment cette similitude constituait un moyen d’inspirer la confiance aux commerçants de l’océan Indien, en leur apparaissait comme le signe d’une communauté de valeurs sociales. Cependant, alors que les villes swahili sont organisées de façon duelle, avec un centre en pierre réservé aux détenteurs du pouvoir économique, politique et religieux, sur cette île déjà coupée en deux, où le haut de la hiérarchie était tenu par les Portugais, ces grandes familles musulmanes occupaient une position intermédiaire. Enfin, au sud-est de l’hôpital, le petit quartier de Marangonha situé en bordure immédiate de la cidade de pedra e cal se compose de maisonnettes de bonne facture où réside aujourd’hui encore une proportion de Métis plus importante que dans le reste des bairros. Marangonha, du nom local d’un puits d’eau saumâtre où avait été construit un lavoir, était connu comme le quartier des prostituées et des maîtresses locales des résidents de la ville coloniale - entretenues par ces derniers2.

Dans l’île de Mozambique, la division de l’espace et la ségrégation urbaine

1 Voir Coelho, 1966 : 50.

2 Dans les villes swahili, les suria (concubines des waungwana, qui pouvaient être

d’anciennes esclaves wazalia) recevaient leur propre maison en argile aux abords de la ville (Donley-Reid, 1990).

n’ont toutefois jamais été aussi violentes qu’à Lourenço Marques ou à Beira. Les « indigènes » étaient notamment « libres » de circuler dans la ville de pierre (voir IIIB), ce qui n’était pas le cas à Lourenço Marques où, dès 1876, les Noirs vivaient en dehors de la « ville », qui leur était interdite la nuit à l’exception des employés domestiques (Lemos, 1988 : 50, d’après Wilhelm Joest). Dans ces villes issues du capitalisme en expansion dans le sous-continent austral à la fin du XIXe siècle, les intérêts économiques et culturels étrangers prédominèrent longtemps (Lachartre, 2000 : 22). À partir de 1950 en effet, la nouvelle capitale subit l’influence du modèle sud-africain d’apartheid urbain avec l’adoption d’un plan d’urbanisme (1952) qui instaurait de vastes « réserves » autour de l’agglomération et rejetait une « unité résidentielle indigène » aux confins de la ville (Lachartre, op.cit. : 39). La discrimination raciale était encore plus marquée à Beira : les « indigènes » devaient faire leurs achats par la fenêtre de la boutique et n’avaient pas le droit de circuler sur les trottoirs, les autobus étaient divisés, etc. « En fait, sur ce territoire connu comme

Portugal, il y avait une compagnie qui exploitait toute cette région. La majeure partie de ses dirigeants étaient anglais, sud-africains ou rhodésiens, et ils n’aimaient pas que les races se mélangent » (Lachartre, op.cit. : 49). L’espace restreint de l’île de

Mozambique, qui appartient à la première génération des villes mozambicaines issues de l’époque mercantile et constitue le fruit d’un certain « laisser-faire », reflète davantage les ambiguïtés de l’idéologie coloniale portugaise assimilationniste. « En

dépit de son caractère discriminant et tout en limitant le face-à-face colonial à deux catégories d’individus (« population civilisée » et « indigènes »), cette doctrine écartait pourtant le risque d’ethnicisation ou de « tribalisation » de l’espace urbain colonial portugais, ce que l’apartheid n’hésitait pas à faire ailleurs dans le continent austral » (Lachartre, op.cit. : 51).

Produit des influences culturelles diverses qui se sont rencontrées dans l’île, dans son architecture et sa structure, et de la division complexe de l’espace issue de l’organisation de la société coloniale, le patrimoine bâti exceptionnel de l’île, menacé par les pertes de fonction successives de cette dernière, a donc suscité dès l’époque coloniale la préoccupation d’une partie des habitants et des autorités portugaises.