• Aucun résultat trouvé

Depuis [Saussure, 1916] il est admis que l’analyse linguistique s’articule selon deux axes, syn- tagmatique et paradigmatique. Or l’immense majorité des théories linguistiques ne considèrent que le premier de ces axes pour élaborer leurs grammaires (c’est notamment ce que constate [Deulofeu, 2003]). Ce que nous proposons, à travers l’idée de multi-dimensionnalité de l’ana- lyse, est de proposer un traitement qui tienne compte des deux axes à la fois.

Ceci remet en question une grande partie des éléments qui sont souvent considérés comme des invariants de l’analyse syntaxique (notamment), et pour en mesurer les conséquences il convient de revenir un peu plus précisément sur la notion de paradigme. [Dubois et al., 1994] en dit la chose suivante :

(...) un paradigme est constitué par l’ensemble des unités entretenant entre elles un rapport virtuel de substituabilité. F. de Saussure retient surtout le caractère virtuel de ces paradigmes. En effet, la réalisation d’un terme (= sa formulation dans l’énoncé) exclut la réalisation concomitante des autres termes. A côté des rapports in præsentia, les phénomènes du langage impliquent également des rapports in absentia, virtuels. On dira ainsi que les unités a, b, c, ...n appartiennent au même paradigme si elles sont susceptibles de se substituer les unes aux autres dans le même cadre typique (syntagme, phrase, morphème).

Si effectivement la mise en relation d’objets sur l’axe paradigmatique restait virtuelle dans les productions alors on n’aurait pas besoin d’en tenir compte dans une analyse. Mais il arrive pourtant que plusieurs objets occupent le même paradigme, comme cela a été montré par Claire Blanche-Benveniste (cf. p.ex. [Blanche-Benveniste, 1987]), et il est donc nécessaire de pouvoir le représenter et en tenir compte. Voilà pourquoi nous posons que la représentation des relations paradigmatiques revêt la même importance que celle des relations syntaxiques dans notre grammaire, et voilà pourquoi nous posons que notre grammaire doit être multi- dimensionnelle.

D’un certain point de vue, cette position rejoint celles de [Meillet, 1924] opposant “syntaxe de rection” et “syntaxe de parataxe”, de [Bally, 1965] opposant “syntaxe liée” (ou “dictum”) et “syntaxe segmentée” (ou “modus”), de [Perrot, 1994] opposant “syntaxe de l’énoncé comme phrase” et “comme message”, de [Blanche-Benveniste, 1997] opposant “microsyntaxe” et “ma- crosyntaxe”, ou encore de [Deulofeu, 2006] suivant cette dernière et opposant “détachement” et “rattachement”. La différence existant entre ces approches (et notamment l’approche ma- crosyntaxique) et la nôtre est que les deux dimensions sur lesquelles nous nous reposons ne sont pas les mêmes : là où [Deulofeu, 2003] p.ex. oppose deux “modules” 34

syntaxiques,

34“Module” est ici employé au sens de [Nølke, 1994], et se rapproche à peu près de ce que l’on appelle ici

“domaine”, i.e. à un ensemble de phénomènes que l’on peut étudier en utilisant un ensemble de méthodes de description homogène.

l’un micro (relations syntaxiques de rection) et l’autre macro (relations syntaxiques au-delà de la rection), nous opposons deux “dimensions” syntaxiques, l’une syntagmatique (qui rassemble, en fait, une partie des relations micro- et macrosyntaxiques sous l’ensemble des re- lations hypotactiques) et l’autre paradigmatique (qui rassemble l’autre partie, i.e. les relations paratactiques). L’un des points essentiels avec lesquels la séparation entre notre proposition et l’approche macrosyntaxique est notable, c’est ce qui concerne la relation entre les domaines d’analyse : là où la macrosyntaxe va user d’indices p.ex. prosodiques pour justifier d’une struc- turaction (macro)syntaxique, nous pourrons utiliser cet indice pour proposer une construction grammaticale, mais sans nécessairement rapporter celui-ci à une dimension syntaxique. Au- trement dit, nous posons que dans (6),

(6) lundi lavage mardi repassage mercredi repos

lundi lavage et mardi repassage, p.ex., n’entretiennent simplement pas de relation syntaxique (ni micro, ni macro).

Dans notre proposition, nous posons que les deux dimensions, quoique coexistantes et in- tégrées à la grammaire sur un pied d’égalité (ce qui signifie que la grammaire contiendra une structure syntagmatique et une structure paradigmatique), n’entretiennent pas les mêmes relations ; ainsi, les constructions syntagmatiques pourront intégrer des constituants paradig- matiques et inversement, mais un objet donné pourra être constituant à la fois d’une structure syntagmatique et d’une structure paradigmatique. Par exemple, dans (7), je et Pierre sont les constituants immédiats d’une construction paradigmatique ; parallèlement à cela, je te vois constituera un syntagme verbal.

Résumé

Dans ce chapitre nous avons présenté les idées directrices de notre position théorique, en nous basant sur une comparaison avec celles d’un certain nombre d’autres approches théoriques. De ce bilan, nous avons dégagé les quatre idées suivantes, dont la conjonction fait l’originalité de notre proposition :

– Le non générativisme (§1) : Le courant dans lequel nous nous inscrivons s’éloigne en de nombreux points des axiomes des théories génératives, notamment en ce qui concerne la définition même d’une grammaire, et qui portent des implications profondes tant sur le contenu que sur la forme des descriptions.

– La non-présomption (§2) : On cherche à distinguer clairement et systématiquement, pour une unité linguistique donnée, les informations concernant sa constitution de celles concernant son utilisation. Refusant d’anticiper des relations qu’une unité entretiendra avec les autres au sein même de sa description interne, alors, par exemple, on ne représente pas d’informations syntaxiques dans un objet dont les constituants n’entretiennent pas eux-mêmes de relations syntaxiques ; en cela, on se distingue des grammaires dites “lexicalisées”.

– La non modularité (§3) : On se base ici sur l’idée selon laquelle l’information linguistique est éparse et inconstante dans les productions, et l’on cherche à en tenir compte dès le départ, sans postuler d’analyses séparées puis de mécanismes d’interfaçage entre les résultats, ni même de représentations distinctes des différents domaines associées par un mécanisme de liage. – La multi-dimensionnalité (§4) : On pose que la structuration linguistique s’opère suivant deux axes, syntagmatique et paradigmatique. Ceci implique de prendre pleinement en compte ces deux dimensions dans l’analyse, et non simplement la première comme c’est si souvent le cas.