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4.6 L’aspect

Les sections précédentes ont montré qu’il n’existe pas de relation simple entre les temps gramma- ticaux (ou linguistiques) et le temps notionnel (ou chronique). Il y a par conséquent au moins une autre notion qui intervient dans l’interprétation des temps grammaticaux : elle est désignée sous le nom d’aspect.

La distinction entre temps et aspect peut être trouvée dans la définition de Guillaume [1964], citée par Wilmet [1997] (p. 310-311) :

« Le verbe est un sémantème qui implique et explique le temps.

Le temps impliqué est celui que le verbe emporte avec soi, qui lui est inhérent, fait partie intégrante de sa substance et dont la notion est indissolublement liée à celle de verbe. Il suffit de prononcer le nom d’un verbe comme « marcher » pour que s’éveille dans l’esprit, avec l’idée d’un procès, celle du temps destiné à en porter la réalisation. Le temps expliqué est autre chose. Ce n’est pas le temps que le verbe retient en soi par définition, mais le temps divisible en moments distincts – passé, présent, futur et leurs interprétations – que le discours lui attribue.

Cette distinction du temps impliqué et du temps expliqué coïncide exactement avec la distinction de l’aspect et du temps.

Est de la nature de l’aspect toute différenciation qui a pour lieu le temps impliqué. Est de la nature du temps toute distinction qui a pour lieu le temps expliqué. »

Bien qu’elle ne soit pas vraiment opératoire, cette définition illustre bien la différence entre le temps notionnel ou expliqué (passé-présent-futur) et l’aspect ou temps impliqué (la dimension temporelle intrinsèque du procès).

L’aspect est une matière sujette à controverses depuis longtemps en linguistique. De nombreuses an- nées de recherches n’ont pas suffi à amener l’unanimité sur le sujet. Il existe d’ailleurs de nombreuses terminologies, souvent différentes et pas toujours compatibles les unes avec les autres. Ce constat est révélateur de la difficulté à appréhender et à caractériser cette notion15. Ainsi, la comparaison de quelques définitions données pour l’aspect, révèle rapidement que ce concept n’est pas employé de manière uniforme.

L’aspect tel qu’il est abordé par Guillaume [1964], est à mettre en relation avec les types de procès, tels que nous les avions présentés à la section 4.4. De ce point de vue, une des nomenclatures parmi les plus connues est celle de Vendler [1957] qui propose quatre catégories, que nous illustrons à l’aide d’exemples inspirés de ceux donnés par Bestougeff et Ligozat [1989] (p. 24) :

– États : procès qui n’ont ni début, ni fin et qui ne sont pas compatibles avec le trait ponctuel (« Paul connaît le fonctionnement du système ») ;

– Activités : procès sans fin déterminée, de nature durative, non conclusifs (« Paul pro-

15

La présentation qui en est faite ici ne se veut pas exhaustive (se référer à des études telles que Mascherin [2007]), mais a plutôt pour objectif de faire passer l’intuition de la notion d’aspect, et de son importance en ce qui concerne l’interprétation de la temporalité.

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gramme en Java ») ;

– Accomplissements : par opposition à la classe précédente, ces procès dynamiques sont conclusifs (« Paul programme l’algorithme de Dijkstra ») ;

– Achèvements : caractérisés par leur caractère ponctuel (« Paul a perdu son mot de passe »).

Ces catégories sont caractérisées par un ensemble de traits binaires tels que ponctuel / duratif, conclu- sif / non-conclusif, inchoatif16/ non-inchoatif, etc.

D’autre part, Comrie [1976] propose lui aussi une définition de l’aspect : « aspects are different ways of viewing the internal temporal constituency of a situation ». Il présente trois grands types d’aspect, qu’il spécialise ensuite. Cette catégorisation est reprise ci-dessous et illustrée au moyen d’exemples, à nouveau inspirés par ceux de Bestougeff et Ligozat [1989] (p. 21-22) pour le français :

1. Perfectif

« Le fichier a été sauvegardé à 8h35 » 2. Imperfectif

2.1. Habituel

« Il y a encore dix ans, on utilisait des disquettes » 2.2. Continu

2.2.1. Non progressif

« Autrefois, on disposait de deux types de fichiers » 2.2.2. Progressif

« Je suis en train d’éditer mon fichier » 3. Parfait

3.1. État résultant

« Le système a été rechargé : tout fonctionne » 3.1.1. Expérience

« As-tu déjà programmé en Java ? » 3.1.1.1. Situation persistante17 3.1.1.1.1. Passé récent

« J’ai copié ce fichier il y a une heure »

La confrontation des définitions de Vendler [1957] et de Guillaume [1964] avec celle de Comrie [1976] démontre que l’aspect réfère à plusieurs notions différentes. Cet écart est également expliqué par Mascherin [2007] (p. 58) :

« L’aspect est véhiculé par différents éléments linguistiques incluant des tiroirs, des af- fixes dérivationnels, des périphrases verbales, des adverbes, des éléments lexicaux. Du fait de ces multiples éléments on distingue différentes catégories aspectuelles (notam- ment le mode de procès ou aspect lexical et l’aspect flexionnel). L’aspect exprime les

16Marque le commencement d’une action ou d’une activité, ou l’entrée dans un état. 17

D’après Comrie, relayé par Bestougeff et Ligozat [1989], la situation persistante correspond à un emploi propre à l’anglais du present perfect et du pluperfect.

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notions comme la durée, la répétition, etc. des procès (ou des actions ou des événe- ments, selon les théories). Les catégories de la temporalité et de l’aspectualité sont dis- tinctes mais fortement intriquées au sein du discours, c’est pourquoi on parle du champ aspectuo-temporel. »

Parmi les catégories aspectuelles évoquées, on distingue donc principalement d’une part la dimension temporelle intrinsèque du procès et d’autre part la manière dont est exprimé ce procès (est-ce qu’il est en cours de réalisation ou déjà réalisé, etc.). La première notion correspond à ce dont il a déjà été question sous le nom de type de procès (voir section 4.4). Les termes aspect lexical, aktionsart ou encore mode d’action et de procès sont également utilisés. La seconde notion est parfois appelée

aspect grammatical ou aspect flexionnel.

Gosselin [2005] distingue lui aussi très clairement aspect lexical et aspect grammatical (voir sec- tion 4.7.6). L’aspect lexical concerne le procès tel qu’il a été conçu, il détermine le type de procès et est marqué par le verbe. Il est composé de quatre classes de procès (inspirées de Vendler) : les

états (« être malade », « aimer la confiture »), les activités (« marcher », « manger des fruits »), les accomplissements (« manger une pomme ») et les achèvements (« atteindre un sommet »). L’aspect grammatical représente la manière dont est montré le procès. Il peut être aoristique (ou perfectif )

lorsque le procès est montré dans son intégralité (« il traversa le carrefour »), inaccompli (ou im-

perfectif ) lorsque seule une partie du procès est présentée, accompli quand c’est l’état résultant du

procès qui est montré (« il a terminé son travail depuis 10 minutes ») ou encore prospectif si c’est la phase préparatoire du procès qui est visible (« il allait traverser le carrefour »).

D’après Mascherin [2007], les éléments de la langue qui expriment l’aspect en français sont mul- tiples :

« Les trois sources qui véhiculent et qui jouent un rôle important dans la détermination de l’aspect sont : le lexème verbal ou le prédicat verbal, la flexion verbale et les périphrases aspectuelles, et enfin les compléments du verbe qui peuvent être des compléments à valeur aspectuelle ou simplement des compléments d’objet. » (p. 120)

Mani et Schiffman [2005] donnent un exemple qui illustre bien le fait que certains verbes puissent appartenir à plusieurs classes aspectuelles, suivant le contexte d’utilisation : dans « le régiment mar- cha (jusqu’à Saigon) » où le procès est passé d’une activité (« marcher ») à un accomplissement (« marcher jusqu’à Saigon »).

Il apparaît donc que la notion d’aspect est très importante, peut-être même plus que les temps. En effet, Lyons [1980], cité par Mascherin [2007], remarque que :

« l’aspect est beaucoup plus répandu que le temps dans les langues du monde : il y a de nombreuses langues qui ne possèdent pas de temps grammaticaux mais il y en a fort peu qui ne possèdent pas d’aspect » (p. 325).

En pratique, il existe tout de même de nombreuses langues, dont le français, pour lesquelles la tem- poralité est exprimée à la fois par le temps et l’aspect. Si le temps (notionnel) concerne la distinction

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passé/présent/futur, et l’aspect la manière dont est exprimé le procès (par exemple, est-ce qu’il est en cours de réalisation ou déjà réalisé), ils s’interprètent cependant dans le même espace (la ligne du temps par exemple). L’interprétation d’un temps grammatical donne donc une indication quant au temps notionnel et à la valeur aspectuelle du procès.

Par conséquent, si l’on perçoit bien l’intérêt que représente la détermination de l’appartenance d’un procès à une classe aspectuelle en termes d’interprétation temporelle, il faut cependant constater, comme le font Bestougeff et Ligozat [1989], que du point de vue de l’analyse automatique, il est compliqué de créer des algorithmes pour mener à bien la reconnaissance de l’aspect.