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que partout ailleurs

Dans le document L'Ancien régime et la Révolution (Page 52-62)

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Une chose surprend au premier abord : la Révolution, dont l'objet propre était d'abolir partout le reste des institutions du moyen âge, n'a pas éclaté dans les contrées où ces institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur gêne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles les lui faisaient sentir le moins ; de telle sorte que leur joug a paru le plus insupportable là où il était en réalité le moins lourd.

Dans presque aucune partie de l'Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle, le servage n'était encore complètement aboli, et, dans la plupart, le peuple demeurait positivement attaché à la glèbe, comme au moyen âge. Presque tous les soldats qui composaient les armées de Frédéric Il et de Marie-Thérèse ont été de véritables serfs.

Dans la plupart des États d'Allemagne, en 1788, le paysan ne peut quitter la seigneurie, et s'il la quitte en peut le poursuivre partout où il se trouve et l'y ramener de force. Il y est soumis à la justice dominicale, qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et sa paresse. Il ne peut ni s'élever dans sa position, ni changer de profession, ni se marier sans le bon plaisir du maître. Une grande partie. de son temps doit être consacrée au service de celui-ci. Plusieurs années de sa jeunesse doivent s'écouler dans la domesticité du manoir. La corvée seigneuriale existe dans toute sa force, et peut s'étendre, dans certains pays, jusqu'à trois jours par semaine. C'est le paysan qui rebâtit et entretient les bâtiments du seigneur, mène ses denrées au marché, le conduit lui-même, et est chargé de porter ses messages. Le serf peut cependant devenir propriétaire foncier, mais sa propriété reste toujours très imparfaite. Il est obligé de cultiver son champ d'une certaine manière, sous l’œil du seigneur;

il ne peut ni l'aliéner ni l'hypothéquer à sa volonté. Dans certains cas on le force d'en vendre les produits ; dans d'autres on l'empêche de les vendre; pour lui, la culture est toujours obligatoire.

Sa succession même ne passe pas tout entière à ses enfants : une partie en est d'ordinaire retenue par la seigneurie.

Je ne recherche pas ces dispositions dans des lois surannées, je les rencontre jusque dans le code préparé par le grand Frédéric 9 et promulgué par son successeur, au moment même où la révolution française vient d'éclater.

9 Parmi les oeuvres du grand Frédéric, la moins connue, même dans son pays, et la moins éclatante est le code rédigé par ses ordres et promulgué par son successeur. Je ne sais néanmoins s'il en est aucune qui jette plus de lumières sur l'homme lui-même et sur le temps, et montre mieux l'influence réciproque de l'un sur l'autre.

Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu'on attribue à ce mot; il n'a pas seulement pour but de régler les rapports des citoyens entre eux, mais encore les rapports des citoyens et de l'État : c'est tout à la fois un code civil, un code criminel et une charte.

Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre de principes généraux exprimés dans une forme très philosophique et très abstraite, et qui ressemblent sous beaucoup de rapports à ceux qui remplissent la Déclaration des droits de l'homme dans la constitution de 1791.

On y proclame que le bien de l'État et de ses habitants y est le but de la société et la limite de la loi; que les lois ne peuvent borner la liberté et les droits des citoyens que dans le but de l'utilité commune; que chaque membre de l'État doit travailler au bien général dans le rapport de sa position et de sa fortune; que les droits des individus doivent céder devant le bien général.

Nulle part il n'est question du droit héréditaire du prince, de sa famille, ni même d'un droit particulier, qui serait distinct du droit de l'État. Le nom de l'État est déjà le seul dont on se serve pour désigner le pouvoir royal.

Par contre, on y parle du droit général des hommes : les droits généraux des hommes se fondent sur la liberté naturelle de faire son propre bien sans nuire au droit d'autrui. Toutes les actions qui ne sont pas défendues par la loi naturelle ou par Une loi positive de l'État sont permises. Chaque habitant de l'État peut exiger de celui-ci la défense de sa personne et de sa propriété, et a le droit de se défendre lui-même par la force si l'État ne vient à son aide.

Après avoir exposé ces grands principes, le législateur, au lieu d'en tirer, comme dans la constitution de 1791, le dogme de la souveraineté du peuple et l'organisation d'un gouvernement populaire dans une société libre, tourne court et va à une autre conséquence également démocratique, mais non libérale; il considère le prince comme le seul représentant de l'État, et lui donne tous les droits qu'on vient de reconnaître à la société. Le souverain n'est plus dans ce code le représentant de Dieu, il n'est que le représentant de la société, son agent, son serviteur, comme l'a imprimé en toutes lettres Frédéric dans ses oeuvres; mais il la représente seul, il en exerce seul tous les pouvoirs. Le chef de l'État, est-il dit dans l'introduction, à qui le devoir de produire le bien général, qui est le seul but de la société, est donné, est autorisé à diriger et à régler tous les actes des individus vers ce but.

Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant de la société, je trouve ceux-ci : maintenir la paix et la sécurité publiques au dedans, et y garantir chacun contre la violence. Au dehors, il lui appartient de faire la paix et la guerre; lui seul doit donner des lois et faire des règlements généraux de police; il possède seul le droit de faire grâce et d'annuler les poursuites criminelles.

Toutes les associations qui existent dans l'État, tous les établissements publics sont sous son inspection et sa direction, dans l'intérêt de la paix et de sa sécurité générales. Pour que le chef de l'État puisse remplir des obligations, il faut qu'il ait de certains revenus et des droits utiles; il a donc le pouvoir d'établir des impôts sur les fortunes privées, sur les personnes, leurs professions, leur commerce, leur produit ou leur

consommation. Les ordres des fonctionnaires publics qui agissent en son nom doivent être suivis comme les siens mêmes pour tout ce qui est placé dans les limites de leurs fonctions.

Sous cette tête toute moderne nous allons maintenant voir apparaître un corps tout gothique ; Frédéric n'a fait que lui ôter ce qui pouvait gêner l'action de son propre pouvoir, et le tout va former un être monstrueux qui semble une transition d'une création à une autre. Dans cette production étrange, Frédéric montre autant de mépris pour la logique que de soin de sa puissance et d'envie de ne pas se créer de difficultés inutiles en attaquant ce qui était encore de force à se défendre.

Les habitants des campagnes, à l'exception de quelques districts et de quelques localités, sont placés dans une servitude héréditaire qui ne se borne pas seulement aux corvées et services qui sont inhérents à la possession de certaines terres, mais s'étendent, ainsi que nous l'avons vu, jusqu'à la personne du possesseur.

La plupart des privilèges des propriétaires de sol sont de nouveau consacrés par le code ; on peut même dire qu'ils le sont contre le code ; puisqu'il est dit que, dans les cas où la coutume locale et la nouvelle législation différaient, la première doit être suivie. On déclare formellement que l'État ne peut détruire aucun de ces privilèges qu'en les rachetant et en suivant les formes de la justice.

Le code assure, il est vrai, que le servage proprement dit (Leibeigenschaift), en tant qu'il établit la servitude personnelle, est aboli, mais la subjection héréditaire qui le remplace (Esbunterthänigkeit) est encore une sorte de servitude, comme on a pu le juger en lisant le texte.

Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement séparé du paysan; entre la bourgeoisie et la noblesse, on y reconnaît une sorte de classe intermédiaire : elle se compose de hauts fonctionnaires qui ne sont pas nobles, des ecclésiastiques, des professeurs des écoles savantes, gymnases et universités.

Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bourgeois n'étaient pas, du reste, confondus avec les nobles ; ils restaient, au contraire, dans un état d'infériorité vis-à-vis de ceux-ci. Ils ne pouvaient pas, en général, acheter des biens équestres, ni obtenir les places les plus élevées dans le service civil. Ils n'étaient pas non plus hoflähig, c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon dans des cas rares, et jamais avec leurs familles. Comme en France, cette infériorité blessait d'autant plus que chaque jour cette classe devenait plus éclairée et plus influente, et que les fonctionnaires bourgeois de l'État, s'ils n'occupaient pas les postes les plus brillants, remplissaient déjà ceux où il y avait le plus de choses et les choses les plus utiles à faire. L'irritation contre les privilèges de la noblesse, qui, chez nous, allait tant contribuer à la Révolution, préparait en Allemagne l'approbation avec laquelle celle-ci fut d'abord reçue. Le principal rédacteur du code était pourtant un bourgeois, mais il suivait sans doute les ordres de son maître.

La vieille constitution de l'Europe n'est pas assez mince dans cette partie de l'Allemagne pour que Frédéric croie, malgré le mépris qu'elle lui inspire, qu'il soit encore temps d'en faire disparaître les débris.

En général, il se borne à enlever aux nobles le droit de s'assembler et d'administrer en corps, et laisse à chacun d'eux individuellement ses privilèges ; il ne fait qu'en limiter et en régler l'usage. Il arrive ainsi que ce code, rédigé par les ordres d'un élève de nos philosophes, et appliqué après que la Révolution française a éclaté, est le document législatif le plus authentique et le plus récent qui donne un fondement légal à ces mêmes inégalités féodales que la Révolution allait abolir dans toute l'Europe.

La noblesse y est déclarée le principal corps de l'État; les gentilshommes doivent être nommés de préférence, y est-il dit, à tous les postes d'honneur, quand ils sont capables de les remplir. Eux seuls peuvent posséder des biens nobles, créer des substitutions, jouir des droits de chasse et de justice inhérents aux biens nobles, ainsi que des droits de patronage sur les églises ; seuls ils peuvent prendre le nom de la terre qu'ils possèdent. Les bourgeois autorisés par exception expresse à posséder des biens nobles ne peuvent jouir que dans les limites exactes de cette permission des droits et honneurs attachés à la possession de pareils biens. Le bourgeois, fût-il possesseur d'un bien noble, ne peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet héritier est du premier degré. Dans le cas où il n'y aurait pas de tels héritiers ou d'autres héritiers nobles, le bien devait être licité.

Une des portions les plus caractéristiques du code de Frédéric est le droit pénal en matière politique qui y est joint.

Rien de semblable n'existait plus en France depuis longtemps : le paysan allait, venait, achetait, vendait, traitait, travaillait à sa guise. Les derniers vestiges du servage ne se faisaient plus voir que dans une ou deux provinces de l'Est, provinces conquises ; partout ailleurs il avait entièrement disparu, et même son abolition remontait à une époque si éloignée que la date en était oubliée. Des recherches savantes, faites de nos jours, ont prouvé que, dès le XIIIe siècle, on ne la rencontre plus en Normandie.

Mais il s'était fait dans la condition du peuple, en France, une bien autre révolution encore : le paysan n'avait pas seulement cessé d'être serf; il était devenu propriétaire foncier.

Ce fait est encore aujourd'hui si mal établi, et il a eu, comme on le verra, tant de conséquences, qu'on me permettra de m'arrêter un moment ici pour le considérer.

On a cru longtemps que la division de la propriété foncière datait de la Révolution et n'avait été produite que par elle; le contraire est prouvé par toutes sortes de témoignages.

Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume Il, qui, malgré la partie féodale et absolutiste de la législation dont je viens de donner un aperçu, croyait apercevoir dans cette œuvre de son oncle des tendances révolutionnaires, et qui en fit suspendre la publication jusqu'en 1794, ne se rassurait, dit-on, qu'en pensant aux excellentes dispositions pénales à l'aide desquelles ce code corrigeait les mauvais principes qu'il contenait. Jamais, en effet, on ne vit, même depuis, en ce genre, rien de plus complet; non seulement les révoltes et les conspirations sont punies avec la plus grande sévérité ; mais les critiques irrespectueuses des actes du gouvernement sont également réprimées très sévèrement. On défend avec soin l'achat et la distribution d'écrits dangereux : l'imprimeur, l'éditeur et le distributeur sont responsables du fait de l'auteur. Les redoutes, les mascarades et autres amusements sont déclarés réunions publiques ; elles doivent être autorisées par la police. Il en doit être ainsi même des repas dans les lieux publics. La liberté de la presse et de la parole sont étroitement soumises à une surveillance arbitraire. Le port des armes à feu est défendu.

Tout à travers de cette oeuvre à moitié empruntée au moyen âge apparaissent enfin des dispositions dont l'extrême esprit centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est déclaré que c'est à l'État qu'il incombe de veiller à la nourriture, à l'emploi et au salaire de tous ceux qui ne peuvent s'entretenir eux-mêmes et qui n'ont droit ni aux secours du seigneur ni aux secours de la commune: on doit assurer à ceux-là du travail conformément à leurs forces et à leur capacité. L'État doit former des établissements par lesquels la pauvreté des citoyens soit secourue. L'État est autorisé de plus à détruire les fondations qui tendent à encourager la paresse et distribuer lui-même aux pauvres l'argent dont ces établissements disposaient.

Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la timidité dans la pratique, qui ont le caractère de cette oeuvre du grand Frédéric, s'y retrouvent partout. D'une part, on proclame le grand principe de la société moderne, que tout le monde doit être également sujet à l'impôt; de l'autre, on laisse subsister les lois provinciales qui contiennent des exemptions à cette règle. On affirme que tout procès entre un sujet et le souverain sera jugé dans les formes et suivant les prescriptions indiquées pour tous les autres litiges ; en fait, cette règle ne fut jamais suivie quand les intérêts ou les passions du roi s'y opposèrent. On montra avec ostentation le moulin de Sans-Souci, et l'on fit plier sans éclat la justice dans plusieurs autres circonstances.

Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en apparence, innova peu en réalité, et ce qui le rend par conséquent si curieux à étudier pour bien connaître l'état vrai de la société dans cette partie de l'Allemagne à la fin du XVIIIe siècle, c'est que la nation prussienne parut à peine s'apercevoir de sa publication. Les légistes seuls l'étudièrent, et de nos jours il y a un grand nombre de gens éclairés qui ne l'ont jamais lu.

Vingt ans au moins avant cette révolution, on rencontre des sociétés d'agriculture qui déplorent déjà que le sol se morcelle outre mesure. « La division des héritages, dit Turgot vers le même temps, est telle que celui qui suffisait pour une seule famille se partage entre cinq ou six enfants. Ces enfants et leurs familles ne peuvent plus dès lors subsister uniquement de la terre. » Necker avait dit, quelques années plus tard, qu'il y avait en France une immensité de petites propriétés rurales.

Je trouve, dans un rapport secret fait à un intendant peu d'années avant la Révolution :

« Les successions se subdivisent d'une manière égale et inquiétante, et, chacun voulant avoir de tout et partout, les pièces de terre se trouvent divisées à l'infini et se subdivisent, sans cesse. » Ne croirait-on pas que ceci est écrit de nos jours?

J'ai pris moi-même des peines infinies pour reconstruire en quelque sorte le cadastre de l'ancien régime, et j'y suis quelquefois parvenu. D'après la loi de 1790 qui a établi l'impôt foncier, chaque paroisse a dû dresser un état des propriétés alors existantes sur son territoire.

Ces états ont disparu pour la plupart; néanmoins je les ai retrouvés dans un certain nombre de villages, et, en les comparant avec les rôles de nos jours, j'ai vu que, dans ces villages-là, le nombre des propriétaires fonciers s'élevait à la moitié, souvent aux deux tiers du nombre actuel; ce qui paraîtra bien remarquable si l'on pense que la population totale de la France s'est accrue de plus d'un quart depuis ce temps.

Déjà, comme de nos jours, l'amour du paysan pour la propriété foncière est extrême, et toutes les passions qui naissent chez lui de la possession du sol sont allumées. « Les terres se vendent toujours au-delà de leur valeur, dit un excellent observateur contemporain ; ce qui tient à la passion qu'ont tous les habitants pour devenir propriétaires. Toutes les épargnes des basses classes, qui ailleurs sont placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont destinées en France à l'achat des terres. »

Parmi toutes les choses nouvelles qu'Arthur Young aperçoit chez nous, quand il nous visite pour la première fois, il n'y en a aucune qui le frappe davantage que la grande division du sol parmi les paysans; il affirme que la moitié du sol de la France leur appartient en propre. « Je n'avais nulle idée, dit-il souvent, d'un pareil état de choses » ; et, en effet, un pareil état de choses ne se trouvait alors nulle part ailleurs qu'en France, ou dans son voisinage le plus proche.

En Angleterre il y avait eu des paysans propriétaires, mais on en rencontrait déjà beaucoup moins. En Allemagne on avait vu, de tout temps et partout, un certain nombre de paysans libres et qui possédaient en toute propriété des portions du sol. Les lois particulières, et souvent bizarres, qui régissaient la propriété du paysan, se retrouvent dans les plus vieilles coutumes germaniques; mais cette sorte de propriété a toujours été un fait exceptionnel, et le nombre de ces petits propriétaires fonciers fort petit.

peu près aussi libre qu'en France, sont situées, la plupart, le long du Rhin ; c'est aussi là que les passions révolutionnaires de la France se sont le plus tôt répandues et ont été toujours le

peu près aussi libre qu'en France, sont situées, la plupart, le long du Rhin ; c'est aussi là que les passions révolutionnaires de la France se sont le plus tôt répandues et ont été toujours le

Dans le document L'Ancien régime et la Révolution (Page 52-62)

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