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1. L’influence des émotions sur les processus cognitifs

1.3. Affect incident / Affect intégral

Les travaux empiriques ayant examiné le lien entre émotions et utilisation de stéréotypes dans le jugement de personnes ont eu recours à des opérationnalisations variées, tant au niveau des méthodes d’induction émotionnelle (ex. vidéos, photos, rappel de souvenirs autobiographiques) qu’au niveau des tâches de jugements (ex. temps de lecture de phrases liées ou non aux stéréotypes, jugements de culpabilité) ou des groupes-cibles (ex. étudiants sportif, personne d’origine étrangère) (par exemple Bodenhausen et al., 1994a ; Bodenhausen et al., 1994b ; Mackie, Hamilton, Schroth, & Carlisle, 1989). Or, dans ces études il est important de noter que l’induction émotionnelle pour la plupart était incidente, c’est-à-dire totalement indépendante du groupe-cible du jugement (i.e. « affect incident », selon la terminologie de Bodenhausen, 1993) afin de s’assurer que l’émotion induite était seule responsable des effets produits sur le jugement. Or, selon Wilder et Simon (1996), ceci poserait une limite importante à la généralisation des résultats dans le cas où le groupe-cible est lui-même source de l’émotion (i.e. affect intégral). Ils proposent alors deux modèles distincts, l’un spécifiant le lien entre affect incident et stéréotypisation et l’autre mettant au jour le rôle de l’affect intégral dans ce processus (Wilder & Simon, 1996).

Selon le modèle affect incident et stéréotypisation, les émotions incidentes peuvent influencer l’utilisation des stéréotypes de deux manières. Premièrement, en induisant une activation physiologique qui capte l’attention de l’individu, empêchant alors un traitement attentif de stimuli externes. Les individus ainsi distraits auraient davantage recours à leurs stéréotypes dans un jugement subséquent (voir Kim & Baron, 1988). Deuxièmement, les émotions incidentes induisent une motivation à réguler son émotion. Les individus joyeux seraient motivés à maintenir leur état émotionnel positif et seraient alors moins vigilants aux informations non liées à la source de l’affect, ce qui les conduiraient à un jugement stéréotypé. En revanche, pour se sortir d’états émotionnels négatifs, les individus dans un état d’anxiété ou de colère focaliseraient leur attention sur la menace perçue et moins sur la tâche de jugement non liée à la source de leur peur et colère, ce qui les conduirait également à baser leur jugement sur leurs connaissances préexistantes tels les stéréotypes. Pour des individus dans un état de tristesse, soit la tâche de jugement serait perçue comme une opportunité de ne plus penser à la source de l’émotion ce qui amènerait à une évaluation non stéréotypée, soit ils centreraient leur attention sur leur état émotionnel (rumination) et utiliseraient alors davantage leurs stéréotypes (Forgas & Moylan, 1991 ; Mackie et al., 1989). Selon Wilder et Simon (1996) l’indépendance entre l’émotion manipulée et le

groupe-cible du jugement, en diminuant l’attention des individus allouée au groupe, encouragerait l’utilisation des stéréotypes.

Or, Wilder et Shapiro (1989a) ont montré que l’anxiété suscitée directement par le groupe (anxiété intégrale) peut également occasionner un jugement stéréotypé. Le deuxième modèle

affect intégral et stéréotypisation (Wilder & Simon, 1996), spécifie comment les émotions induites par le groupe cible de jugement favorisent l’utilisation des stéréotypes. Selon ce modèle, l’affect intégral dirigel’attention des individus directement sur la source de l’émotion (le groupe-cible) ce qui amorce les attentes (dont les stéréotypes) vis-à-vis du groupe. Si la valence émotionnelle est consistante avec la valence des stéréotypes envers le groupe-cible alors cela renforcera ces stéréotypes et conduira à un jugement stéréotypé. En revanche, si la valence ne correspond pas (inconsistance) alors l’individu cherchera des explications et ne s’appuiera pas sur ses stéréotypes pour évaluer le groupe-cible (cf. Figure 4).

Ce modèle est d’un grand intérêt lorsque l’on étudie l’impact des émotions en contexte intergroupe puisqu’il prend en considération les émotions suscitées directement par le groupe pour prédire les jugements. Cependant, il ne dissocie pas l’émotion intégrale chronique de l’émotion intégrale épisodique. En effet, les groupes sociaux particuliers sont chroniquement associés à des patterns d’émotions spécifiques comme le montre la littérature récente relative aux émotions intergroupes (Bodenhausen, Mussweiler, Gabriel, & Moreno, 2001 ; Cottrell & Neuberg, 2005 ; Fiske, Cuddy, Glick, & Xu, 2002 ; Mackie, Smith, & Ray, 2008 ; Neuberg & Cottrell, 2002 ; Perrott & Bodenhausen, 2002). Ces prédispositions affectives à l’égard de groupes particuliers seraient étroitement liées à l’attitude des individus vis-à-vis de ces groupes (Cottrell & Neuberg, 2005) mais à ce jour peu de travaux empiriques se sont penchés sur la question du rôle de l’affect intégral chronique dans les jugements. Les rares recherches sur ce sujet ont montré que l’influence de l’émotion intégrale chronique sur le jugement n’interviendrait que lorsque les individus ne sont pas conscients d’être influencés par leurs ressentis vis-à-vis du groupe, lorsqu’ils ne sont pas motivés à corriger ce biais, lorsqu’ils manquent de ressources attentionnelles pour supprimer ce biais et lorsqu’ils sont convaincus que leurs émotions négatives sont dues à autre chose qu’à l’identité du groupe (Bodenhausen & Moreno, 2000 ; Moreno & Bodenhausen, 2001).

Figure 4. Modèle de la relation entre affect intégral et stéréotypisation (issu de Wilder & Simon, 1996)

Joie Anxiété

Colère Tristesse Activation

physiologique

Motivation de

maintien Motivation d’en

sortir Contrôle/stratégie de faire face Focus attentionnel sur la source de l’affect Traitement périphérique d’autres stimuli Stéréotypisation Consistance/Inconsistance

valence des attentes et de l’affect vis-à-vis du groupe

Inconsistance : recherche d’explications

Consistance : renforce les attentes / les stéréotypes

Distraction de l’environnement

D’autre part, certaines situations sont susceptibles d’évoquer un état émotionnel intégral de type épisodique dû à un comportement ou une interaction particulière avec un membre du groupe3. Par exemple, de l’anxiété peut être éprouvée lors de contact avec un exogroupe au vu du caractère non familier de la situation, des stéréotypes négatifs que les individus ont vis-à-vis du groupe, ou de l’appréhension d’adopter un comportement inapproprié ou de sembler avoir des préjugés (Devine, Evette, & Vasquez-Suson, 1996). Cette anxiété peut alors amener à percevoir le groupe de façon stéréotypée, même lorsque certains membres du groupe se comportent de manière plus positive que les autres (Wilder & Shapiro, 1989a).

Ces considérations théoriques sur l’impact de l’affect intégral sur le jugement social n’ont pas fait l’objet de beaucoup de travaux empiriques. En outre, aucune recherche n’a étudié le lien entre émotion incidente et intégrale, et la stéréotypisation. Or, Dasgupta, DeSteno, Williams et Hunsinger (2009) ont mis en évidence qu’une émotion incidente de dégoût conduit les individus à exprimer davantage de préjugés vis-à-vis d’un membre d’un groupe évocateur de dégoût intégral chroniquement (les homosexuels), comparativement à ceux placés dans un état de colère incidente, et inversement pour l’évaluation des membres d’un groupe associé à la colère (les Arabes). Une compatibilité entre les émotions incidentes et intégrales influencerait alors la perception d’autrui. L’ensemble de ces recherches nous a conduits à nous interroger sur l’effet d’une compatibilité entre émotions incidentes et intégrales d’une part (Etudes 2 et 3, Chapitre 4), et entre émotions intégrales chroniques et épisodiques d’autre part (Etude 4, Chapitre 5), sur la perception stéréotypée.

3 Selon Bodenhausen et collaborateurs (2001), bien que les émotions intégrales chroniques soient toujours activées et puissent influencer les réactions émotionnelles épisodiques, ils sont conceptuellement distincts.