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II LA CONSTRUCTION DE L’OBJET PATRIMONIAL

II. A.2.a Une anthropologie du patrimoine

Un nouveau champ d’études

Du fait de la nature des objets qui le constituaient jusqu’au milieu du XXe siècle, le champ patrimonial a longtemps été le domaine privilégié de l’archéologie ou de l’histoire de l’art qui se consacraient précisément à l’étude de ses œuvres. « Historiquement, le principe de cohérence du patrimoine résidait dans l’histoire de

l’art elle-même : le patrimoine pouvait se comprendre comme la collection complète des objets de l’histoire de l’art, soigneusement rangés par styles et par époques, avec les évidentes distinctions signalant les plus grands chefs-d’œuvre » (Poisson,

2000 : 170). Institutionnalisé et organisé en tant que domaine d’activité de l’État, il était le plus souvent observé sous l’angle de l’histoire des doctrines de restauration, de la théorie de l’architecture ou de la question de l’authenticité... L’extension progressive du domaine au « petit patrimoine » ou patrimoine vernaculaire, au patrimoine rural, aux « traditions », aux savoir-faire et aux techniques, et à tout ce qui relevait du patrimoine ethnologique, lui a naturellement attiré l’attention des ethnologues, avec le développement consécutif des écomusées. Plus récemment, les dispositions culturelles du post-modernisme ayant favorisé un retour sur soi du musée, de la bibliothèque, de l’archive, etc., et multiplié les interrogations sur leurs desseins, le patrimoine est devenu en tant que tel un objet de recherche (Poulot, 1998 : 55). La mobilisation croissante pour le patrimoine a donc suscité l’intérêt en

conséquence des sciences sociales dans leur ensemble, non plus pour les objets en soi mais pour les représentations et les pratiques qui s’organisent en relation à eux, pour les processus sociaux qui les instituent - les critères et les modalités de la patrimonialisation – ainsi que leurs effets ou leurs conséquences dans des domaines divers. La recherche a ainsi été marquée depuis une vingtaine d’années par la multiplication des disciplines concernées. Les historiens d’art ont été peu à peu rejoints par les historiens, les géographes et les sociologues, les économistes, les politistes ou les juristes, ainsi que par les spécialistes des sciences de l’information et de la communication, qui ont envisagé le patrimoine sous de multiples approches : conceptuelle, sociale, économique, illustrative, politique, administrative, juridique...

Les questions inédites soulevées par la multiplication des objets et des sites du patrimoine ont également suscité l’émergence d’un nouveau champ disciplinaire et de cursus académiques spécialisés dans la gestion des héritages culturels, en particulier archéologique et historique, mais aussi dans la réflexion théorique sur la patrimonialisation et ses usages politiques, économiques ou sociaux. Dans le monde anglo-saxon, les heritage studies constituent déjà depuis plusieurs années une ligne de cours régulière, privilégiant les approches transdisciplinaires, qui ont donné lieu à une importante bibliographie1. En France sont récemment apparus les termes

« héritologie » et « patrimiologie » ou « patrimoniologie », traductions commodes mais pas très heureuses d’heritage study forgées sur le mot « muséologie ». Ils traduisent le renouveau émergent du domaine, grâce au développement récent des recherches sur les institutions et les arts, l’histoire des musées et du patrimoine ou des politiques culturelles, à travers une approche anthropologique des phénomènes patrimoniaux, en termes d’institutions et d’organisations, d’appropriation et d’appartenance.

En opérant un renversement de perspective, les anthropologues ont notamment amené une histoire du patrimoine reçu, visité, attendu, envisageant par exemple la manière dont les villes et les édifices sont « vécus » par leurs habitants (Poulot, 2006) - ces connaissances sur la réception et les usages du patrimoine restant cependant lacunaires en comparaison des processus de sélection et de protection qui ont été plus amplement étudiés. Pour ceux qui l’habitent, qui le côtoient ou qui, tout simplement, le visitent, le patrimoine est en effet une présence

1 Sur l’apparition de ces cursus académiques, leurs motivations et contenus, voir

signifiante, un objet de pensée, d’affection ou d’aversion, qui met en action un faisceau de relations dans lequel l’anthropologue retrouve des situations de prédilection. C’est aussi et surtout le rôle du patrimoine en tant que support et instrument dans les processus de construction collective et symbolique comme la mémoire, les imaginaires ou les identités, qui en fait un objet privilégié de l’anthropologie – lorsqu’il est au cœur de l’élaboration d’identités qui l’adoptent, le détournent ou le dénient, lorsqu’il nourrit la production de savoirs « mythologiques » et de mémoires locales ou nationales (IIA2b).

Le patrimoine bâti comme objet d’observation privilégié

Le patrimoine monumental et architectural est ainsi devenu un nouvel objet pour l’anthropologie - dont il avait longtemps été « exclu » - en tant que construction sociale et phénomène vivant. Avec le « boom » patrimonial, une sorte de mise en mouvement s’est en effet produite autour du patrimoine architectural et du monument, les arrachant à leur apparente immobilité pour faire de ces derniers un des points d’effervescence vers lesquels l’anthropologie et la réflexion sur le patrimoine devaient se porter. « C’est lorsque se produit cette conjonction hautement

paradoxale du monument et de l’événement que l’ethnologie retrouve ses terrains de prédilection et peut proposer une autre façon de voir et de penser la monumentalité »

(Fabre, 2000 : 16-19). L’existence d’un monument en effet « ne prend quelque

intensité que lorsque s’affrontent autour de lui des lectures et des usages, lorsque s’expriment des passions (…). Le monument n’est plus alors justifié par la rhétorique convenue du devoir de transmission, il devient un événement à travers lequel remontent quelques contradictions essentielles – entre le nous et la masse, le savoir et le simulacre, l’autorité et l’appropriation... (Fabre, op.cit. : 208) L’inscription d’une

ville, d’un quartier, d’un site ou d’un monument sur la liste du Patrimoine mondial constitue évidemment l’un de ces événements privilégiés : les projets se multiplient, les consultants affluent, et les controverses s’exaltent. Le monument devient alors un objet pour l’ethnologie, dès l’instant où il se révèle doté de quatre dimensions au moins : il est à la fois ensemble signifiant, territoire administré, foyer de savoirs et pôle touristique (Fabre, op.cit. : 2). En Europe, plusieurs travaux ont

ainsi placé la question du monument au centre de leur interprétation du jeu des identités locales ou nationales1. On trouve même une première contribution de

l’anthropologie à cette analyse dès le début du XXe siècle dans l’œuvre de l’Autrichien Aloïs Riegl, le père de la réflexion moderne sur le monument (Der

moderne DenkmalKultus ou Le Culte moderne des monuments, 1903), mais aussi

l’un des tout premiers théoriciens des rapports entre l’objet domestique et l’art populaire en Europe (Fabre, op.cit. : 196-197).

Or, l’ « inflation patrimoniale » a, on l’a vu, précipité dans le champ patrimonial un nombre croissant d’éléments : à côté des palais et des églises – c’est-à-dire des éléments qui relèvent plus généralement du « monument » -, ce sont aujourd’hui des moulins, des fermes, mais aussi des quartiers entiers qui « réclament » leur droit à la postérité. « La notion de patrimoine a tendance à couvrir des espaces de plus en

plus vastes, relevant à la fois du monumental et du quotidien, de l’exceptionnel et de l’ordinaire » (Gravari-Barbas, 2005 : 11). Des sites patrimoniaux de plus en plus

divers et nombreux sont donc habités, non plus seulement par quelques « privilégiés » (châteaux et manoirs) mais aussi par des populations hétérogènes, incluant les classes populaires qui occupent souvent les quartiers anciens des villes - dont elles sont d’ailleurs fréquemment chassées par la patrimonialisation. Or, il existe une spécificité voire une contradiction du patrimoine habité : le patrimoine, que l’on cherche à transmettre dans son intégrité et son « authenticité » aux générations futures, est en quelque sorte mis « hors du temps » par des mesures de protection et de conservation, mais il continue à fonctionner comme espace de vie. La manière dont une société, dans son ensemble mais aussi dans sa diversité, prend en charge le cadre matériel auquel elle attribue une valeur patrimoniale et dans lequel elle est, quand même, appelée à évoluer, circuler, travailler, construire, consommer et produire, constitue pour l’anthropologue une matière privilégiée.

Par ailleurs, habiter quelque part signifie, au sens propre, y vivre, mais aussi investir les lieux par un projet ou par l’imaginaire. Habiter suppose des relations particulières avec l’espace et avec les autres, des liens de proximité et souvent d’affectivité, des interactions et des échanges entre un lieu et son occupant - qui se « marquent » en quelque sorte réciproquement de leur empreinte : « Habiter un lieu,

n’est-ce pas aussi être habité par lui ? » (Gravari-Barbas, 2005 : 14). Vivre dans un

1 Ruth Behar (1986), Michael Hertzfeld (1991), James Faubion (1993), Richard

site patrimonial n’est donc pas neutre : « Les populations qui l’habitent doivent faire

face au double poids de la mémoire et des contraintes liées au cadre de vie. Habiter dans un lieu chargé d’histoire, revêtu de sens non seulement pour ceux qui y habitent, mais également pour des groupes sociaux plus larges, implique des relations multiples, nuancées, voire contradictoires entre l’Homme et son milieu »

(Gravari-Barbas, op.cit. : 15). Dans cette perspective, « habiter le patrimoine »1

signifie, notamment, ne pas être entièrement « chez-soi ». Ce rapport de possession- dépossession constitue un élément essentiel pour appréhender la manière dont le patrimoine est habité, et pour en comprendre le sens.

Les conflits ne sont donc pas rares entre ceux qui sont les garants du patrimoine (les professionnels au sens large) et ceux qui y vivent. Dans un certain nombre de cas, que l’on rencontre de façon plus fréquente dans les pays du Sud, mais pas uniquement, d’importants défis se posent, qui constituent autant de questions pour l’anthropologue : qu’est-ce que le fait d’habiter un site historique implique lorsqu’on n’a pas les moyens de s’en occuper ? Comment peut-on se préoccuper d’un cadre de vie prestigieux quand on a tout juste de quoi assurer le quotidien ? « Habiter le patrimoine s’avère en effet souvent un exercice difficile, le

résultat de négociations et d’ajustements divers entre plusieurs acteurs : les bailleurs de fonds, l’État, ses relais décentralisés, la technostructure de manière plus générale, les associations, les résidents, les populations de passage… », qui n’ont

évidemment ni les mêmes représentations ni les mêmes besoins, attentes ou intérêts (Gravari-Barbas, op.cit. : 16).

Comme tout objet du champ patrimonial en effet, mais de façon plus manifeste encore, le patrimoine architectural lorsqu’il constitue un lieu d’habitation ne peut être envisagé en marge des rapports sociaux, d’abord parce que la patrimonialisation d’un espace ne se fait jamais sans incidence sociale. Mais, surtout, le patrimoine architectural implique des enjeux de pouvoir importants derrière les stratégies d’appropriation et de légitimation dont il fait l’objet, en particulier lorsqu’il se trouve à la charnière entre l’individu, la famille et la collectivité, entre les notions de patrimoine juridiquement privé et symboliquement commun. Selon E. Amougou (2004 : 30), les questions patrimoniales « se construisent et s’articulent autour des représentations

et des « valeurs » propres aux membres des catégories dominantes de la société

1 Titre d’un ouvrage collectif issu de la troisième Université d’été du Val de Loire

occupant ainsi des positions légitimes, notamment dans les instances décisionnelles de l’État (mais aussi dans les « milieux savants »), caractérisés par le monopole des définitions de ce qui doit être considéré comme patrimoine ou non. (...) Les mobilisations concernent essentiellement les catégories sociales dominantes pour qui les catégories patrimoniales constituent des enjeux de lutte pour le maintien et la reproduction de leurs positions sociales ». Des conditions économiques semblables,

des styles de vie proches, des références communes, des schèmes de valeurs identiques, etc., constituent les conditions de possibilité de ces mobilisations. Le patrimoine architectural constituant lui-même un instrument de légitimation, c’est-à- dire de pouvoir, il représente un des enjeux de lutte entre les différentes catégories sociales, et surtout celles des fractions dominantes. « La réhabilitation du patrimoine

architectural ancien se présente alors comme un nouveau champ de la domination des « notables » et de l’État, espaces d’objectivation symbolique des logiques bourgeoises ou néo-bourgeoises » (id.).

Enjeu des rapports sociaux et des luttes de pouvoir, d’intérêts individuels et privés, le patrimoine se situe, aussi et surtout, au cœur de constructions collectives majeures comme le territoire et la nation – à laquelle il est historiquement lié.