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Cette ambiguïté fondamentale, qui touche les suzerains de nos sociétés de cour, touche aussi les fervents soutiens de nos amants adultères

III — La cour et les amants reposant sur deux identités conflictuelles, tous deux ont

B) Toutefois, la confrontation avec la cour peut se révéler positive Les amants adultères peuvent trouver des

3. Cette ambiguïté fondamentale, qui touche les suzerains de nos sociétés de cour, touche aussi les fervents soutiens de nos amants adultères

À l’inverse, en dépit de toute caractérisation monolithique des personnages de notre corpus, les rôles de certains soutiens des amants adultères peuvent eux-mêmes être ambigus. Ils peuvent en effet, s’ils en ressentent le besoin, se désolidariser d’eux et ne plus les soutenir. Cette désolidarisation peut s’exprimer de façon négative, comme avec Brangain dans le Tristan de Thomas. Elle qui se sent outragée par le mariage décevant auquel la reine Iseult la destine en milieu de roman, devient l’espace d’un instant un véritable obstacle à l’aboutissement de l’amour de Tristan et Iseult. Cette volonté de nuire, qui ne caractérisait pas Brangain au début du texte, est parfaitement exprimée par Brangain elle-même, pendant le discours qu’elle tient à la reine pour s’en désolidariser :

Mais pur ço qu[e le roi] le vus consent, L’avez usé si lungement.

Il le vus ad pur ço suffert Que il ne fud uncs ben cert ; Jo l’en dirrai la verité : Puis en face sa volenté118 !

Ici, la reine Iseult se trouve dans une situation plus qu’épineuse. Brangain, qui jusqu’ici gardait le secret de son union adultère, menace de la révéler au roi Marc, et ce en dépit des nombreuses conséquences que cela implique, comme l’indique le parallélisme entre « verité » (v. 265) et « volenté » (v. 266). Brangain a été tellement outragée par la reine qu’elle n’éprouve aucune crainte à en exposer le délit à la cour. La position d’Iseult est particulièrement désavantageuse, puisque Brangain, qui a été la confidente et la meilleure amie de la reine pendant toute l’intrigue, sait par définition absolument tout d’elle. Sa désolidarisation d’avec la reine est négative en ce qu’elle rend impossible l’union des amants pendant une partie notable du texte.

Cette désolidarisation peut aussi s’exprimer de façon positive, en ce qu’elle peut agir comme une affirmation de l’amour qui lie les amants adultères. Dans Cligès, entre autres, Jehan, qui est le compagnon du personnage éponyme, est un parfait représentant du versant positif que peut revêtir cette désolidarisation. Pendant qu’Alix le menace de mort, celui-ci ne cache aucunement la relation de Cligès et Fénice lorsqu’il la lui demande. Il en énonce froidement tous les détails, d’une façon qui est éminemment humiliante pour celui qui l’entend, avec une profonde volonté de nuire au rival de Cligès.

Car se je muir por mon seignor, Ne morrai pas a dessenor, Il est bien seul, sanz doutance, Li seremenz et la fiance Que vos plevistes vostre frere Qu’aprés vos seroit emperere Cligés, qui s’en va en essil, Et se Dex plaist encor l’iert il119.

Alix est parvenu à arrêter Jehan et il lui impose de dire ce qu’il sait. En dépit du fait que la rhétorique courtoise commanderait à Jehan de ne pas parler à qui que ce soit de l’amour que ressentent son maître et Fénice, celui-ci rompt son implicite promesse. Ici, tandis qu’il affirme sa fidélité sans faille à Cligès, Jehan affirme qu’il ne craint pas la mort, dans une parole similaire à celle de Brangain dans le Tristan de Thomas. Sauf qu’ici, au lieu de chercher à nuire aux amants, les multiples révélations de Jehan agissent comme une affirmation de la puissance de l’amour de Cligès. Jehan est tellement convaincu du bien-fondé de la quête amoureuse de son maître qu’il va jusqu’à ne plus craindre pour sa propre vie, et annonce de façon proleptique que Cligès, qui est « en essil », reviendra pour réclamer la pourpre impériale. Pire encore : peu après avoir dit ces mots à Alix, Jehan révèle à la société de cour — qui se trouve autour de l’empereur — tous les détails de ce qui unissait son maître et Fénice, jusqu’à parler du philtre qui a contribué à ce que l’empereur ne puisse jamais posséder le corps de son épouse. Humiliation suprême pour Alix, qui passe par la

désolidarisation positive de Jehan : en se détournant de l’idéal fin’amoureux du secret des amants, celui-ci en a affirmé l’amour sur la place publique, sans que cela ne puisse aucunement être empêché par un Alix impuissant.

De la même façon, dans Le Chevalier à la Charrette, toutes les femmes qui se présentent à Lancelot dans sa quête sont chacune une « mulier mediatrix », en ce qu’elles sont pour lui un moyen d’accéder à la femme suprême qu’est Guenièvre. Pour citer Lazar Moshé, qui a particulièrement bien traité cette question :

Il n’y a pas d’autre roman courtois où le nombre de "femmes" sur la route du héros soit si grand, et il semble que toutes ces "médiatrices" lui apparaissent comme des anges protecteurs veillant sur son destin. Elles voudraient le retenir pour elles-mêmes, mais elles finissent toutes par se résigner à sa fuite en avant, et par lui accorder leur protection et leur secours120.

Dans Le Chevalier à la Charrette, les femmes sont légion. Elles vont toutes chercher à aider le héros à accomplir sa quête. La quatrième demoiselle que Lancelot rencontre lui offre le gîte et le couvert (v. 941), et la sœur de Méléagant, à qui Lancelot a rendu service plus tôt dans le texte (v. 2808), parcourt monts et vallées pour le sortir de sa prison (v. 6883). Pourtant, le rôle de ces demoiselles est fondamentalement ambigu. Même si elles désirent toutes rendre service à Lancelot, elles désirent aussi Lancelot lui-même. Et pour cette raison, ces demoiselles qui favorisent l’accomplissement de la quête du chevalier, sont en même temps celles qui veulent en empêcher l’aboutissement, puisqu’elles désirent que Lancelot reste avec elles. Même si elle lui rend service, pour ne citer qu’elle, la quatrième demoiselle que rencontre Lancelot, tentatrice par nature, désire obtenir de lui des faveurs sexuelles, et cherche même à lui cacher l’existence du peigne de Guenièvre, dans lequel se sont entremêlés quelques-uns de ses cheveux (v. 1357 et suivants). De la même façon, la sœur de Méléagant, qui parvient à libérer Lancelot de sa prison, obtient de lui une étrange promesse de fidélité amoureuse :

Par vos sui de prison estors, Por ce poez mon cuer, mon cors Et mon servise, et mon avoir,

Quant vos pleira prendre et avoir121.

Par une accumulation de la conjonction de coordination « et », Lancelot fait don de l’entièreté de son être à la sœur de Méléagant, sans pour autant qu’il n’y ait aucune ambiguïté dans ce don. Alors qu’il s’enfuit de la prison de Méléagant pour défendre l’honneur de la reine Guenièvre en duel judiciaire, celui-ci a fait don de son cœur à une autre femme. Le plus étrange dans cette

120Lazar Moshé, « Lancelot et la "mulier mediatrix", La Quête de soi à travers la femme », op. cit. p. 246. 121Charrette p. 442 v. 6683-6686.

promesse, c’est que Lancelot l’a faite de son propre gré, sans y avoir été contraint d’aucune sorte. Il serait impossible d’expliquer avec rigueur ce qui a motivé cette déclaration amoureuse, mais peut- être s’agissait-il, tout simplement, d’une formule de politesse qui atteste de la force de sa gratitude. Peut-être l’a-t-il formulée parce qu’il s’imagine qu’il ne pourra plus jamais la voir122. Dans tous les

cas, la sœur de Méléagant a un rôle de « mulier mediatrix » : non seulement elle aide Lancelot à accomplir sa quête, mais en plus, elle le détourne de la reine à cause de sa promesse — même si dans son cas, cela est involontaire.

Force est de constater que les rapports qu’entretiennent les amants adultères et leur cour sont éminemment complexes. Même si ces deux entités sont unies par un indéniable rapport de conflit, nous venons de voir que la réalité effective de ce rapport est plus poreuse, puisque certains membres de la société de cour peuvent prendre le parti des amants — temporairement ou non. Nous venons de nous intéresser à la conflictualité telle qu’elle est ressentie par les organes de la cour. Il semble désormais légitime de se demander comment celle-ci est vécue par nos amants adultères.

C) Pour ce qui est des amants adultères, ils sont

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