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CHAPITRE 4 : Résilience

1) Attachement

Très jeune, l’enfant peut éprouver dans son corps un sentiment de sérénité. Les spécialistes de l’attachement utiliseront le mot sécure pour décrire ce sentiment. « On éprouve dans son corps une représentation de soi qui fait que l’on se sent ou non ‘’serein’’ […]. Moi, dans mon langage habituel, je dirais plutôt ‘’en sécurité’’. Le bébé préverbal se regarde d’abord dans le regard des autres. Et cette image de soi dans le regard de l’autre provoque un sentiment qui s’imprègne organiquement dans le cerveau » (Cyrulnik, 2009). Aujourd’hui, grâce aux neurosciences, on peut voir ce sentiment par imagerie. On constate que tous les enfants, à l’âge de 10 mois, quel que soit le niveau socioculturel de leurs parents, ont acquis un style affectif. Pour la plupart, il s’agit d’un sentiment de soi “sécure”. Grâce à cette confiance en soi primordiale, ils multiplient les interactions. « Faciles à aimer, faciles à aider, ce sont eux qui ont le moins besoin des autres. Mais beaucoup d’autres ont acquis un attachement “insécure”. Parce que la mère est malheureuse – son histoire, son mari, la société, la guerre… –, elle ne les sécurise pas » (Cyrulnik, 2009). Le mot sécure n’a pas d’équivalent dans la langue française et a donc été largement adopté dans le langage entourant les considérations sur la petite enfance pour exprimer cette confiance en soi primordiale, que ce soit en la présence ou en l’absence d’une figure d’attachement.

La théorie de l’attachement est incontournable dès lors que l’enfance et son développement sont abordés. La question de l’attachement porte sur les liens interpersonnels qui se tisseront dès la petite enfance et ouvrira de nombreuses

pistes de réflexion dans les sphères de l’éducation, en psychologie ou psychopathologie au cours du XXème siècle. L’ouverture au monde et à ceux qui le peuplent dépend pour une grande part de la qualité et des modalités de l’attachement. L’enfant partira en exploration de ses possibles à la mesure de ses besoins de base qui auront été compris et rencontrés par ceux qui en ont les premiers la charge, statistiquement les mères. Ce n’est donc pas limitatif à la mère car quiconque entrera en relation et comprendra l’expression des besoins du tout petit enfant pour y répondre adéquatement représentera dans la durée une figure potentielle d’attachement sécure.

Les rencontres avec d’autres figures d’attachement permettront de multiplier et d’enrichir les perceptions et les expériences relationnelles. « Les premiers modèles d’attachement créent les cartes intérieures qui orientent les relations tout au long de la vie : non seulement par rapport à ce qu’on attend des autres, mais à l’intensité du bien-être que l’on peut éprouver en leur compagnie » (van der Kolk, 2018, p. 173). Le but de l’attachement est en fait d’assurer une forme d’homéostasie, l’objectif étant pour l’enfant de maintenir une distance à la mère, mais qui la laisse néanmoins accessible. Winnicott, en développant le concept de phénomène transitionnel et en démontrant l’importance du contact avec la mère – statistiquement la personne la plus présente dans ces situations – au travers du holding, du handling et de l’object presenting, montre ainsi comment les stratégies d’attachement apparaissent fondamentalement pour l’intégration du Moi, notamment lorsque celui-ci est menacé par des évènements extérieurs (Pourtois et al., 2012, p. 99). Ces évènements peuvent prendre des formes diverses et variées pour entrer fréquemment, dans les cas qui nous occupent auprès des populations de jeunes, dans le champ du traumatisme. Quand le concept de résilience est relié à celui d’attachement, il exprime alors cette aptitude d’un sujet à se sentir aimable au-delà de l’épreuve subie. Sur le plan de l’affectif, par la sécurité et la fiabilité de l’attachement dont il a bénéficié, il serait susceptible de ne pas considérer une expérience difficile comme une menace fondamentale à l’égard du modèle interne d’attachement intériorisé préalablement. Pourtois, Humbeeck et Desmet (2012, p. 99) reprennent le concept du « Moi-peau » d’Anzieu (Anzieu, 1995) pour envisager la pulsion d’attachement comme une véritable pulsion d’autoconservation à

travers laquelle le sujet élabore les premiers contenants psychiques. La qualité de ce contenant permettra au sujet de faire face aux épreuves difficiles en les organisant au sein d’un univers mental structuré à partir duquel il devient possible de penser le monde et aussi, et peut-être surtout, de se penser au monde. « Ces contenants psychiques s’élaborent en réalité à partir d’un double processus d’intériorisation de l’enveloppe de soin que l’entourage maternant propose et de l’enveloppe narrative que suppose l’environnement social » (Pourtois et al., 2012, p. 100‑101). Une pensée contenante, produit d’un « Moi-peau » qui a su fixer l’expérience affective, peut alors s’élaborer et rendre les expériences pénibles mentalement représentables en préservant un sentiment unifié de ce qu’il est à l’intérieur. Sur le plan cognitif, cela permet au sujet « d’envelopper la réalité vécue d’une signification qu’il est en mesure de partager avec d’autres » (Pourtois et al., 2012, p. 101).

Mais gardons-nous bien de tout déterminisme. Les auteurs soulignent qu’il n’y a pas de période critique qui définirait une fois pour toute les caractéristiques d’attachement d’un jeune. Dans un sens comme dans un autre, sécure ou insécure, un changement, même radical, peut toujours apparaître et rien ne serait donc irréversible. Et la mise en place dès le plus jeune âge d’un système protecteur fait de plusieurs attachements favoriserait de possibles reconfigurations ultérieures et ainsi la probabilité de la résilience par l’activation d’images identificatoires positives plus largement disponibles.

Ce sont des travaux d’éthologie sur des bébés singes séparés de leur mère, qui ont ouvert les premières recherches sur l’existence de différents types de comportements dus à des séparations précoces et prolongées (Chiche, 2015, p. 62). Ces études ont, entre autres, mis en évidence que la recherche du contact physique réconfortant est indépendant du besoin de s’alimenter. Bowlby adopte une position évolutionniste pour expliquer que le lien affectif entre une mère et son enfant favorise la proximité physique qui assure au jeune mammifère les soins et la protection nécessaires à sa survie (Chiche, 2015, p. 62‑64). Ce comportement compense les capacités perceptivo-motrices incomplètes à la naissance chez les espèces précoce comme celles des primates (Anaut, 2015, p. 96; Blaffer Hrdy, 2016).

Mais c’est aussi à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale que certains spécialistes se sont intéressés aux altérations comportementales et psycho-affectives d’orphelins traumatisés par les bombardements. Les travaux de Spitz se sont portés sur les relations mère-enfant et sur les troubles présentés par les nourrissons privés de soins maternels en raison d’une incarcération ou d’enfants nés ou placés en orphelinat (hospitalisme). John Bowlby s’est, lui, intéressé à la qualité de la relation entre le (ou les) donneur(s) de soins et a mis en évidence l’importance, pour le développement de l’enfant, d’une relation affective stable et durable (Anaut, 2012, 2015; Dumas, 2015; Pourtois et al., 2012). La théorie de l’attachement postule que les liens d’attachement primaires expérimentés par le jeune enfant auraient des conséquences fondamentales pour l’établissement des liens affectifs ultérieurs (Anaut, 2015, p. 92).

Cyrulnik, dans le dialogue avec Ferry (2009) que nous retranscrivons ici, nous dresse un tableau synthétique éloquent des enjeux de l’attachement :

« Ces enfants s’adaptent au malaise de leur figure d’attachement par un ‘’attachement glacé’’ : ils se sécurisent par des comportements autocentrés, n’ont pas d’élan vers les autres. Certains vivent un ‘’attachement ambivalent’’, c’est-à-dire qu’ils ne sont bien que si leur figure d’attachement – homme ou femme – est là. Si elle s’en va, ils paniquent. Quand elle revient, ils se jettent dans ses bras, la mordent et lui tapent dessus parce qu’en partant, elle les a fait souffrir. Enfin, quelques enfants sont complètement désorganisés. Ils seront difficiles à socialiser, et nous adultes, parce que nous ne les comprenons pas, nous les aimerons mal et nous les aiderons mal alors que c’est eux qui en ont le plus besoin. L’aventure sociale commence par cette tragédie et cette injustice » (Cyrulnik, 2009).

Selon Jean Dumas, un attachement qualifié d’insécure expose l’enfant à de nombreux troubles ultérieurs, des mois ou des années plus tard, comme la manifestation de symptômes dépressifs ou un trouble de l’humeur pour au moins trois des raisons suivantes :

1- il prive l’enfant de l’attention positive de l’adulte et du réconfort dont il a besoin quand il est stressé ou autrement perturbé, et sans lesquels il lui

est difficile d’apprendre à gérer progressivement ses émotions négatives ;

2- il donne à l’enfant une image négative du monde, lui apprenant à le considérer comme un endroit dangereux dans lequel il est difficile de compter sur les autres et de faire confiance ;

3- il conduit l’enfant à développer une image négative de lui-même, à se dévaloriser et à considérer qu’il ne mérite pas d’être aimé (Dumas, 2015, p. 449).

Un attachement insécure, en opposition à l’attachement sécure, est un style d’attachement qui sera observé à partir des premières relations affectives expérimentées par l’enfant avec son principal donneur de soin. C’est Ainsworth (Chiche, 2015, p. 62‑65), dans la lignée de travaux de Bowlby, qui a ouvert la voie à l’étude de ces styles particuliers en observant comment la mère, à partir des soins qu’elle procure, permet à l’enfant de se constituer une base de sécurité. Cette sécurité sera intériorisée par l’enfant et va l’autoriser à explorer son environnement physique et social sans anxiété excessive. Au départ de ses observations, Ainsworth a eu l’idée d’un protocole expérimental pour classifier certains styles d’attachement (Chiche, 2015, p. 62‑65). Au final, avec l’apport d’autres recherches comme celle de Mary Main, sur base d’une distinction sécure vs insécure, ces sont quatre styles d’attachement infantiles qui seront répertoriés : sécure ; insécure-évitant ; insécure-ambivalent et insécure-désorganisé. A l’âge de 12 à 18 mois, le style intériorisé d’attachement peut être détecté par un protocole expérimental appelé la

situation étrange. Lors de courtes séquences provoquées de séparation entre la figure principale d’attachement et l’enfant, un observateur notera les réactions de celui-ci tant au moment de la séparation qu’à celui des retrouvailles. Ce qui sera évalué, c’est la capacité du jeune enfant à chercher du réconfort auprès du parent et sa propension à explorer son environnement (Anaut, 2015, p. 93).

Paquette propose une distinction intéressante entre deux relations complémentaires : la « relation d’activation » et la « relation d’attachement ». Cette relation d’activation, qu’il attribue principalement aux pères, permet de répondre au besoin de l’enfant d’être activé et de se surpasser tandis que la

mère, dans une relation d’attachement, apaise l’enfant. Dans cette distinction qu’il propose, à condition de ne pas entrer dans une vision dichotomique entre les sexes, il caractérise cette relation d’activation comme une configuration relationnelle qui permet à l’enfant d’apprendre à faire confiance en ses propres capacités, à faire face aux menaces et à l’étrangeté de son environnement physique et social. Dans un contexte serein, où les relations d’attachements auront été soutenues émotionnellement et physiquement, une relation d’activation aura incité l’enfant à oser aller plus loin dans son exploration et son autonomisation. Les différences entre les deux parents apparaissent comme une richesse de possibilités d’apprentissages pour l’enfant et ce dans un esprit d’égalité. Le contexte d’une psychologie centrée essentiellement sur l’importance déterminante de la mère a conduit à sous-estimer l’impact du père mais aussi d’autres partenaires de l’éducation qui peuvent être qualifiés d’ « alloparents » (Blaffer Hrdy, 2016; Paquette, 2004).

Les relations d’attachement ne se limitent pas, comme nous l’avons évoqué, à la dyade mère-enfant et l’évolution des recherches a montré que non seulement l’enfant peut avoir plusieurs figures d’attachement, mais qu’il peut aussi hiérarchiser la prééminence d’une figure d’attachement par rapport à une autre en fonction de la situation. Mais il y a une autre caractéristique de l’attachement qui nous intéresse particulièrement, c’est la plasticité de ces styles d’attachement. Car pour qu’il y ait résilience, il est bon que ce fondement affectif de notre construction, pilier si important, puisse ne pas être figé dans une configuration définitive. La possibilité de réaménagement de liens primaires par des liens ultérieurs pourraient compenser ou suppléer les premières relations ayant amené l’enfant à ne pas se sentir en sécurité. « A l’heure actuelle, la majorité des chercheurs s’accordent pour explorer l’hypothèse de la souplesse des styles d’attachement au cours du cycle de vie, ce qui permet de faire des liens avec le fonctionnement résilient qui est lui-même une construction dynamique » (Anaut, 2015, p. 97).

a) Les pères et les alloparents

Mère, mère suffisamment bonne, caregiver, parent proche, alloparents, ces différentes dénominations pour désigner l’une ou l’autre personne ayant une

relation proche, individuellement ou collectivement, avec un enfant, ouvrent des perspectives qui font entrer en scène tout un petit monde entourant l’enfant et qui est susceptible d’influer sur ses attachements autant que sur son devenir. Entrons au cœur du sujet avec l’anthropologue Blaffer Hrdy en commençant par l’implication potentielle des pères. Avant même que nous commencions à prendre en compte le rôle de la culture et de l’anticipation consciente pour expliquer les comportements des parents et des alloparents, nous devons considérer le large éventail des variables situationnelles, expérientielles et hormonales qui affectent les réactions conscientes et inconscientes des individus face aux bébés. Elle insiste sur l’importance des hormones qui apparut d’abord comme une surprise quand, au cours des années 1980, les chercheurs remarquèrent pour la première fois que les taux de prolactine augmentaient chez les ouistitis mâles qui portaient les bébés. Bien que les résultats de ces recherches furent d’abord accueillis avec scepticisme, ils ont depuis été répliqués de nombreuses fois. Cependant, bien que l’anthropologue constatait que les preuves s’accumulaient quant au fait que les mâles connaissaient des changements hormonaux lorsque leurs partenaires donnaient naissance, « il fallut attendre l’an 2000 pour que Wynne-Edwards et Storey entreprennent de chercher – et découvrent effectivement – de tels changements hormonaux chez les hommes » (Blaffer Hrdy, 2016, p. 189). Il ne fait aucun doute, selon elle, que les stéréotypes de longue date sur les mères qui seraient chargées d’élever les petits tandis que les pères auraient à subvenir à leurs besoins, stéréotype hérité de la période où prévalait en anthropologie l’hypothèse du ‘’contrat sexuel’’, contribuèrent à retarder cette découverte. « Même maintenant, lorsque je parle des changements hormonaux chez les pères, comme je l’ai fait récemment avec un de mes neveux dont la femme attendait leur premier enfant, cette idée est perçue par beaucoup de gens comme bien trop bizarre pour qu’ils envisagent qu’elle soit vraie. ‘’Je croyais que la prolactine était une hormone féminine !’’, s’exclama mon neveu » (2016, p. 189). Mais avec ces nouveaux éléments qu’expose l’anthropologue sur l’éducation des enfants humains et sur de nouvelles façons de penser, de nouvelles questions apparaissent, ainsi que de nouvelles réponses, sur les besoins des enfants et la façon dont ils étaient satisfaits

durant le long passé évolutionnaire de l’espèce humaine. Contrairement aux autres mâles des espèces mammifères qui, comme nous, mettent au monde des enfants peu autonomes de par leurs capacités perceptivo-motrices incomplètes à la naissance, mais s’impliquent par obligation dans les soins apportés par les deux parents, nous constatons avec elle que « les mâles humains peuvent s’impliquer un peu, beaucoup, ou pas du tout dans l’éducation de leurs enfants. […] Lorsqu’elles ont des relations sexuelles avec un homme, les mères ne peuvent pas, de façon réaliste, compter sur le fait qu’apporter son aide pour élever les enfants soit un trait solidement ancré chez lui, même s’il est presque sûr que les enfants sont de lui » (Blaffer Hrdy, 2016, p. 189).

Au cours des dernières décennies, la structure familiale s’est considérablement transformée. Il est fort possible que l’absence ou la présence discontinue du père (par exemple dans les familles monoparentales ou recomposées) explique, en partie du moins, l’augmentation des problèmes d’adaptation sociale des enfants, en particulier des garçons. « En effet, les garçons sont beaucoup plus souvent que les filles, sujets aux troubles de comportements extériorisés, au décrochage scolaire, à la toxicomanie et au suicide (Saint-Jacques, McKinnon & Potvin, 2000) » (Paquette, 2004, p. 206 207). Mettant en évidence chez le jeune un sous-contrôle de ses émotions, les comportements extériorisés comprennent, d’une part, les troubles de l’attention et l’hyperactivité et, d’autre part, les comportements dits antisociaux tels les comportements agressifs, le vol, le non-respect des règles, l’impulsivité, l’opposition, le mensonge et le vandalisme (Paquette, 2004, p. 206 207). Nous donnerons à Blaffer Hrdy la conclusion sur le rôle des pères et leurs difficultés : « Je crois aussi que ces nouvelles données physiologiques soulignent une conclusion à laquelle sont arrivés il y a déjà longtemps les travailleurs sociaux qui se préoccupent de la fréquence globale des pères indignes : il existe ici-bas un vaste potentiel nourricier et éducateur de la part des mâles, mais il est bien trop souvent inexploité » (Blaffer Hrdy, 2016, p. 189). Nous constatons avec elle que les soins apportés par les mâles ont depuis longtemps fait partie intégrante des adaptations humaines. Les potentialités nourricières et éducatives des mâles semblent présentes,

encodées dans l’ADN de notre espèce. « Et pourtant, contrairement aux autres mâles des espèces mammifères qui, comme nous, mettent au monde des petits extrêmement coûteux à élever, rendant quasiment obligatoires les soins des deux parents, les mâles humains peuvent s’impliquer un peu, beaucoup, ou pas du tout dans l’éducation de leurs enfants » (Blaffer Hrdy, 2016, p. 176).