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Autour de la notion d’artefact selon Rabardel

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 66-72)

Première partie : Cadre théorique

3.3. Autour de la notion d’artefact selon Rabardel

La notion d’artefact est parfois définie comme un moyen technique ayant une fonction matérielle, d’usage, servant de moyen de réalisation d’une activité. Dans ce sens, un outil

d’activité est assimilé à un instrument de médiation ou à des « objets matériels fabriqués » (Rabardel, 1995) dénués de l’intervention humaine, voire de la capacité du sujet à agir sur l’objet. Les objets (mots) ou signes sont envisagés comme ayant les propriétés à agir sur le cours d’une situation ou d’une activité. Ce qui signifie que le discours médiatique est étudié dans sa perspective fonctionnaliste, du point de vue du rôle des mots et non pas de l’intentionnalité des acteurs qui les produisent. « Constatant, en 1968, que la culture s’est constituée en système de défense contre les techniques, [Simondon] souhaitait montrer qu’elle ignore ainsi dans la réalité technique une réalité humaine » (Rabardel, 1995, p. 58). En associant l’action du sujet sur l’objet à l’analyse d’une activité, les systèmes de signes (le langage et l’écriture ici) sont alors perçus comme des objets dotés d’intentionnalité. Cette dernière désigne une propension d’un instrument de médiation à exercer une influence sur la pensée, voire l’action d’un acteur. Ainsi, une définition complémentaire de la notion d’artefact prenant en compte l’intervention humaine permet d’enrichir la question de la représentation de signes ou des énoncés médiatiques.

« La notion d’artefact désigne en anthropologie toute chose ayant subi une transformation, même minime, d’origine humaine, elle est donc compatible avec un point de vue anthropocentrique, sans spécifier celui-ci plus avant. Elle présente, d’autre part, l’avantage de ne pas restreindre la signification aux choses matérielles (du monde physique) en comprenant sans difficulté les systèmes symboliques qui peuvent aussi être des instruments » (Rabardel, 1995, p. 59). Sont alors pris en compte dans l’analyse d’une activité les objets médiatisés ainsi que les perceptions auxquelles ils sont associés. Ce qui donne une possibilité d’étudier les relations entre les contraintes discursives des rédactions, le choix des outils et les significations qui leur sont attribués. Rabardel (1995, p. 58-63) indique que trois dimensions peuvent être données à l’artefact à savoir : la dimension technique, la dimension fonctionnelle des instruments et la dimension pragmatique ou d’action.

Si la dimension de l’artefact du point de vue technique se centre sur les usages des artefacts, à l’inverse la dimension fonctionnelle va interroger l’évolution des objets ou artefacts usités. L’artefact du point de vue des fonctions se situe dans une logique du processus de transformation des choses (Rabardel, 1995, p. 61-62). En d’autres termes, si un chercheur s’intéresse au rôle ou aux visées des signes utilisés par les rédactions ; en tenant compte de leurs contraintes pour parler d’une question publique, nous pourrons dire que la perspective d’interprétation est technique. En outre, si en plus de questionner les visées des discours, il s’intéresse à leur évolution (ce qui correspond à notre démarche d’étude), leur variété, dans ce cas l’approche d’étude est celle de l’analyse de l’artefact et de ses fonctions. En conséquence,

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« l’artefact est ainsi appréhendé (…) du point de vue ce qui arrive aux objets, aux choses à la transformation desquelles il contribue en tant que sous ensemble du système plus vaste telle qu’une unité de production ou une entreprise » (Rabardel, 1995, p. 62) .

La perspective qui définit l’artefact comme moyen d’action prend en compte l’influence de l’Homme sur l’activité au travers de l’utilisation de l’artefact. « L’artefact prend place dans une activité finalisée du point de vue de celui qui l’utilise, il a alors un statut de moyen d’action pour le sujet, un moyen qu’il se donne pour opérer sur un objet (ou qui lui est donné dans le cadre de son travail par exemple) » (Rabardel, 1995, p. 62). Cette logique d’étude ainsi que l’analyse fonctionnelle des artefacts seront intégrées au décryptage des outils langagiers, iconiques et plastiques des couvertures de journaux dans la mesure où nous interpréterons les visées et significations utilisées par chaque rédaction pour donner une vision des campagnes électorales.

Rabardel (1995, p. 90) indique les différentes fonctions que peut remplir l’instrument : entité intermédiaire entre un sujet et un objet, moyen de prise de décision (outil cognitif), moyen de « gestion de son activité propre » (instrument psychologique) et moyen « d’interaction sémiotique avec autrui » (instrument sémiotique). La prise en compte de ces différentes appropriations de l’instrument peut permettre d’examiner quels types de fonctions peuvent remplir les discours médiatiques à la fois pour les rédactions mais également pour les récepteurs. Etayons précisément quels sont les divers sens donnés à la notion d’instrument par Rabardel (1995) et d’autres auteurs.

Si pour Rabardel (1995, p. 90), « l’instrument n’est pas seulement univers intermédiaire, il est moyen de l’action, et plus largement de l’activité », ce concept prend un sens différent et complémentaire en fonction de son appropriation par différents auteurs. L’instrument désigne pour d’aucuns un matériel de travail physique qui est utilisé dans le cadre d’une activité sociale.

Cette définition donne un sens à l’instrument qui se rapproche d’un objet matériel avec une fonction d’usage. Cette vision de l’instrument rejoint celle de Leontiev (1965) pour qui « un instrument ne peut être considéré en dehors de sa liaison avec le but, sinon il devient une chose abstraite (au sens critique du terme cette fois) au même titre qu’une opération considérée hors de sa liaison avec l’action qu’elle réalise » (Rabardel, 1995, p. 56). Une deuxième conception de l’instrument (il s’agit de l’instrument psychologique) se rapproche de celle de Vygotski.

Dans ce cadre, l’outil est considéré comme ayant d’une part une fonction de contrôle de l’activité propre du sujet et d’autre part de celle d’autrui. Un troisième autre sens donné à l’instrument est celui d’instrument sémiotique conçu comme un indicateur ou un ensemble

d’indices d’une idée et de sa signification. L’instrument est ici envisagé en tant qu’outil extérieur d’une activité. Cette représentation de l’instrument est celle de Prieto (1975) dont l’approche des instruments comporte des similitudes avec la sémiologie. Pour lui, « [la raison d’être de l’instrument c’est d’agir sur le monde extérieur et de transmettre des messages au moyen de signaux qui renvoient à des signifiés respectifs qu’il nomme signaux] » (Rabardel, 1995, p. 85). L’instrument est étudié spécifiquement comme un moyen d’expression propre mais également comme un outil d’interaction entre un acteur et autrui.

Dans la mesure où l’artefact implique l’action du sujet sur l’objet de son activité effectuée, Rabardel (1995) prend également en compte le rôle de l’instrument dans une classe de situations. L’instrument est ainsi défini comme « une entité mixte formée de deux composantes :- d’une part, un artefact, matériel ou symbolique, produit par le sujet ou par d’autres ;- d’autre part, un ou des schèmes d’utilisation associés, résultant d’une construction propre du sujet, autonome ou d’une appropriation de schèmes sociaux d’utilisation déjà formés extérieurement à lui : schèmes d’usage, schèmes d’activité instrumentée, schèmes d’activité collective instrumentée » (Rabardel, 1997, p. 39-40). Les schèmes d’usage correspondent aux tâches élémentaires et ou secondes liées à une activité (Rabardel, 1995, p. 114). Cela correspond pour nous aux différentes formes d’usage d’un artefact dans sa fonction principale et ou dans une fonction autre. Les schèmes d’activité instrumentée sont des tâches premières ayant une portée de transformation de l’activité. Ils ont un lien avec le sens ou encore les visées données aux outils utilisés par les acteurs. « Ils sont constitutifs de ce que Vygotsky appelait les "actes instrumentaux", pour lesquels il y a recomposition de l’activité dirigée vers le but principal du sujet du fait de l’insertion de l’instrument » (Rabardel, 1995, p. 114). En outre, les schèmes d’activité collective instrumentée dénotent pour nous les formes de signification ou d’inférences collectives et individuelles ayant une probabilité d’être présentes au travers de l’utilisation commune par les journaux d’un type d’instrument similaire. Ils impliquent la considération d’instruments collectifs partagés par les membres d’une activité en même temps que « la coordination des actions individuelles et l’intégration de leurs résultats comme contribution à l’atteinte des buts communs » (Rabardel, 1995, p. 115). L’ensemble de ces schèmes que Rabardel (1997) regroupe sous le terme de schèmes d’utilisation d’artefacts nous conduira alors à questionner la part d’appropriation collective et individuelle des instruments de langage en tant qu’entité mixte incluant « un artefact, un mode d’usage et d’appropriation ».

Rabardel (1995) prend en compte comme Vygotski la question de l’évolution des instruments et des formes d’appropriation de ceux-ci. A ce titre, Rabardel distinguera ce qu’il a appelé l’évolution des instruments de celle de leurs modes d’utilisation. Il parle alors de

69 processus d’instrumentalisation et d’instrumentation (Rabardel, 1995). Envisageant l’artefact comme un instrument s’inscrivant dans une action finalisée, Rabardel (1995, p. 59) s’intéresse à l’usage des artefacts en situation en tenant compte des processus de formalisation et de variation de ceux-ci. « Autrement dit, à chaque artefact correspondent des possibilités de transformations des objets de l’activité, qui ont été anticipées, délibérément recherchées et qui sont susceptibles de s’actualiser dans l’usage » (Rabardel, 1995, p. 60).

Les processus d’instrumentation « sont relatifs à l’émergence et à l’évolution des schèmes d’utilisation et d’action instrumentée » tandis que les processus d’instrumentalisation

« concernent l’émergence et l’évolution des composantes artefact de l’instrument : sélection, regroupement, production et institution de fonctions, détournements et catachrèses, attribution de propriétés, transformations de l’artefact (structure et fonctionnement, etc) » (Rabardel, 1995, p. 137). A l’analyse et l’interprétation de l’évolution des outils des couvertures de journaux visant le choix présidentiel sera pour ce faire associée celle du questionnement de leurs schèmes d’appropriation inhérents aux deux périodes d’étude. La conceptualisation de la notion de schème par Piaget (1936), Rabardel (1995) et Vergnaud (2007) souligne la caractéristique invariante de ceux-ci mais aussi leur propension à se renouveler en fonction des classes de situations. « Ce qui est invariant c’est l’organisation, non pas l’activité, ni la conduite » (Vergnaud, 2007, p. 27). Ce qui nécessite d’envisager les propriétés d’adaptation du schème à des contextes plus généraux et des classes de situations spécifiques. A ce titre Rabardel soutient que « les schèmes d’utilisation ne s’appliquent pas directement, ils doivent être instanciés en fonction du contexte spécifique de chaque situation. Ils s’actualisent alors sous forme de procédure adéquate aux singularités de la situation » (Rabardel, 1995, p. 116).

Les schèmes sociaux d’utilisation (schèmes d’usage, schèmes d’activité instrumentée) sont également liés pour nous aux contraintes intra (organisation et construction du discours iconique, linguistique et plastique, type de discours) et extra-discursives des journaux (visées discursives, rôle socio-éducatif, sociopolitique et socio-économique) au regard des travaux de Charaudeau (2011). Ces contraintes font également écho aux 3 fonctions que donne Rabardel (1995, p. 116) aux schèmes d’utilisation sociaux à savoir les fonctions heuristiques, pragmatiques et épistémiques. D’abord la contrainte sociopolitique comporte pour nous des liens avec les fonctions heuristiques qui ont pour but « [d’orienter et de contrôler l’activité] (Rabardel, ibid, p. 116) ». L’enjeu pragmatique d’incitation à l’acte de vote (qu’il soit réalisé ou non) entretient une forme de similarité avec les « fonctions pragmatiques tournées vers la transformation de la situation et l’obtention de résultats » (Rabardel, ibid, p.

116). Les schèmes de situation se rapprochent des fonctions d’information et d’éducation des médias et par conséquent se réfèrent pour nous « aux fonctions épistémiques tournées vers la compréhension des situations » (Rabardel, 1995). Les schèmes de situation concernent les différents cadres d’interprétation propres à une question publique spécifique. Dans la mesure où nous travaillons sur les outils langagiers, iconiques et plastiques des couvertures de journaux au sujet des campagnes présidentielles, les schèmes de situation également retenus sont ceux énoncés précédemment par Gerstlé et al, (1992) dont certains ont des points communs avec les schèmes de l’écriture journalistique. Ces schèmes de situation sont notamment la mise en évidence des jeux et des enjeux des campagnes présidentielles.

Néanmoins l’ensemble de schèmes d’activité et de situation ci-énoncés sont considérés comme des grilles de lecture provisoire du sens et ses significations octroyés aux différents outils d’images employés pour expliquer les campagnes présidentielles dans différents contextes historiques. Dans ce sens, nous intégrons les propriétés systématiques (« assujettie à des règles univoques ») et contingentes (« activités et conduites distinctes des règles ») du schème mises en évidence par Vergnaud (2007, p. 20) pour souligner la probabilité d’une différence entre les modèles de lecture préalables d’interprétation de l’appropriation des images de couvertures de journaux et les schèmes qui seront déduits de l’observation du corpus d’étude.

Autrement dit, nous examinerons la nature des formes potentielles d’utilisation, de réutilisation, de combinaison, de détournement, voire d’appropriation nouvelle des outils langagiers, iconiques et plastiques des couvertures de journaux participant au processus de représentation de la question du vote présidentiel par les titres de presse dans une perspective évolutive.

Vygotski (1985) s’est progressivement intéressé à l’évolution des significations associées aux mots en tant qu’outils de langage qu’on peut relier à l’étude de l’évolution des procédés d’instrumentalisation (Rabardel, 1995) utilisés par des membres d’une activité. C’est pourquoi son analyse des signes, de la signification et de la contextualisation nous apporte un éclairage pour le décryptage du sens des outils langagiers, iconiques et plastiques des couvertures des journaux portant sur les campagnes présidentielles. L’un des points communs entre la théorie de l’acteur-réseau de Latour (2007) et la théorie historico-culturelle de Vygotski (1985) réside dans l’utilisation du concept d’instruments. Les deux auteurs montrent la portée symbolique des instruments pour les acteurs qui les emploient. Latour (2007) défend l’idée que le sujet, les procédures et les objets élaborés par celui-ci sont autant de traducteurs et d’objets symboliques formant un tout indissociable des manifestations d’une activité. Le développement de la perspective de l’acteur-réseau forgée par Latour se fonde sur le postulat que le questionnement du lien entre plusieurs variables matérielles et humaines impliquées dans

71 une activité de médiation peut fournir des éléments d’explication ou de compréhension de celle-ci.

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