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L’amour adultère qu’éprouvent les amants est un révélateur des défauts que peut avoir la société de cour

II — L’amour des amants de nos textes littéraires, fondamentalement marqué par

A) Pourquoi s’exprime-t-il dans la marge ?

2. L’amour adultère qu’éprouvent les amants est un révélateur des défauts que peut avoir la société de cour

En dépit de l’idéal de cohésion sociale qu’il présuppose — idéal légitime au demeurant — le système hiérarchique qu’est celui de la société de cour n’est pas exempt de défauts, loin de là. Nous l’avons vu plus tôt, ce système prône les intérêts de la collectivité au détriment des particularités de tout un chacun. Or ce rejet de la particularité des amants rend apparent, dans nos textes, les défauts qui lézardent l’idéal de vie en communauté qu’est la société de cour.

Pour les amants de nos textes, la façon dont est vécue cette société n’est pas la même que celle de ses autres membres. Cette perception biaisée de la société dans laquelle ils évoluent, mais dans laquelle tout peut se révéler anxiogène en ce qui concerne l’expression de leur amour particulier, est un élément susceptible de provoquer chez eux une marginalisation.

Un point qui est commun à chacun de nos textes est que le milieu dans lequel évoluent les amants est décrit de façon réaliste. Loin de toute idéalisation outrancière, la société de cour, telle qu’elle est dépeinte par le regard des amants et — en l’occurrence — par le regard de l’auteur, est tout sauf exempte de défaut. Nous avons déjà parlé plus haut de la normativité inhérente de cette société, dans laquelle les amants sont obligés de surveiller constamment leurs façons de faire pour ne pas exprimer leur amour en public. Mais cela va plus loin, en ce que la société de cour elle- même cherche consciemment à empêcher par bon nombre d’obstacles l’union des amants. En témoigne l’existence des « losengiers », présents dans l’intégralité de nos textes, qui sont des membres de la cour dont le seul but est de rendre flagrant le délit particulier de l’amour. Dans le

Tristan de Béroul, il s’agit des trois barons félons qui vont tout faire pour piéger les amants. Ils y

parviennent, notamment durant l’épisode de la fleur de farine… et cette réussite pousse les amants à se marginaliser de la cour, tant pour échapper au ban du roi Marc que pour pouvoir s’exprimer pleinement leur amour56.

La cour devient, pour les amants, un lieu qui, sous ses apparences idéalisées, est mû par la douleur et les sous-entendus. Il s’agit d’un milieu anxiogène qui, volontairement ou non, cherchera à rompre leur union pour peu qu’elle s’ébruite. Dans le Tristan de Thomas, lorsque Cariado vient s’enquérir d’Iseult, celui-ci veut la rendre plus triste encore. En témoigne la discussion de l’effraie, qui use d’un langage crypté afin de faire comprendre à Iseult seule la critique qu’il lui adresse57.

Dans le Tristan de Béroul, cette tension est rendue particulièrement apparente dans la tension qui

56Nous reviendrons ci-après sur les conditions dans lesquelles ils se marginalisent de la cour.

57De la même façon qu’Iseult, en traitant Cariado de « huan » (v. 866), se réapproprie sa rhétorique afin d’en rejeter le

meut les amants lors de la scène finale. C’est dans la crainte de ne pas se faire découvrir que tous deux usent de jeux de regards afin de se faire mutuellement comprendre qu’ils sont épiés. L’impératif avec lequel Iseult invite Tristan à « pren[dre] la toise » de son arc58, se construit avec la

ferme envie d’empêcher tout flagrant délit. Par le prisme des amants, le milieu de la cour devient un milieu où tout un chacun est susceptible d’être dupé, ou d’être le dupeur. Dupé à l’instar d’Alix dans Cligès, qui rompt la promesse qu’il a tenue à son père à cause de la félonie des barons qui l’entourent. Dupeur à l’instar de Brangain, qui dans le Tristan de Thomas, devient un obstacle à l’aboutissement de l’union des amants.

Les amants adultères sont eux-mêmes parfaitement conscients des risques qu’ils encourent à s’aimer, et sont lucides sur la nature ambiguë de la cour à laquelle ils appartiennent tous deux. Dans l’économie de nos textes, cela est rendu apparent par bon nombre de procédés stylistiques. Dans

Cligès, ainsi que dans le Tristan de Thomas, les amants se questionnent constamment sur la nature

de l’amour qu’ils se vouent, dans de longs monologues intérieurs. Dans les deux textes, ceux-ci sont des monologues actifs, en ce que les amants vont littéralement se parler à eux-mêmes, pesant les pour et les contre des décisions qu’ils prennent. Ces mêmes monologues intérieurs vont être polyphoniques, en ce que le fil de l’argumentation y est régulièrement coupé par des stichomythies.

Assez i poi semblanz veoir D’amors, se je neent en sai. Oïl ! tant que mar le pensai ! Mar l’ai apris et retenu, Car trop m’en est mesavenu. Mesavenuz ? Voire, par foi. Morte sui quand celui ne voi59

Fénice se lamente en essayant de comprendre la nature de ce qui l’unit à Cligès. Cette lamentation s’exprime dans un long monologue intérieur, dans lequel la parole est heurtée. Tout le long du texte de Chrétien de Troyes, les personnages qui sont sujets aux monologues vont s’interrompre eux-mêmes, notamment en se posant des questions sur ce qu’ils ressentent. Ici comme ailleurs, cela se voit par la répétition du mot « mesavenu », d’abord employé sous la voix de l’affirmation (v. 4396), mais tout de suite réutilisé sous forme interrogative (v. 4397). Cela sert à rendre apparent le questionnement intérieur des personnages. Très présents dans Cligès, ces monologues heurtés témoignent autant de la complexité de ce que les amants ressentent l’un envers l’autre, que du perpétuel questionnement dont ceux-ci sont les sujets.

L’amant adultère, en dialogue constant avec lui-même, ne sait plus quoi penser de ce qu’il

58Tristan p. 226 v. 4456. 59Cligès p. 310 v. 4392-4398.

ressent dans cette société de cour qui rend son amour difficile à exprimer. L’anxiété que lui suggère la cour dans laquelle il évolue peut être un élément marginalisant, en ce qu’il le pousse à s’éloigner quelque temps de son milieu anxiogène pour se sentir plus à son aise.

3. L’amour adultère qu’éprouvent les amants marginalise aussi ceux qui en

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