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4 Apprentissage et externalisation des connaissances

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 81-85)

Maintenant que nous avons d´ecrit la teneur des connaissances impliqu´ees dans la mise en oeuvre d’un savoir-faire comme la conduite du changement, nous pouvons nous int´eresser au processus par lequel ces connaissances sont acquises (transmises ou cr´e´ees), `a savoir l’ap-prentissage. Car de la nature de l’apprentissage d´ependent directement les dispositifs de par-tage des connaissances, en particulier pr´e-r´efl´echies, `a mettre en place. A travers les notions d’«apprentissage organisationnel», d’«apprentissage situ´e» et d’«apprentissage implicite», nous commencerons par montrer que les processus en jeu dans l’apprentissage ´echappent en grande partie `a la conscience et `a la volont´e du sujet. Acqu´erir de nouvelles connaissances implique le sujet dans sa globalit´e, notamment dans son appartenance organisationnelle, son activit´e et son v´ecu ´emotionnel et corporel. Ce constat relativise la pertinence d’une d´emarche d’externalisation en montrant que ce n’est pas toujours par l’acquisition individuelle d’infor-mations explicites que l’on acquiert de nouvelles connaissances. Mais nous insisterons dans un second temps sur l’utilit´e de la prise de conscience pour l’apprentissage.

4.1 Apprentissage organisationnel

Tout d’abord, l’individu n’est pas seul `a apprendre, il s’inscrit dans un groupe ou une organisation dont on peut aussi dire qu’ils«apprennent», et ce en deux sens. D’une part, les connaissances que les membres de l’organisation acqui`erent peuvent devenir ind´ependantes de ces derniers, c’est-`a-dire se conserver dans la m´emoire organisationnelle malgr´e leur d´epart et se transmettre ainsi de g´en´eration en g´en´eration de personnels.51 En ce sens, l’apprentissage organisationnel d´esigne la capacit´e de l’organisation `a conserver et partager les nouvelles pratiques cr´e´ees par ses membres et se manifeste «quand les nouveaux com-portements, connaissances ou valeurs sont produits, partag´es et utilis´es.»52 L’organisation dispose de deux grandes cat´egories de moyens de favoriser la conservation et le partage des

50Voir p. 90.

51Voir la notion de«connaissances collectives» p. 62.

52(Ingham 1997), p. 10

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connaissances de ses personnels : la socialisation, d’une part et la capitalisation, d’autre part. Nous reviendrons sur la pr´esentation de ces deux options `a la p. 84.

D’autre part, il existe un «apprentissage organisationnel» dans le sens o`u l’organisation est plus ou moins favorable `a la cr´eativit´e de ses membres, selon qu’elle reconnaˆıt les initiatives innovantes, ou encore qu’elle propose des cadres pour l’´echange formel ou informel de connais-sances. Les capacit´es d’apprentissage d’une organisation apparaissent ici ´etroitement li´es `a ses capacit´es de changement.

Comme B´ezard (2007), nous pensons que les deux sens de la notion d’apprentissage organi-sationnel sont intimement li´es : les capacit´es de cr´eation et d’adaptation d’une organisation d´ependent directement de ses capacit´es `a conserver et partager ses connaissances.

«C’est la nature mˆeme du patrimoine de connaissances accumul´e dans une organisa-tion qui pr´ed´etermine le sentier d’´evolution de ces connaissances (voire de l’organisation elle-mˆeme) (...). D`es lors, la gestion des connaissances devient un outil pour l’innova-tion.»(B´ezard 2007), p.230

4.2 Apprentissage situ´e

La th´eorie de l’apprentissage situ´e insiste plus g´en´eralement sur l’inscription des processus d’apprentissage dans un contexte. A l’origine de cette th´eorie se trouve l’id´ee selon laquelle nos plans (ou repr´esentations) ne d´ecrivent et ne d´eterminent jamais enti`erement le d´eroulement de l’action (Suchman 2007). Si nous utilisons et construisons des plans en cours d’action, ces plans sont toujours insuffisants pour d´ecrire les processus suivis par l’expert dans la mesure o`u la connaissance est profond´ement ancr´ee dans un contexte d’usage. Il s’ensuit que l’apprentissage doit lui aussi ˆetre situ´e, c’est-`a-dire rendre l’apprenti le plus actif possible afin qu’il acqui`ere ses comp´etences par l’action elle-mˆeme. En d’autres termes, l’apprenant ne doit pas ˆetre un r´ecepteur passif d’informations mais un acteur engag´e dans la r´esolution de probl`emes r´eels et motivants. Lave et Wenger (2008) insistent tout particuli`erement sur le contexte social de l’apprentissage : c’est en interagissant avec les membres d’une communaut´e que l’on peut acqu´erir des comp´etences. Comme nous l’avons d´ej`a ´evoqu´e `a la p. 30, cette conception de l’apprentissage peut menacer la pertinence d’une d´emarche d’externalisation en l’assimilant `a une vaine tentative de d´econtextualisation des connaissances.

4.3 Apprentissage implicite

Une autre forme d’apprentissage se distingue de l’apprentissage par acquisition volontaire d’informations abstraites. Il s’agit de l’«apprentissage implicite» ou«mode d’acquisition non intentionnel»(Leplat 1992), c’est-`a-dire sans volont´e ni conscience. Cette notion contient l’id´ee selon laquelle les connaissances pr´e-r´efl´echies (voir p. 66) seraient acquises par des pro-cessus eux-mˆemes pr´e-r´efl´echis.

Perruchet (1988b) d´efinit l’«apprentissage sans conscience» comme l’«ensemble des influences

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a long terme que les ´ev´enements non consciemment identifi´es au moment de leur occurrence peuvent exercer sur le comportement.» Autrement dit, certains ´ev´enements, m´emoris´es sans conscience, par une «m´emoire implicite», d´etermineraient nos comportements sans que nous nous en apercevions. Les ph´enom`enes de «pr´eactivation» (priming) illustrent cette forme

d’apprentissage : si l’on pr´esente tr`es rapidement une liste de mots `a un sujet sans lui de-mander d’y porter attention, il aura plus de facilit´e `a identifier ces mots dans le cadre d’un prochain exercice que s’il ne les avait pas visualis´es et ce bien qu’il n’ait eu aucune intention ni effort d’apprentissage.

Reber (1993) soutient que mˆeme des processus d’apprentissage complexes pourraient ˆetre implicites. Pour cela, il invoque l’exp´erience suivante : des sujets tˆachent de m´emoriser des suites de lettres qui ne forment aucun mot connu sans savoir que ces suites ont en r´ealit´e

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et´e g´en´er´ees `a partir de r`egles, en l’occurrence celles de la grammaire artificielle en chaˆıne de Markov. L’existence d’une structure grammaticale au sein des suites de lettres est ensuite r´ev´el´ee aux sujets qui doivent alors identifier parmi de nouvelles suites celles qui respectent cette grammaire. Il apparaˆıt que les sujets de cette exp´erience obtiennent des performances bien meilleures que ceux qui n’ont pas m´emoris´e les premi`eres suites de lettres. Ils auraient donc appris une r`egle grammaticale sans le vouloir et sans pouvoir expliciter cette r`egle. Re-ber (1993) explique ce ph´enom`ene d’apprentissage implicite par la trop grande complexit´e de certaines situations qui empˆecherait qu’elles soient trait´ees de fa¸con enti`erement consciente.

L’apprentissage implicite sous-tendrait l’acquisition de la plupart des processus cognitifs `a la base du langage, de la perception, ou encore de la socialisation.

4.4 Apprentissage et prise de conscience

La question du degr´e de conscience requis pour l’apprentissage est fondamentale pour notre sujet : si les connaissances pr´e-r´efl´echies s’acqui`erent de fa¸con essentiellement pr´e-r´efl´echie, quelle place faire `a la d´emarche d’externalisation des connaissances ?53Serait-elle inutile pour d´evelopper le savoir-faire des acteurs de la conduite du changement ? Certains auteurs, qui insistent sur le rˆole de la prise de conscience pour la construction de connaissances complexes, nous incitent `a penser le contraire.54

En mˆeme temps que l’article de Perruchet dont il est question dans le paragraphe pr´ec´edent souligne l’existence d’un apprentissage implicite, il en souligne plusieurs limites. D’abord, les exp´eriences d’apprentissage implicite n’ont mis aucune m´emorisation `a long terme en

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evidence. Si l’on adh`ere `a l’id´ee selon laquelle «il y a apprentissage lorsque les comp´etences et les connaissances modifient la m´emoire `a long terme»,55 les ph´enom`enes de pr´e-activation ne sont pas des processus d’apprentissage.56 Perruchet invoque par ailleurs Mandler qui, en s’inspirant de Piaget, distingue deux processus capables d’op´erer sur les repr´esentations des sujets : l’«int´egration», d’une part, qui consiste en l’activation de plusieurs composantes d’une mˆeme repr´esentation mentale existante, et l’«´elaboration» d’autre part, qui consiste en

53Voir p. 86

54Notons que cette id´ee selon laquelle certains apprentissages exigent recul et prise de conscience de la part de l’apprenant n’est pas toujours contradictoire avec l’id´ee d’un apprentissage implicite. Au contraire, c’est justement parce qu’une grande part de nos m´ecanismes d’apprentissage ´echappent `a notre conscience que nous devons parfois «clarifier et remettre en cause les mod`eles mentaux» afin de corriger les «sauts conceptuels»

que nous faisons souvent sans nous en apercevoir (Senge 1991).

55(Boterf 2000), p.94

56Perruchet (1988b) s’oppose `a l’interpr´etation que fait (Reber 1993) de ses exp´eriences d’apprentissage de grammaires artificielles (voir paragraphe pr´ec´edent). Selon lui, la reconnaissance des mots respectant certaines r`egles grammaticales n’implique pas un apprentissage de ces r`egles : la reconnaissance consciente de similarit´es incompl`etes entre les mots pourrait suffire `a expliquer la performance des sujets

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l’activation de plusieurs repr´esentations. Si le premier processus, de simple«pr´e-activation», pourrait ˆetre automatique, le second processus, plus complexe et `a l’origine de la construction de nouvelles repr´esentations, requerrait la conscience du sujet.

Le Boterf (2000) souligne lui aussi l’importance de la prise de conscience dans les proces-sus d’apprentissage complexes. Selon lui, la connaissance ne s’acquiert que partiellement«en acte». Par ce premier type d’apprentissage le sujet peut certes «apprendre beaucoup, mais dans les limites de la r´ep´etition et de la reproduction `a l’identique» car la construction de connaissances nouvelles, l’acquisition de v´eritables comp´etences, synonymes de flexibilit´e et de capacit´e `a innover, requi`erent une «distanciation», ou conceptualisation de son action, par le sujet.57Plus pr´ecis´ement, la«m´eta-cognition»,58ou«retour r´eflexif du sujet sur les combina-toires de ressources et les strat´egies d’action qu’il a mises en oeuvre» serait«n´ecessaire pour pouvoir r´einvestir des sch`emes d’action dans des contextes vari´es». En d’autres termes, la prise de conscience rendrait possible le transfert de mod`eles appris `a des situations sp´ecifiques, doterait le sujet de capacit´es d’adaptation.

Le Boterf appuie sa th`ese de l’importance de la r´eflexivit´e sur la th´eorie de la boucle d’ap-prentissage exp´erientielle de Kolb, elle-mˆeme inspir´ee de la th´eorie constructiviste de Piaget.

Cette boucle, constitu´ee de 4 ´etapes, d´ecrit le processus cyclique par lequel le sujet enri-chit ses connaissances `a partir de sa propre exp´erience. Le v´ecu exp´erientiel constitue le point de d´epart indispensable du processus d’apprentissage. L’explicitation de l’exp´erience constitue ensuite un premier temps de r´eflexivit´e, qui ´equivaut `a ce que Piaget appelle le

«r´efl´echissement». La conceptualisation constitue alors un second temps de r´eflexivit´e, qui

´equivaut cette fois-ci `a ce que Piaget appelle la«r´eflexion». Il s’agit de construire des sch`emes op´eratoires, des mod`eles cognitifs g´en´eraux et invariants (types de probl`emes `a traiter, prio-rit´es `a traiter, risques probables etc.) qui ne se contentent plus de d´ecrire mais d’expliquer les situations professionnelles rencontr´ees. La recontextualisation ou transfert et transposition des mod`eles pr´ec´edemment construits `a de nouvelles situations, enfin, consiste `a appliquer les nouveaux sch`emes dans la pratique, que ce soit par simple «assimilation» en cas de si-tuation similaire aux pr´ec´edentes ou par v´eritable «accomodation» en cas de situation tr`es diff´erente. La n´ecessit´e de la r´eflexivit´e apparaˆıt clairement `a travers ce processus dont les

´etapes d’explicitation et de mod´elisation constituent le cœur et sans lesquelles la r´eutilisation des le¸cons apprises sur le terrain est impossible.

Enfin, Leplat (1992) souligne la fonction de la prise de conscience dans l’adaptation de

«comp´etences incorpor´ees» `a une situation probl´ematique inconnue. Si, alors qu’il met en œuvre son savoir-faire sans y penser, le sujet s’aper¸coit qu’il se trouve en situation d’´echec, son premier r´eflexe sera d’interrompre spontan´ement son activit´e afin d’instaurer une distance avec son action et de mieux en prendre conscience. Car prise de conscience et r´eflexion sont n´ecessaires `a la r´esolution de probl`emes inhabituels et, plus g´en´eralement, au d´eveloppement des comp´etences. D’o`u les dangers de comp´etences«trop incorpor´ees», lesquelles risquent de se d´egrader tout en devenant«scl´eros´ees».

57Cette distanciation est facilit´ee par la pr´esence d’un formateur qui interroge l’apprenant sur ses fa¸cons de faire ou encore le confronte avec les fa¸cons d’agir des autres apprenants.

58(Boterf 2000), p.63

Gestion et ing´ enierie des

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