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Chapitre  4:   La responsabilité sociale des entreprises (RSE) du secteur de la fabrication du

8.   ANALYSE ET CONCLUSIONS 162

Le retrait de l’État de son rôle régulateur, amorcé par la vague de privatisation et dérégulation durant les années 1980, et amplifié par le processus de mondialisation, a favorisé le développement de pratiques commerciales associées à de la gestion abusive. La course au profit, sous-tendant un certain nombre de ces pratiques, s’est traduite, dans le secteur de la fabrication de vêtements, par des vagues de délocalisations de chaînes de production, dans des pays peu regardants aux conditions de travail de leurs citoyens, sous prétexte de réduction de coût dans un contexte de compétitivité accrue35. Les multiples délocalisations de la production

de Gildan en Amérique centrale, dans les Caraïbes et plus récemment en Asie, s’inscrivent pleinement dans cette vision. Suite à une crise, entre 2002 et 2004, liée à une remise en question des pratiques dans sa chaîne de production, Gildan a entrepris une série de réformes. L’objectif de cet article visait à analyser le processus d’intégration de la RSE suivant cette crise, ainsi que le rôle des différents acteurs y ayant pris part. Nous avons synthétisé le processus en quatre phases.

Durant la période qui précède le déclenchement de la crise, la phase pré-crise, l’entreprise est peu connue et gère son modèle de production comme bon lui semble. Cela signifie qu’elle a mis en place progressivement dans des usines délocalisées, un modèle intensif de production, sans considération des effets négatifs de ce modèle sur ses employés. Dès 2000, des informations concernant de mauvaises conditions de travail dans certaines de ses usines

35 La direction de Gildan ne s’en est jamais cachée, les réductions de coûts figurent au premier plan de leur stratégie commerciale.

d’Amérique Centrale sont relayées par des mouvements sociaux (EMIH, MSN) Il s'avèrera que ces mauvaises conditions concernaient des horaires de travail harassants, des quotas élevés de production, des salaires réduits, une mauvaise qualité de l’air, le non-respect des droits d’association et de la discrimination envers les femmes enceintes.

La seconde phase (de crise), qui s’amorce suite à la diffusion d’une émission télévisée qui révèle à l’opinion publique ces abus, est marquée par une attitude défensive de la part de l’entreprise. La direction de Gildan considère être la seule à pouvoir gérer ses affaires. Les requêtes et pressions issues de la société civile, et plus particulièrement du Maquila Solidarity Network (MSN) et de l'Equipo de Monitoreo Independiente de Honduras (EMIH), sont perçues par l’entreprise comme des incursions dans sa sphère de compétence. Durant toute cette phase l’entreprise agit par essais-erreurs afin de neutraliser les pressions qui s’exercent sur elle. Elle tente tout d’abord de désamorcer la crise en adoptant les standards du WRAP, chers aux détaillants, avant d’adopter ceux de la FLA, sous les pressions insistantes de la FTQ et des mouvements sociaux.

C’est fondamentalement dans cette décision qu’il faut trouver le germe des réformes qui s’engageront des mois plus tard. En effet, alors que l’entreprise, toujours en mode défensif un an après avoir adopté les standards de la FLA, ferme l’usine d’El Progreso, son affiliation à cet organisme l’oblige à répondre de ses actes sous peine de s'en faire exclure, et voir de ce fait sa réputation entachée profondément et durablement.

Dans le contexte mondial caractérisé par la montée en puissance d'autorités privées (Bartley, 2007; Cutler et al., 1999; Cutler, 2003), tant le rôle de la FLA via son expertise et ses structures formelles que le rôle des différents mouvements sociaux qui s’en sont servis afin d’accentuer leurs pressions ont favorisé l’intégration de réformes éthiques par l’entreprise (Turcotte et al., 2007). Les différents mouvements sociaux engagés dans ce processus mondial de « contre-pouvoir », sous la forme de mouvements de justice globale (Della Porta, 2007) sont des acteurs de premier plan dans cette nouvelle forme de régulation mondiale (Palpacuer, 2008). Ils initient et maintiennent les pressions sur les entreprises et usines qui posent problème, et de manière générale, militent afin que des audits de qualités soient réalisés au sein d’usines ou chaînes de production certifiées. Outre le rôle de ces différents acteurs dans l’amorce du processus réformateur de l’entreprise, la visibilité accrue de celle-ci a favorisé, non seulement le déclenchement de la crise, mais également son ampleur. Cet élément illustre toute la difficulté pour des mouvements sociaux de surveiller les firmes qui font profil bas ainsi que les petites et moyennes entreprises. Si nous avons mis en évidence, à travers l'étude de ce cas, des différences de légitimité entre Initiatives Multipartites, nous avons souligné le rôle fondamental qu'elles jouent comme interface de dialogue et de compromis entre l'entreprise et ses parties prenantes.

Durant la troisième phase, que nous avons qualifiée de réformes, l’entreprise a accepté les conditions imposées par la FLA. Elle réengage prioritairement les employés issus d’El Progreso, aboli les tests de grossesse et plus fondamentalement adopte une attitude d'ouverture et de dialogue avec les parties prenantes. Il s'agit d'un des indicateurs témoignant de l'apprentissage organisationnel de l'entreprise en matière de RSE. D'autres indicateurs mettent

en évidence des modifications importantes de la culture de l'entreprise. Premièrement, elle a remplacé ses équipes de management en privilégiant dorénavant des individus sensibilisés aux enjeux liés à la RSE et au dialogue avec les parties prenantes. Deuxièmement, elle a créé des postes et des structures organisationnelles (groupes pilotes et comités dédiés) afin d'organiser et superviser l'intégration transversale de cette dimension au sein des différentes unités de l'entreprise. Troisièmement, l'entreprise a mis en place depuis 2005 des formations destinées à ses cadres et ses employés concernant les codes de conduites et les politiques de l'entreprise, la santé et la sécurité, le droit du travail et la liberté d'association ainsi que sur la protection de l'environnement. D'une manière générale les avancées majeures concernent la reconnaissance syndicale, son ouverture au dialogue avec les mouvements sociaux et la mise en place de mesures correctrices visant à corriger les problèmes lorsque ceux-ci sont signalés. Nous avons également souligné le fait que l'amplitude et les capacités réactionnelles lorsque des problèmes surgissent étaient plus importantes dans le cas de Gildan que dans le cas de marques faisant appel à des sous-traitants car elle possède la majorité de ses usines.

Nous retrouvons, dans la quatrième et ultime phase post-réformes, tant l’intégration stratégique de la RSE au sein de l’entreprise que son investissement dans la sphère publique ou civile. Ainsi, d'un point de vue stratégique, l’inscription de l’entreprise dans un réseau d’acteurs influents du champ en matière de RSE ainsi que sa participation au conseil d’administration de la FLA, à partir de 2009, témoignent de sa volonté à participer et bénéficier du flux d’informations stratégiques, alors que son leadership revendiqué en RSE démontre non seulement son souhait de ne pas rester un acteur isolé en la matière, mais

argument publicitaire central. Ainsi, nous avons mis en évidence que la stratégie de l’entreprise a évolué au cours des différentes phases de la défiance et l’évitement à l’acquiescement et au compromis (Oliver, 1991).

Il nous semble important de souligner le rôle des acteurs individuels, derrière les organisations, dans la réalisation de ce cheminement. Citons, à cet égard, le rôle clé de certains individus : les responsables de mouvements syndicaux ou de mouvements sociaux (MSN, WRC, EMIH, FTQ) qui sont les réels moteurs de la mobilisation, ou encore le choix éclairé d’un responsable RSE chez Gildan, sensibilisé à cette question et pouvant apporter à l’entreprise non seulement de la légitimité, mais en outre des connexions à un réseau d’acteurs importants de la RSE suite à son expérience professionnelle au sein de mouvements sociaux et d’organismes d’audit.

Pour terminer, même s’il apparaît que l’entreprise a adopté, à partir de 2005, un apprentissage organisationnel élargi (double boucle) (Argyris et Schön, 2002; Argyris, 2003) en questionnant et modifiant sa manière d’aborder la RSE dans son système de production, en promouvant la discussion avec les parties prenantes (Maon, 2010), en créant des structures durables afin de se donner les moyens de remplir ses objectifs et en favorisant des structures de formation visant à modifier et intégrer durablement la RSE dans sa culture d’entreprise (Gond et Herrbach, 2006), le bilan est à nuancer. Ainsi, outre la question de la faiblesse des salaires, les différentes plaintes engagées depuis 2007 démontrent qu’il subsiste des problèmes, notamment d’intimidation, de violation du droit d’association, ainsi qu’une remise en question de la durée et des conditions de travail.

Nous avons souligné que les difficultés à éliminer totalement ces problématiques de la chaîne de production pouvaient s'expliquer par deux éléments importants. Alors que le premier concerne la difficulté à modifier la culture des cadres locaux des usines de l'entreprise, le second élément, concerne, quant à lui, la difficulté à réformer le modèle de production du secteur de la fabrication de vêtements hautement compétitif s'inscrivant à l'échelle internationale. En effet, les pressions sur les salaires et sur la durée du temps de travail sont considérables dans un contexte de compétition intense entre entreprises mais également entre les États qui, confrontés à la crise économique internationale, cherchent plus que jamais à attirer les entreprises étrangères.

Ainsi, même si l’entreprise reconnaît à l’heure actuelle la majorité des faits et prend le plus souvent des mesures afin de les corriger, l’importance du rôle joué par les mouvements sociaux locaux et internationaux. Ceux-ci permettent de déceler et rapporter, si nécessaire, les problèmes lorsqu’ils apparaissent, tout en s’assurant de l’efficience des mécanismes de surveillance et de contrôle, que cela soit en temps normal ou lors des investigations suivant les plaintes.

Chapitre 5: La régulation de la gouvernance d’entreprises dans le

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