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3.1. Une approche complémentaire : la méthode ALCESTE

L’analyse lexicale est une approche complémentaire à l’analyse de contenu plus classiquement adoptée (Desmarais & Moscorola, 2004). En se focalisant sur les actes de langage cette méthode permet un traitement des textes plus neutre, détaché des présupposés du chercheur. En effet, cette méthode ne se base plus sur l’interprétation sémantique du discours mais sur la reconnaissance et la catégorisation des éléments lexicaux (i.e. mots ou formes graphiques) redondants dans les textes. Cette catégorisation se faisant uniquement sur des critères statistiques, l’analyse du matériau textuel ne dépend alors plus du sens que le chercheur donne aux mots. Autrement dit, l’analyse lexicale, en se détachant du caractère littéral de l’énoncé, a pour but d’identifier le vocabulaire (i.e. les mondes lexicaux) constitutif du discours et d’accéder alors à un niveau d’interprétation moins direct.

ALCESTE – ou Analyse des Lexèmes Cooccurents dans les Enoncés Simplifiés d’un Texte – est un logiciel d’analyse de données textuelles basé sur la méthode statistique développée par Max Reinert (1986, 1993). Fondé sur la méthodologie lexicométrique, il permet aux utilisateurs de cartographier les mondes lexicaux d’un discours. « En eux-mêmes ils sont indépendants de toute interprétation. Mais ils ne prennent sens, pour un lecteur, qu’à travers une activité interprétative en fonction de son propre vouloir-lire. » (Reinert, 1997). Ainsi, le vocabulaire propre au discours tiré de cette analyse doit être soumis, dans un second temps, à une interprétation fine en fonction des objectifs du chercheur.

Dans un premier temps, le logiciel transforme le discours en un ensemble de mots dépourvus de connecteurs logico-sémantiques (ex. prénoms, préposition, conjonctions, etc.) et réduits à leur forme la plus simple (ex. verbes au singulier) correspondant à leur forme d’entrée

dans le dictionnaire du logiciel20. ALCESTE procède ensuite au découpage du corpus en fragments de taille environ identiques (« unités de contexte élémentaires » ou « u.c.e. », similaires à une phrase grammaticale) de façon aléatoire. Ces fragments sont alors soumis à une classification descendante hiérarchique afin de répartir les énoncés en classes les plus contrastées en termes de vocabulaires (Reinert, 1993 ; 2001). Cette procédure consiste précisément à distribuer les u.c.e en deux classes les plus différenciées possibles, dont la plus grande est redistribuée et divisée en deux, et ceci de manière répétée jusqu’à obtenir un nombre stable de classes.21 Le logiciel fournit ensuite une description de ces classes (dont notamment le vocabulaire associé à chacune d’elles), c'est-à-dire les « mondes lexicaux », et extrait les unités de contexte les plus représentatives.

Dans le cadre de l’étude 1b, nous avons dans un premier temps préparé le corpus (176 récits issus de l’étude 1a)22 en identifiant les transcriptions de récits relatifs aux événements de dégoût physique et de dégoût moral. Cette classification en deux « unités de contexte initiales » (u.c.i, c'est-à-dire initialement présentes dans le corpus) permettra au logiciel d’identifier dans quelle mesure chacune des classes déterminées fait référence aux récits de dégoût physique ou moral. Puis l’ensemble des récits a été soumis au l’analyse lexicale à l’aide du logiciel ALCESTE.

3.2. Résultats

Le logiciel ALCESTE a dénombré 601 u.c.e. au total, dont 427 ont été classées (celles ne faisant partie d’aucune classe étant éliminées). La classification descendante hiérarchique opérée sur les u.c.e a tout d’abord séparé le corpus en deux grandes classes distinctes, composées chacune de deux sous-classes (classes 1 et 2 d’une part, et classes 3 et 4 d’autre part ; voir Figure 5). Le rapport d’analyse (cf. Annexe p. 237) révèle tout d’abord que les classes 1 et 2 comportent essentiellement des récits de dégoût physique, tandis que les classes 3 et 4 représentent davantage

20Le regroupement en termes ayant une racine commune est appelé « lemmatisation ».

21Le logiciel procède en réalité à deux classifications et mesure ensuite le degré de stabilité en construisant un tableau de cooccurrences entre la première et le deuxième classification. Les u.c.e classées de façon identique lors des deux analyses seront celles utilisées dans la suite des opérations pour décrire les résultats.

22Le récit retiré en raison du niveau faible de français du participant a été ajouté à l’analyse, le sens n’étant ici pas pris en compte. Au total, 176 récits ont donc été analysés.

les récits de dégoût moral. Ainsi, nous pouvons dire que le dégoût physique et le dégoût moral sont représentés par des mondes lexicaux distincts.

Figure 5. Pourcentages d’unités de contexte élémentaires (u.c.e) relevées en fonction des classes.

La première classe est caractérisée par un vocabulaire centré sur la nausée, l’odorat et la vue (voir Tableaux 12 et 13, l’ensemble des résultats de l’analyse ALCESTE figurenten annexe p. 237). Bien que la consigne donnée aux participants ait certainement influencée l’utilisation des termes « vomir » et « nausée », il apparaît clairement un lien étroit avec les sens mis en jeu dans ces situations. D’autre part, il est intéressant de voir que cela rejoint les résultats de l’analyse de contenu relatifs aux modalités sensorielles, en soulignant toutefois davantage le rapport à la nourriture (« manger »). La classe 2, peu différenciée de la classe 1 – le pourcentage d’u.c.e. classées étant assez faible – fait référence aux conséquences physiques du dégoût attestant que ce type de dégoût est particulièrement ancré dans le corps.

Les classes 3 et 4 représentatives des récits de dégoût moral s’avèrent être plus difficiles à interpréter. Nous voyons tout d’abord que les mots caractéristiques de la classe 3 font référence aux personnes en jeu dans les récits et aux actes décrits. L’univers de la famille semble être souvent représenté et associé à une certaine violence (ex. «agressif, « acharner » ; voir Tableau 12). En revanche, si cette classe décrit l’environnement interne source de dégoût moral, la classe 4 semble être associée à l’environnement externe, aux lieux physiques du dégoût, décrivant simplement le contexte.

Tableau 12.

Tableau récapitulatif des classes du corpus établies par ALCESTE

Dégoût Physique Dégoût Physique Dégoût Moral Dégoût Moral % UCE

classées 28.34% 7.96% 40.52% 23.19%

Classes Classe 1 χ2 Classe 2 χ2 Classe 3 χ2 Classe 4 χ2

Exemples de mots

envie 125.75 tête 67.47 famille 22.82 place 38.61 vomir 118.54 trembler 58.48 moral 21.11 train 34.80 odeur 102.67 image 53.78 copain 13.50 jeune 26.35 donner 50.37 revenir 47.17 laisser 12.27 asseoir 25.67 nausée 43.17 rendu 46.67 pédophile 11.97 rentrer 25.37 sentir 25.08 tourner 35.83 trouver 11.16 homme 23.79 nauséabond 20.62 maux 34.92 père 10.82 garçon 23.58 vision 18 dégoût 29.05 blesser 10.45 descendre 20.16 nez 18 ventre 28.62 agressif 10.45 station 20.16

vue 17.99 peau 24.76 fait 9.84 wagon 18.94

physique 16.28 pleurer 23.49 venir 9.70 métro 18.92

vraiment 16.28 arrêter 23.49 sdf 8.93 dame 18.61

manger 15.59 histoire 23.49 compris 8.93 quai 16.76 impossible 15.39 finir 21.66 refuser 8.93 nuit 16.76 ressentir 15.39 provoquer 18.69 acharner 8.93 commencer 10.50

Tableau 13.

Exemples d’UCE caractéristiques classées par ALCESTE spécifiées dans leur contexte

UCE caractéristiques de chaque classe (en gras)

Classe 1 l'odeur etant reellement intense et tres forte cela m'a donne moi meme la nausee et l'envie de vomir, si bien-que je me suis precipitee dans la salle de bain.

Classe 2 j’ai ete viole. pendant l'acte j'etais seulement a moitie conscient et je revois les images de la scene. le degout etait tres fort, je sentais mon cœur s'arreter de battre par

moment, mon estomac se soulevait, a chaque mouvement j'avais l’impression que tous mes muscles se contractaient en-meme-temps, je tremblais et ma tete tournait.

Classe 3 en cherchant des films sur CD dans la chambre de mon copain, je suis tombee sur des affaires personnelles. je les ai regardes et j'ai trouve des conversations de dragues avec une autre fille ainsi que des photos et j'ai compris qu'ils devaient se voir.

Classe 4 une fois a l'interieur, des personnes surtout des hommes se sont mis a l'insulter et a faire en sorte qu'elle descende du bus. ils lui ont meme donnedes coups de pied pour la faire sortir du bus. A bout, cette femme qui était prostituee et noire est descendue finalement.

3.3. Discussion

L’objectif de cette étude complémentaire à l’aide du logiciel ALCESTE était de pallier à une certaine subjectivité pouvant être mise en cause dans la méthode d’analyse de contenu thématique. En effet, l’objectivité du logiciel « est liée au fait que les données sont traitées sans a priori sur les catégories à découvrir» (Fallery & Rodhain, 2007, p. 6). Le découpage en catégories repose alors sur un traitement algorithmique plus que sur les qualités du codeur (Gauzente, Peyrat-Guillard, Lebart, & Rojot, 2007). Cette analyse lexicale a permis de montrer que, hors du sens attribué aux mots, il existe bien deux mondes lexicaux représentatifs d’une part du dégoût physique et d’autre part du dégoût moral. Cependant, l’interprétation du vocabulaire associé à ces deux classes de dégoût validées par la méthode, n’offre finalement qu’une validation de celle obtenue par l’analyse de contenu thématique. En effet, le dégoût physique regrouperait un vocabulaire centré à la fois sur les modalités sensorielles et sur le corps tandis que les classes de dégoût moral renverraient aux types de personnes assez fréquemment listées dans les récits (ex. membres de la famille, sans

domicile fixe) et aux actes violents souvent associés, ainsi qu’aux lieux d’émergence. Autrement dit, le dégoût physique serait centré sur soi et le dégoût moral tourné vers l’extérieur, comme le laissait suggérer notre première analyse thématique. Ainsi, bien que cette méthode ait notamment pour avantage son caractère objectif et reproductible, elle ne peut se substituer à l’analyse du sens bien plus informative.