• Aucun résultat trouvé

L’approche de Gustave Guillaume

La subduction guillaumienne

Chez Gustave Guillaume il n’est pas question de dématérialisation mais de

« subduction ». Les deux termes ne sont pas équivalents, puisque Gustave Guillaume lui-même distingue deux types de subduction : la subduction ésotérique et la subduction exotérique. Nous distinguerons également des deux premières la subduction historique.

Cette triple distinction n’est pas purement rhétorique. Elle permet d’affiner l’analyse et de distinguer divers niveaux, là où les auteurs que nous avons cités antérieurement les confondent en un seul phénomène, ce qui les conduit à des conclusions rapides et imprécises.

Subduction ésotérique et subduction exotérique

Gustave Guillaume définit dans un premier temps la subduction exotérique :

80 Manuel Pérez Saldanya, « Entre ir y venir… », op. cit., p. 4.

Au début, la subduction du verbe n’est sensible que par rapport aux autres verbes. Ainsi, être, qui ne peut avoir alors que le sens plein d’« exister », apparaît subductif, idéellement antécédent, par rapport au reste de la matière verbale. Ne faut-il pas « d’abord » être pour pouvoir « ensuite » se mouvoir, aller, venir […], etc., etc. La subduction, aussi longtemps qu’elle ne dépasse pas ce degré, laisse au verbe qui en fait l’objet, la plénitude de sa signification.

Ainsi limitée, nous la nommerons subduction exotérique (extérieure : non cachée dans le mot, non secrète en lui).81

Il établit donc une hiérarchie sémantique de verbes, certains préexistant

« idéellement » aux autres. Remarquons que le mouvement arrive très vite après l’existence qui est, elle, la condition fondamentale à toute opération. Cette hypothèse d’une antériorité sémantique de certains verbes par rapport aux autres est reprise de façon approfondie par Gilles Luquet dans sa description des prétérits forts en espagnol : Une véritable hiérarchie s’établit en fait entre les notions exprimées par les verbes de la langue, une hiérarchie en vertu de laquelle certaines de ces notions préexistent aux autres, c’est-à-dire se situent dans leur antécédence conceptuelle.82

Il faut préciser par ailleurs, que non seulement ces verbes « fondamentaux » s’organisent les uns par rapport aux autres, mais qu’ils le font également à plus grande échelle, puisqu’ils se situent dans l’antériorité notionnelle d’autres verbes dont ils expriment le caractère général (ce sont des verbes hyperonymes).

De cette subduction exotérique en dérive une autre, cette fois-ci au niveau du signifié de langue lui-même :

Plus avant, dans sa propre marche, la subduction a d’autres conséquences. Elle conduit le verbe non plus seulement dessous des autres verbes, mais au-dessous des sens moins subductifs qu’il a, dans le procès même de sa subduction, occupés antérieurement. Autrement dit, elle le fait subductif intérieurement : par rapport à lui-même. D’exotérique qu’elle était initialement, la subduction en s’amplifiant, devient ésotérique (intérieure : cachée dans le mot, secrète en lui).83

Gustave Guillaume établit donc une chronologie conceptuelle : les verbes s’organisent d’abord au sein du système verbal de façon hiérarchisée, pour ensuite appliquer la subduction à leur signifié même. La capacité à se subduire

« ésotériquement » révèle – ou rend possible – un emploi élargi :

[le verbe être] prendra dans la subduction plus ou moins profonde de l’idée d’existence un sens moins pénétrable, aussi facile à manier que difficile à fixer.

Le contraste, frappant, tient à ce que la subduction ésotérique ramène le mot en

81 Gustave Guillaume (1938), « Théorie des auxiliaires et faits connexes », in Langage et science du langage, Paris, A.G. Nizet [1933-1958] 1994, p. 74-75. Gustave Guillaume décrit plus précisément les verbes français qui se situent dans l’antériorité sémantique des autres in Temps et verbe, op. cit., p. 47-48.

82 Gilles Luquet, « Un cas de motivation du signe linguistique : l’opposition régulier/irrégulier dans l’histoire des prétérits indéfinis », in Regards sur le signifiant, op. cit., p. 42.

83 Gustave Guillaume (1938), « Théorie des auxiliaires et faits connexes », op. cit., p. 75.

deçà de la pensée pensée – d’où la difficulté proportionnelle d’en fixer le sens – et l’engage pour autant dans la pensée pensante – d’où la facilité proportionnelle de maniement.84

La fréquence d’emploi est inversement proportionnelle à l’abstraction du verbe et à sa lisibilité (« d’où la difficulté proportionnelle d’en fixer le sens »), puisque, habilité à servir dans de très nombreuses situations, il se révèle un outil linguistique précieux.

Nous reviendrons sur la lisibilité du signe, qui, pour nous, n’est brouillée que par l’ombrage du contexte.

Bien que le raisonnement suivi par Gustave Guillaume soit séduisant, on en revient, avec la subduction ésotérique, à l’idée que nous avons antérieurement rejetée de dématérialisation, de perte de sens, pour reprendre ses termes, « d’instabilité sémantique » :

La subduction doit à son allure essentiellement différentielle de devenir dans la langue, en s’y développant, un facteur d’instabilité sémantique. […] Sous une subduction ésotérique nulle ou voisine de la nullité, le verbe avoir signifiera

« posséder », le verbe will, « vouloir », le verbe werden, « devenir ». Sous une subduction ésotérique accusée, les mêmes verbes prendront par une descente plus ou moins profonde au-dessous d’eux-mêmes, qui en fera des auxiliaires, une signification dont l’impénétrabilité sera proportionnelle à la descente accomplie.85

Reste à voir si l’on peut défendre l’idée d’une subduction historique.

Subduction ésotérique et diachronie

Le problème de la subduction historique, si elle existe, est qu’il est quasiment impossible de déterminer le moment où le signifié se subduit, à moins de constater un changement sémiologique flagrant, qui s’accompagne généralement d’une variation d’ordre syntaxique (les contraintes et les possibilités changent, car c’est tout le système qui se réorganise). Et on ne peut, quelle que soit la posture adoptée, défendre l’idée d’une subduction en synchronie86.

84 Ibid, p. 75.

85 Ibid, p. 76.

86 Ainsi que le précise Marie-France Delport : « une subduction diachronique peut fort aisément se concevoir sans qu’on lui adjoigne la représentation d’interceptions qui refléteraient en synchronie ses diverses étapes ». Pour l’auteur, « supposer, à un stade de son histoire, la coexistence de sens plus ou moins subduits » [serait] « confondre le signifié et les expériences du monde auxquelles ce signifié permet de référer ». In Deux verbes espagnols : haber et tener. Étude lexico-syntaxique – Perspective historique et comparative, Paris, Éditions Hispaniques, 2004, p. 65.