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Selon l'Encyclopedia Universalis, « C'est à Ernst von Feuchtersleben que l'on attribue la paternité, en 1845, du terme de psychose au sens très global de "maladie de l'esprit" (Seelenkrankheit), alors que celui de névrose désignait "toutes ces affections étranges du sentiment ou du mouvement qui sont sans fièvre" (William Cullen, 1776) et dont certaines seulement se traduisaient par des troubles mentaux. Le terme [de psychose] gagna progressivement les nations germanophones dans la seconde moitié du XIXe siècle, puis la France. »26

De nombreux psychiatres se sont naturellement penchés sur la question de la folie et de la psychose27. Dans le cadre de ce travail, nous ne pouvons être exhaustif et ne prétendons pas rédiger une histoire de la psychiatrie. Nous avons donc choisi certains auteurs qui nous semblent significatifs pour illustrer les principaux courants de pensée sur la question de la psychose.

Emil Kraepelin

 

Emil Kraepelin, dans son Traité de psychiatrie – qui comporte huit éditions de 1883 à 1915 et une neuvième édition posthume en 1927 – établit une nosographie des maladies mentales. La sixième édition du Traité de psychiatrie (1899) est l'édition classique qui servira de référence. Kraepelin ne s'intéresse pas à la dimension philosophique de la maladie mentale mais plutôt aux signes, à la plainte du malade, à l'évolution de la maladie et plus particulièrement à sa période terminale : "chaque forme d'aliénation mentale, lorsqu'elle ne guérit pas, tend au contraire à une période terminale qui lui est propre". Il faut, suivant Kraepelin, "expliquer les

       

25 Docteur Jules Falret, La folie à deux ou folie communiquée (en collaboration avec le Dr Ch. Lasègue) 1877, Extrait des Archives générales de médecine, septembre 1877 (republié dans Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses, par le Dr Jules Falret en 1890, Éd. J.-B. Baillière).

26 François Sauvagnat nous a fait remarquer qu'il a été établi "que Feuchtersleben ne faisait que reprendre un terme mis en place par Karl Friedrich Canstatt dans un geste fondateur où il s'agissait de substituer la psychée à l'âme".

27 Cette relation folie-psychose est finement articulée par Christian Fierens dans Comment penser la folie ? Essai pour une méthode, Ramonville-Saint-Agne : Érès, 2005.

phases antérieures du mal par sa période terminale, au lieu de préjuger dès le début quelle sera cette dernière et quelle évolution y conduira"28.

Sa méthode lui permet de décrire, au fur et à mesure des différentes éditions de son traité, trois grandes entités concernant la psychose : la folie maniaco-dépressive, la dementia praecox et la paranoïa :

La folie maniaco-dépressive

Rien de novateur en ce qui concerne la description kraepelinienne de la folie maniaco-dépressive qui consiste en une alternance d'accès maniaques et d'accès dépressifs. En 1905, dans Introduction à la psychiatrie clinique, la mélancolie est définie comme : « dépression anxieuse sans cause, persistante, qui génère un "délire de culpabilité", c'est ce syndrome que nous désignons sous le terme de "mélancolie". Il se caractérise par le développement insensible d'une dépression anxieuse, à laquelle se joignent en proportion fort variable des conceptions délirantes29. »

La dementia praecox

C'est une psychose chronique non "systématisée" touchant des adolescents ou de jeunes adultes (d'où le terme de praecox), caractérisée par de graves troubles intellectuels et affectifs, avec une évolution progressive vers un effondrement psychique. Kraepelin en distingue différentes formes : la forme hébéphrénique, la forme catatonique et la forme paranoïde. Dans cette dementia praecox il isole un trait spécifique : la Befehlsautomatie, l'automatisme psychique qui se caractérise par des "troubles spéciaux de la volonté" dont l'expression va de la catalepsie à l'hébétude, de l'échopraxie à l'indifférence. C'est là, dit Thierry Vincent, "le cœur de la maladie30."

La paranoïa

Selon Gérard Pirlot31 : « En France, Morel et Seglas décrivent une entité présentant des idées chroniques à évolution délirante qu'ils qualifient de "systématiques" ou "systématisées". Leur aspect rationnel et bien construit tient selon eux à la conservation des capacités intellectuelles (contrairement à la "démence précoce", future schizophrénie). » En

       

28 Kraepelin, E., Introduction à la psychiatrie clinique, Paris : Navarin, 1984, p. 259.

29 Kraepelin, E., op. cit., p. 11.

30 Vincent, T., op. cit., p. 37.

31 Pirlot, G., Classifications et nosologies des troubles psychiques : Approches psychiatrique et psychanalytique, Paris : Armand Colin, 2013, chapitre 5 La classification d’Émile Kraepelin (1855-1926).

1909, Sérieux et Capgras appelleront cette entité faite de délires, folie raisonnante32 ou délire d'interprétation, délire qui, classiquement, qualifiera ce type d'affection.

Dans les premières éditions de son Traité de psychiatrie, Kraepelin englobe les délires de démence précoce et de la paranoïa dans une même et seule entité "démence paranoïde". Ultérieurement, dans sa huitième édition, il réintroduira la paranoïa à côté de la démence précoce puis adjoindra une troisième entité les paraphrénies33 regroupant d'autres états psychotiques délirants systématisés, se caractérisant souvent par un délire d'imagination. Ainsi, pour Kraepelin, la paranoïa est caractérisée « par le développement lent et insidieux d'un système délirant durable et impossible à ébranler, et par la conservation absolue de la clarté et de l'ordre de la pensée, du vouloir et de l'action34. » À l'inverse de la dementia praecox, il y a absence de Befehlsautomatie (automatisme psychique), de trouble de la volonté et de l'émotivité. Au contraire, on constate, chez le paranoïaque, des idées de persécution et une "opinion excessive de sa personne"35. Selon Kraepelin, cette affection est incurable : « Dans cette maladie s'installe un "système" produit à la fois par le délire ou par une façon spéciale de tout interpréter au moyen de ce délire... Ces patients commencent par nourrir des soupçons, qui bientôt se changent en une certitude, pour faire place à une inébranlable conviction. Les idées délirantes se greffent sur des faits qui sont soumis à une interprétation pathologique36. » Le paranoïaque est "absolument inéducable".

Dans la suite du débat franco-allemand, Genil-Perrin définit, en 1926, le caractère paranoïaque constitué de quatre éléments : l'hypertrophie du moi, la méfiance, la fausseté du jugement et l'inadaptabilité sociale. Nous pourrions actuellement, sans doute, tempérer le quatrième élément...

Karl Jaspers : une approche phénoménologique

En 1913, Karl Jaspers publie Psychopathologie générale37. L'objet de son ouvrage consiste à édifier une science et à décrire "l'activité psychique réelle et consciente".

Karl Jaspers exclut de sa science l'inconscient au sens freudien du terme et introduit la notion de phénomènes extraconscients : « On a interminablement discuté pour savoir ou non s'il existe des phénomènes psychiques inconscients. Pour résoudre cette question, il faut d'abord

       

32 Sérieux, P. et Capgras, J., Les folies raisonnantes le délire d'interprétation, Marseille : Lafitte Reprints, 1982.

33 Terme popularisé par Karl Ludwig Kahlbaum en 1863.

34 Porot, A., Manuel alphabétique de psychiatrie, Paris : P.U.F., 1996, p. 511.

35 Kraepelin, E., op. cit., p. 183.

36 Ibid., p. 186.

distinguer avec soin les phénomènes psychiques réellement éprouvés par le sujet sans en être remarqués des phénomènes qui se passent réellement hors de la conscience, qui ne sont pas ressentis. […] Les phénomènes extraconscients, à moins d'être des phénomènes physiologiques, ne peuvent jamais être constatés directement. Par contre, il est indéniable qu'on peut expliquer des phénomènes psychiques conscients en leur adjoignant virtuellement des phénomènes extraconscients qui en seraient leurs causes et leurs effets. [...] Ces phénomènes extraconscients ont donc un caractère théorique, idéologique ; on peut en contester l'utilité et la logique, mais leur réalité ne peut ni ne doit être démontrée38. »

Karl Jaspers prend, dans son approche phénoménologique, le contre-pied de la détermination neurobiologique de la maladie mentale (comme les signes de démence et les troubles de la mémoire de la paralysie générale ou maladie de Bayle décrite par Antoine Laurent Bayle en 1822). Il existe selon lui "un déterminisme psychique" (Freud, les Cinq leçons sur la psychanalyse) dans l'enchaînement des phénomènes que l'on peut percevoir, ce qui n'exclut pas éventuellement des causes organiques, mais tel n'est pas son objet d'étude. Sans dénier les causes physiologiques39, Jaspers ne prend en compte que les phénomènes puisque nous ne pouvons avoir accès au noumène ("la chose en soi" kantienne). Pour Jaspers, c'est le "comprendre" qui est au centre de l'univers psychopathologique, sachant que la compréhension est nécessairement limitée : « Nous connaissons dans bien des cas des rapports entre des faits physiques et psychiques qui nous permettent de considérer les derniers avec certitude comme conséquence des premiers. Nous savons de plus, qu'en général, aucun fait psychique n'existe sans quelque condition organique : il n'y a pas de "fantôme". Mais nous ne connaissons jamais aucun phénomène cérébral, matériel, qui "par son autre aspect" soit identique à un processus psychopathologique. Nous ne connaissons jamais que des conditions de la vie mentale. Nous ne connaissons pas la cause d'un fait psychique, mais une cause40. » Pour Thierry Vincent, l'approche phénoménologique de Karl Jaspers pose une grave question : « Jusqu'où comprend-on la personnalité sans discontinuité compréhensive d'un individu ? […] Si la compréhension se soutient du sens [...], le fou est ici proprement l'insensé, celui dont les propos n'ont pas de sens, ou plutôt dans l'esprit de Jaspers dont le sens n'est que partiel, dont le symptôme est une néoformation de la pensée41. » Lacan, dans ses

       

38 Ibid., pp 42-43. 

39 Jasper, K., op. cit., p. 326 : « La même cause "apparente" peut donner lieu à des psychoses différentes, dépression ou schizophrénie. Le meilleur exemple […] l'alcool […] (qui va) du simple affaiblissement mental jusqu'à la psychose de Korsakoff, en passant par le delirium tremens et l'hallucination alcoolique. »

40 Ibid., p. 331. 

Écrits, ironisera à plusieurs reprises sur Karl Jaspers et cette "relation de compréhension" : « Nous le répétons à nos élèves : "Gardez-vous de comprendre ! et laissez cette catégorie nauséeuse à Mr Jaspers et consorts"42. »

Malgré la virulence des critiques de Jacques Lacan à l'encontre de Karl Jaspers, l'approche phénoménologique garde, selon nous, une grande valeur psychopathologique, notamment dans la description du temps vécu et éprouvé par les patients dans certaines pathologies (mélancolie, manie). En témoignent de nombreux auteurs et tout particulièrement Eugène Minkowski43. Une étude plus poussée du courant phénoménologique en psychiatrie est présentée dans l'ouvrage de Georges Charbonneau44.

Ernst Kretschmer

Ernst Kretschmer, marqué par Karl Jaspers et la phénoménologie, se situe dans la filiation d’Emil Kraepelin mais remet en cause les définitions cardinales de la paranoïa. Il souligne la nature psychogène de la paranoïa et se démarque des paranoïaques quérulents et de ce qu’il nomme la "psychose paranoïaque de désir" de Kraepelin car, selon lui, il n'y a pas de classes étanches mais des types idéaux, des paradigmes auquel chaque cas se rattache plus ou moins. Dans sa thèse de 1932, "d’inspiration jaspérienne45" dit Jacques-Alain Miller, Lacan cite cette phrase d’Eugen Bleuler, reprise par Kretschmer : « Il n’y a pas de paranoïa, il n’y a que des paranoïaques46. »

La notoriété de Kretschmer est due à l’ouvrage Paranoïa et sensibilité. Contribution au problème de la paranoïa et à la théorie psychiatrique du caractère qu’il publie en 1918 à l’âge de vingt-cinq ans. Il décrit la paranoïa des sensitifs et le délire de relation qui, selon lui, comporte trois niveaux : le caractère sensitif, l’événement traumatique et le délire.

Kretschmer considère le contexte social et familial dans lequel s’inscrit la paranoïa des sensitifs et définit la notion de caractère comme "un élément intrinsèque de la personnalité". Il envisage le psychisme comme "un déroulement dans le temps" en réaction à l’expérience vécue où se dégagent les quatre composantes du caractère (impressionnabilité à l’expérience,

       

42 Lacan, J., Écrits, Paris : Seuil, 1966, p. 471.

43 Minkowski, E., Le temps vécu, Paris : P.U.F., 2013.

44 Charbonneau, G., Introduction à la psychopathologie phénoménologique, Paris : MJW Fédition, 2010.

45 Dit Jacques-Alain Miller qui ajoute que « c’est bien sur ce point que portait la résistance de Lacan quant à la republication de la thèse. », in De Georges, P., De quoi Kretschmer est-il le nom ?. La Cause freudienne, vol. 73, no 3, 2009, p. 150.

rétention, activité intra-psychique, expansion). Dans la suite, il distingue quatre types de réactions psychopathiques :

1. Les réactions primitives qui se caractérisent par un manque de rétention et une facilité d’expansion (les caractères psychopathiques - les délires imaginatifs des dégénérés de Karl Birnbaum - les formations hystériques) ;

2. Les réactions expansives le plus souvent épisodiques et liées à "l’environnement" (des sthéniques doués d’une forte capacité de rétention avec une forte composante égocentrique). Devant un conflit avec le monde extérieur se déclenche alors une "névrose de combat" ; 3. Les réactions sensitives (rétention des vécus affectifs et défaut d’’expansion : névrose obsessionnelle avec ruminations obsédantes) ;

4. Les réactions asthéniques pures (natures faibles, "tristes", incapables de réagir ou de réprimer). Cette "dépression réactionnelle" se distingue d’une dépression endogène par le besoin de communication avec autrui.

Ces types de réactions, souligne Paul Bercherie, « représentent des types idéaux, toujours combinés dans la réalité empirique47. »

Dans la suite, Ernst Kretschmer étudie le développement du délire proprement dit, en considérant "la disposition caractérielle" et l’influence de l’Erlebnis, c’est-à-dire l’événement vécu, la façon dont on donne du sens aux événements de la vie. Philippe de Georges note que « Kretschmer formule finalement que ce sont les expériences vécues "qui créent le paranoïaque"48. » Le concept d’Erlebnis est un terme issu de la phénoménologie d’Edmund Husserl et repris par Karl Jaspers dans le champ psychiatrique. Le délire de relation des sensitifs présente : « un défaut d’expansion, incapacité à opérer une décharge, douceur, faiblesse, subtilité, vulnérabilité49 ». Au niveau clinique, le patient a une propension marquée à l’autocritique et surtout, point essentiel, ledit patient conserve sa confiance envers son thérapeute. Philippe De Georges ajoute que « le sensitif n’est pas d’un bloc. Le conflit interne et la contradiction le définissent. […] Il oscille entre certitude et critique, orgueil blessé et agressivité, humiliation et indignité, dénonciation de l’autre et recherche d’autopunition…. Si le paranoïaque est "non contradictoire", le kretschmérien dialectise : accessible à la discussion, réceptif aux arguments adverses ou au raisonnement, il ne fait jamais entrer le

       

47 Bercherie P. Les fondements de la clinique. Histoire et structure du savoir psychiatrique, Paris : Navarin, 1980, p. 211 

48 De Georges, P. De quoi Kretschmer est-il le nom ?. La Cause freudienne, vol. 73, no 3, 2009, p. 151.

thérapeute dans la série de ses persécuteurs50. » De fait, ce tableau clinique, n’est pas sans évoquer la névrose obsessionnelle et, note Paul Bercherie, « La guérison plus ou moins rapide est de règle et la conservation de la personnalité est totale, même dans les cas graves51. » Kretschmer décrit le cas paradigmatique du "délire des vieilles filles" - pendant féminin du cas des masturbateurs compulsifs où "leur infortune se lit dans leurs yeux" - avec Hélène Renner, femme de vingt-neuf ans, qui, à la suite d’un événement déclenchant qui fait écho à un épisode traumatique de l’enfance, bascule dans un délire où « tout le monde la regarde52

dans la rue et commente sa grossesse ». Philippe De Georges note que : « bien que l’apparente modestie du sensitif s’oppose à la suffisance arrogante des autres paranoïaques, la touche mégalomane est tout de même là : le sujet est le centre du monde. Tout fait signe et converge vers lui. Hélène interprète chaque propos comme la visant et la dénonçant, mais toujours sur un mode allusif53. ». De fait, dans le cas de la paranoïa sensitive de Kretschmer, on note un délire de relation où le patient cherche la signification cachée de chaque fait, fût-ce le plus minime. Il n’y a pas d’hallucination, mais une intuition entraînant une interprétation univoque. Ainsi, au moi hypertrophié du paranoïaque de combat de Kraepelin, s’oppose le moi hyperesthésique du paranoïaque kretschmérien. La paranoïa sensitive a un fond dépressif, c’est « la paranoïa des introvertis, […] C’est l’envers de l’image classique du paranoïaque : on lui en veut, et il en veut. Là, loin de bousculer le monde, on a des paranoïaques qui n’en veulent pas. C’est la paranoïa des faibles, des humiliés. […] Les paranoïaques kretschmériens sont des paranoïaques modestes, écrasés, douloureux, qui s’autodévalorisent54. » Guy Briole ajoute très pertinemment : « Dans certains milieux professionnels, on rencontre fréquemment ces serviteurs de l’État absolument exemplaires qui sont des humiliés obéissants, ayant une très haute idée d’eux-mêmes sans jamais pouvoir l’exprimer, se cantonnant à une modestie en rapport avec leur situation. Jusqu’à ce qu’un jour, une observation, une remarque leur soit faite. Dès lors, on voit se mettre en place ce délire de relation, où le sujet se vit au centre d’un procès. "Délire de relation" est bien le terme, puisqu’il se trouve en place d’être l’objet du regard et des reproches de tous55. »

       

50 De Georges, P. De quoi Kretschmer est-il le nom ?. op. cit., p. 147. 

51 Bercherie P. Les fondements de la clinique. Histoire et structure du savoir psychiatrique, op. cit., p. 212.

52 P. De Georges souligne : « Elle entend qu’on dit d’elle : "on le voit d’après les yeux" ou bien "quelle cochonne". ». Jacques Lacan, à cet égard, parlera de « sonorisation du regard » dans son séminaire R.S.I. du 8 avril 1975.

53 De Georges, P. De quoi Kretschmer est-il le nom ?. op. cit., p. 143.

54 Miller, J.A., in De Georges, P. De quoi Kretschmer est-il le nom ?. op. cit., p. 148.

Eugen Bleuler : le concept de dissociation

Bleuler introduit le terme de "schizophrénie", du grec schizo "séparé" et de phrên, "l'esprit" pour désigner la démence précoce de Kraepelin. Il la définit comme suit : « Nous désignons sous le nom de démence précoce ou schizophrénie un groupe de psychoses qui évolue tantôt sous le mode chronique, tantôt par poussées, qui peut s'arrêter ou rétrocéder à n'importe quel stade, mais qui ne permet sans doute pas de restitio ad integrum complète. Ce groupe est caractérisé par une altération de la pensée, du sentiment et des relations avec le monde extérieur d'un type spécifique et qu'on ne rencontre nulle part ailleurs56. » Point fondamental pour Bleuler : « Il existe dans tous les cas une scission plus ou moins nette des fonctions psychiques... » Contrairement à Kraepelin, Bleuler ne considère pas le dénouement de la maladie comme le critère principal, mais prend en compte "la tendance de sa marche vers le dénouement".

Il distingue les symptômes fondamentaux, caractéristiques de la maladie, des symptômes accessoires :

 « Les symptômes fondamentaux sont constitués par le trouble schizophrénique des associations et de l'affectivité, par une tendance à placer sa propre fantaisie au-dessus de la réalité et à se retrancher de celle-ci (autisme)57. »

Il accorde une importance particulière à l'ambivalence, terme que Freud étendra à la névrose et aux formations de l'inconscient58 : « La tendance de l'esprit schizophrène à doter simultanément les éléments psychiques les plus divers des signes négatifs et positifs (ambivalence) n'est certes pas toujours très développée […], on la rencontre généralement même dans les cas légers, et elle est une conséquence si directe du trouble schizophrénique du trouble des associations que son absence complète est invraisemblable. C'est pourquoi nous la citons parmi les symptômes fondamentaux. La même représentation peut être teintée au même instant de sentiments agréables et désagréables (ambivalence affective) : le mari aime et hait sa femme59. »

 Concernant les symptômes accessoires : « Il n'est pas fréquent que les symptômes fondamentaux soient si fortement développés qu'ils mènent le patient à l'asile. Ce ne sont

       

56 Bleuler, E., Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, Paris : Epel, 1993, p. 45.

57 Ibid., p. 55.

58 "Ce terme d'ambivalence est à la base d'une grande confusion, car il est largement utilisé par Freud dans une acceptation à la fois proche et différente : le névrosé est ambivalent, mais l'est en pensée ; ses rêves, ses actes manqués, etc. révèlent l'ambivalence de ses sentiments à l'égard de l'objet aimé. Les malades de Bleuler, eux, le sont en acte, témoignant justement d'une impossibilité d'être ambivalents au sens freudien du terme : un névrosé