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Chapitre 1 - A propos de la résilience du milieu : le regard géographique comme médiation

1. Axiomatique de la crise environnementale

1.1. La survivance

Relativement englouties entre les années de guerre, qui s’avèrent fortuitement productrices d’efforts d’industrialisation puis de reconstruction, la croisade morale de protection et de conservation vis-à-vis de la nature et ses ressources se redessine à partir du choc atomique d’août 1945 qui dessille le monde moderne sur les conséquences de sa technologie1. Bien que destinées à promouvoir l’idéologie progressiste et la croissance comme réponse aux inégalités, les sociétés industrielles laissent voir la puissance destructrice qu’elles génèrent. La protection de la nature s’associe ainsi aux processus de paix destinés à apaiser le monde, ce qui en change radicalement sa teneur et ses valeurs puisque l’enjeu est désormais celui de la responsabilité de l’homme vis-à-vis de lui-même, tandis que la nature prend le rôle de médiateur. Au-delà des frontières se charpentent alors plus concrètement des organismes de protection, dont l’objectif s’annonce plus pressant que la célébration de l’harmonie statique homme-nature. Horreur : le milieu est dégradable alors même qu’il est indissociable de l’humanité ! Illustration de ce type d’organismes intergouvernementaux, l’Union Internationale pour la protection de la Nature (UIPN)2

, créée en 1948 sous l’égide de

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C’est effectivement très relatif car il y a eu quelques congrès et conférences importantes. Pour en savoir plus sur la chronologie de

l’histoire de l’environnement, on peut se référer à l’ouvrage de Robert DELORT et François WALTER (2001).

2 Renommée en 1956 Union Internationale pour la Conservation de la Nature et des Ressources Naturelles et en 1990 World Conservation Union.

l’UNESCO3

, ambitionnait de promouvoir la responsabilité de l’homme par l’homme par des actions de pédagogie populaire, de recherche scientifique et de législation appropriée. On appréciera que, dans un tel programme, l’aspiration cartésienne à se rendre « maître et possesseur de la nature » n’ait pas vraiment disparu, mais n’ait fait qu’évoluer dans l’injonction faite à l’homme de prévenir et de contrôler les effets indésirables des technologies qu’il utilise. Ainsi, par l’accélération du processus de mondialisation au cours de la seconde moitié du XXème siècle, les problématiques de protection de la nature, auparavant traitées de façon sectorielle pour pallier des dysfonctionnements ponctuels et surtout localisés, changent d’échelle et de logique. De façon très caricaturale, on pourrait le dire ainsi : l’homme doit protéger la nature de ses actions destructrices pour se protéger ainsi lui-même des réactions destructrices de la nature, parce qu’il n’y a pas de planète de rechange. Du reste, ce ne doit pas être si caricatural puisque se développe, en anémiant le mythe du progrès, le thème de la survie dont la médiatisation se fait à la faveur de quelques ouvrages clefs qui accompagnent la prise de conscience que le monde est à considérer comme un système global. The Road to survival (la faim du monde) de William Vogt en 1950,

Silent Spring de Rachel Carson en 1962, Science of survival de Barry Commoner en 1966 ou

encore Blueprint for survival de Goldsmith et Penguin en 1972, témoignent de cette évolution vers une idéologie nouvelle qui infiltre l’opinion publique et le débat politique.

Des passerelles se dessinent alors entre la science et le politique, entre des intellectuels porteurs d’une réflexion avant-gardiste sur la société et l’opinion publique, dans une double conscience épistémologique et éthique qui insiste sur l’importance d’une science critique et indépendante. Le Groupe des Dix4 en France ou le Club de Rome5 plus déployé internationalement, regroupent des personnalités du monde scientifique, d’entrepreneurs ou de hauts fonctionnaires qui affichent l’ambition de décloisonner les savoirs au service d’un engagement social, en exhortant citoyens et autorités politiques à ne pas se désintéresser

3L’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO selon l’acronyme anglo-saxon) venait également tout juste de voir le jour après la fin de la seconde guerre mondiale, se donnant pour mission de promouvoir la paix et d’œuvrer en faveur de tout ce qui pourrait y contribuer. Son acte fondateur professe une vision exclusivement centrée sur le libre-arbitre de l’homme : "les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix". Cette notion de libre-arbitre montre clairement la position centrale d’un homme-sujet qui, tout en refusant l’inéluctable, se veut clairvoyant et apte à justifier ses intentions.

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Fondé en 1969, il regroupait notamment autour de Jacques Robin (qui en était l’instigateur) Henri Atlan, Edgard Morin, Joël de Rosnay, René Passet, Michel Serres, Michel Rocard, Jacques Attali.

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Fondé en avril 1968 à l’initiative de l’italien Aurelio Peccei et de l’écossais Alexander King, le Club de Rome (ainsi nommé parce que sa première réunion eut lieu dans cette ville) oeuvrait pour que la recherche tente de cerner les limites de la croissance à l’échelle globale du monde.

des conséquences de leurs choix. L’équipe de Meadows et Forrester, du Massachussetts

Institute of Technology (MIT) présente en 1972, sous le titre évocateur de The Limits to Growth

(traduit par Halte à la croissance : DELAUNAY 1974), un pronostic comminatoire selon lequel le rythme et les modalités de la croissance économique ne seront pas supportés par la biosphère6

. On s’interrogeait précédemment sur la circularité existant entre la production de normes et les conditions de cette production, lorsque les sociétés se définissent par rapport au critère indiscutable de ce qui est naturel ou non et tentent soit de s’y conformer soit de s’en affranchir. Or la lecture systémique ayant introduit la responsabilité de l’homme, cette question de la circularité s’est subtilement transformée en une question de réflexivité, qui déplace l’enjeu central du contexte socio-culturel vers la capacité des sociétés à en réaliser les incidences. Donc si nous insistons sur cette injonction à la survivance qui tend à se dégager, c’est parce que nous pensons qu’elle libère un positionnement réflexif important : interroger l’impact sur la société des observations qu’elle fait sur elle-même.

1.2. L’assignation à l’incertain

Les travaux récents en sociologie du risque7

, qui fournissent un cadre d’interrogation pour comprendre notamment comment se construisent les réponses collectives vis-à-vis des catastrophes environnementales et industrielles, insistent sur la difficulté d’interprétation liée à l’absence de causalité visible. Ce manque de causalité provient de la disjonction entre l’échelle spatio-temporelle où se produit l’événement et celle où les conséquences se font sentir. Ainsi la catastrophe ne se confine pas forcément au lieu où elle advient mais fait exister l’improbable. Pour rester dans l’exemplarité que fournit fâcheusement le nucléaire, l’accident de Tchernobyl qui s’est produit en 1986 a certes eu des conséquences désastreuses visibles et immédiates, mais sa prolongation dans des problématiques sanitaires internationales a porté au débat public non seulement la question des radiations ionisantes sur les organismes vivants, mais aussi et surtout la diffusion non maîtrisable de cette toxicité ainsi que ses effets non imaginables sur le long terme. A cet égard la pédagogie de la

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Commandée par le Club de Rome et réalisée méthodiquement à partir d’un modèle de dynamique des systèmes, cette étude croise les cinq paramètres suivants : ressources naturelles, qualité de vie, démographie, richesses industrielles et agricoles, pollutions. Le dernier chapitre du rapport propose des extrapolations des résultats obtenus à partir des données connues et émet ainsi l’inquiétude d’un effondrement du système économique mondial « au plus tard au cours du siècle prochain », même en tenant compte des capacités technologiques futures et du contrôle des ressources, et qui se traduit par la dégradation des conditions de vie et la diminution de la population.

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Voir le numéro que la revue Cahiers Internationaux de Sociologie consacre à ce sujet : Faut-il une sociologie du risque ? Vol. CXIV, coordonné par Alain BOURDIN, 1er semestre 2003.

catastrophe, selon une expression de Serge LATOUCHE8

, en instruisant gravement sur les liens de cause à effet, détournerait au moins de la banalisation9

.

Dans un rapport au monde qui se pense de façon très darwinienne comme une aptitude à survivre au sein d’un équilibre instable, cela pourrait-il signifier en fait que seule la vulnérabilité est pourvoyeuse de sens ? C’est-à-dire que ce serait la mesure - ou plutôt la démesure - des conséquences inattendues qui permettrait d’établir une logique circonstancielle dont la portée fait défaut sans cela ? La peur diffuse de se sentir ainsi démuni de toute rationalité de référence (MOREL 2002), puisque celle-ci n’existe qu’a posteriori, pousserait alors les sociétés à se définir non en fonction de leurs expériences passées, ni réellement en fonction de leurs aspirations, mais en fonction de ce qu’elles anticipent et qui les rassure sur la légitimité de leurs décisions10

. C’est globalement le sens de l’expression

société du risque (BECK 1986 trad.fr. 2001), qui par définition exprime bien le caractère

collectif du processus. La société moderne, pourtant définie depuis les origines du projet baconien comme celle qui maîtrise le monde grâce à la science et la technique, se retrouve paradoxalement assignée à ce qui lui échappe. De cette mise en tension permanente de la conviction que le monde est intelligible avec la conscience qu’il ne l’est pas résulte ainsi la nécessité de se prémunir par l’action. Désormais la décision ne peut plus s’incarner dans la seule pertinence d’intérêts économiques alliés à la faisabilité technologique, mais s’organise en fonction de l’appréhension qu’inspire un contexte de vie potentiellement menaçant. Cela sort la décision du champ de la science et de la technologie pour la politiser et surtout la socialiser autrement. En effet la société du risque, qui marque une rupture avec le temps de l’industrialisation, ne s’arrête pas à la conscience d’une ampleur spatio-temporelle irréversible, ce qui constitue déjà en soi une double caractéristique (l’ampleur et la conscience de cette ampleur). Elle met de surcroît en défaut la norme scientifique sur laquelle se base l’institution. Pour NOWOTNY, SCOTT et GIBBONS (2003), la société du

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LATOUCHE 2003. A ne pas confondre avec le catastrophisme éclairé de DUPUY ou le droit à l’erreur de GUGGENBERGER (Cf. chapitre I, titre 2) la pédagogie de la catastrophe contient l’idée que l’événement brutal (le Tsunami de 2004) informe davantage que le changement graduel (le phénomène de réchauffement climatique).

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Deux analystes britanniques ont pris le marketing comme entrée originale, en s’appuyant sur un corpus de communications médiatiques pour aborder la question de la responsabilisation et de la sensibilisation à la question du réchauffement climatique. Leur constat est qu’il règne une grande confusion entre la communication de tendances alarmistes destinées à marquer les esprits et une sorte de banalisation de la réaction à y apporter par la description des « petits gestes du quotidiens » que le tout-venant est incité à accomplir pour agir sur ces tendances. (Gill EREAUT et Nat SEIGNIT : Rapport sorti en 2006 et commandé par l’IPPR, institut de recherche sur les politiques publiques, basé à Londres). Source LaRevueDurable, 2006.

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La rationalité de référence correspond aux raisonnements et croyances partagés collectivement, qui conditionnent la décision. On peut considérer la décision comme absurde lorsqu’elle entre en désaccord total avec cette rationalité de référence.

risque manifeste une distanciation vis-à-vis de l’idéologie progressiste et de ses dommages collatéraux, qui se traduit surtout par l’émergence d’une nouvelle catégorie d’acteurs « profanes » demandant à participer à la production et l’appropriation du savoir sans se référer exclusivement au savant ou à l’expert. Les auteurs évaluent ainsi comment les stratégies hybridant les forces citoyennes (élus locaux, associations de défense, juges) à la trilogie classique (chercheur-décideur-entrepreneur) composent une gouvernance de la

science à l’ère de l’incertitude (titre de leur ouvrage). Mais cela interroge aussi la démocratie

dans sa fonction délégative, dans la mesure où chaque catégorie d’acteur interfère dans une sorte de constructivisme politique qui multiplie ce que CALLON, LASCOUMES et BARTHE (2001) nomment des controverses socio-techniques11

, soit la reconnaissance de la dimension sociale dans les enjeux techniques que le politique n’est plus le seul à arbitrer. Dans cette optique, la maîtrise recherchée n’est pas celle de l’avenir, mais plutôt celle du contexte dans lequel se passera un avenir imaginé par le recours à une pensée anticipatoire.

1.3. La précaution comme pensée anticipatoire

L’assignation à l’incertain est donc constitutive de la reconnaissance de la contingence et des impacts non visibles des activités humaines. Son interprétation éthique, présumée intervenir au fondement de tout positionnement scientifique ou politique, est intéressante, car elle fait fonctionner le principe positiviste par défaut12

. La certitude n’existant pas et ne permettant donc pas d’expliquer et d’organiser les faits, c’est donc l’absence de certitude relative à l’état des connaissances du moment qui va constituer une « incertitude certaine », soit une donnée majeure d’interprétation et d’anticipation des faits. Ceci explique l’accession de la précaution au statut de véritable paradigme de l’action, comme substitut moderne de la simple prudence à laquelle l’adage populaire nous invitait. Bruno LATOUR disait de façon mordante que s’il suffisait de trouver un synonyme à la prudence, « faire-gaffe » aurait bien suffi et que donc le principe de précaution contient bien quelque chose d’autrement plus sérieux13

. En effet depuis sa conception aristotélicienne, la prudence est reconnue comme la disposition intellectuelle à délibérer sur le choix à faire. Quant à la conception positiviste, puisque nous l’évoquions au début de ce paragraphe, elle s’inspire davantage de la notion de

11CALLON, LASCOUMES, BARTHE 2001, p.45 12

L’esprit scientifique, dépassant les croyances théologiques et métaphysiques, renonce à rechercher les causes premières (la question du « pourquoi ») pour se consacrer à l’explication de la réalité des faits (la question du « comment »)

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Cf 2 articles de Bruno Latour dans le quotidien Le Monde : Prenons garde au principe de précaution (04 janvier 2000) et Vive l’audacieux principe de précaution (6 novembre 2007)

prévision qui consiste à prendre activement les devants sur la base de ce qui est admis. La logique de prudence comme la logique de prévision évincent donc ce que récupère la notion de précaution : l’incertitude quant aux conséquences du choix à faire.

De surcroît, dans la seconde moitié du XXème siècle, la précaution a été élevée en principe, ce qui étymologiquement parlant implique une idée de commencement et de commandement. C’est davantage qu’une réactualisation du rapport de la science à l’action. Le principe de précaution désigne alors un ordre moral à la source de l’établissement des normes, ce qui revient à voir la maîtrise de l’homme moderne comme une poupée russe : la maîtrise technique doit être contenue dans la maîtrise politique elle-même contenue dans la maîtrise éthique. Bien que nous ayons prévu, dans le prolongement d’observations analytiques concernant la territorialisation de l’équité (chap4), de nous attarder ailleurs sur le postulat éthique du philosophe Hans JONAS, il nous faut tout de même en faire ici mention :

« Aujourd’hui il commence à devenir effroyablement clair que le succès biologique non seulement met en question le succès économique, qu’il ramène donc de la fête fugitive de la richesse au quotidien chronique de la pauvreté, mais qu’il risque également de conduire vers une catastrophe aiguë (…) et contraindra l’humanité qui s’appauvrit à faire pour sa simple survie ce qu’elle pouvait faire ou négliger en vue du bonheur (…) Combien de morts et de génocides accompagneront une telle situation du « sauve-qui-peut ! » cela défie toute imagination »14

H. Jonas conteste à la base les thèses de l’espérance proposées par Ernst BLOCH (Das

Prinzip Hoffnung - Le principe Espérance - 1954-59) auquel il reproche la vision historicisante

qui ne prend pas assez en compte l’imprévisibilité. Son ouvrage Le Principe Responsabilité –

Une éthique pour la civilisation technologique (JONAS 1998) argumente avec une rigueur issue

de ses positions théologiques (sur laquelle se fomenteront d’ailleurs les critiques) en quoi la précaution interroge la place de la responsabilité dans la survie. En reconsidérant les catégories de l’action et de l’obligation sur le long terme, la responsabilité intervient dans l’élaboration d’une pensée anticipatoire qui ne doit pas se tromper d’enjeu de fond : l’incertitude qu’il faut gérer n’est pas celle de la finalité, c’est-à-dire la survie. L’incertitude à gérer est celle qui concerne les moyens à mettre en œuvre pour survivre.

Cela peut expliquer en quoi le principe de précaution peut apparaître comme une interprétation soft de l’autoritarisme que Jonas, après avoir interrogé les différentes formes démocratiques dans leur capacité à gérer seulement les intérêts en présence et non leur élargissement incommensurable, préconise dans la mise en œuvre de la responsabilité. BECHMANN & MANSUY (2002) ont brossé un tableau récapitulatif de l’introduction

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progressive, d’abord implicite ou incitative puis plus franchement déclarative et contraignante, de la notion de précaution dans différents grands textes internationaux, à partir des années 80. A défaut d’être réellement autoritaire, le cadrage institutionnel auquel il réfère est toutefois partie intégrante de l’élaboration des conventions et autres instruments juridiques en faveur de la protection environnementale à l’échelle mondiale. Si leur état des lieux soumet à discussion les interprétations divergentes selon l’importance accordée à la garantie et à la définition de la précaution, le consensus est toutefois clair sur la consécration qu’en fait la Déclaration de Rio de 1992 (ANNEXE 1) :

« Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement »15

Sans avoir la compétence nécessaire pour pénétrer les subtilités de formulations que ces spécialistes du droit relèvent pour alimenter une controverse sur la portée efficiente du principe de précaution en droit international, nous retiendrons cependant avec intérêt de l’analyse de Bechmann & Mansuy le paradoxe suivant : l’obligation de mettre en œuvre des mesures effectives est annoncée dans les textes officiels mais il n’existe pas de définition univoque de l’irréversibilité à l’aune de laquelle jauger la valeur de la précaution à prendre. De ce point de vue, cela pose la question du moment opportun à partir duquel la responsabilité valide l’absence de certitudes scientifiques et techniques comme un fait acceptable dans la prise de décision. Nous portons donc l’attention sur la façon dont le discours sur l’incertitude s’est transformé en cadre politique.