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Alors oriente ton avenir en pleine lumière

Dans le document "Fais-moi un signe !" Tome 2, Soléa (Page 43-53)

Lisane traversait ce mois aux Ombelles Blanches comme dans un rêve éveillé… Elle touchait du doigt ce qu’avait été l’ancienne vie de Théophane et ne manquait pas de lui faire remarquer :

— Je sais maintenant d’où te vient cette élégance raf-finée, ta retenue, ta façon de parler avec tempérance, tes bonnes manières… Tu as beau cultiver la simplicité mon amour, cela n’empêchera pas le sang bleu de couler dans tes veines…

Il ne répondait jamais à ce petit jeu qui consistait à lui rappeler la noblesse de ses origines. Sans animosité, il levait un instant des yeux désapprobateurs et répliquait :

— Silence absolu dans le studio, sinon, tu sors !

Pour rien au monde, elle n’aurait manqué une séance d’enregistrement. Sa place ne pouvait être ailleurs puis-que ce premier album lui était dédié.

Théophane se levait à cinq heures du matin discrète-ment pour ne pas la réveiller et commençait toujours par prier. Dès qu’elle s’apercevait de son absence, elle se hâtait de s’habiller, de prendre son petit déjeuner et de le rejoindre dans cette ancienne écurie complètement trans-formée en studio d’enregistrement.

L’appartement mitoyen était occupé par Ménahem. Théo peaufinait les arrangements de ses mélodies se-lon les différents instruments qu’il avait choisis en attendant l’arrivée de son frère qui devait d’abord s’acquit-ter de son travail au haras.

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Vers dix heures commençaient les premières prises de sons. Le midi, il s’accordait une longue pause pour déjeu-ner et s’aérait l’esprit en parcourant la forêt à cheval avec Ménahem ou en donnant une leçon d’équitation à Lisane jusqu’à quinze heures. Ensuite, il retournait s’enfermer dans son studio et n’en sortait que lorsqu’il était satisfait de ses prises. Travailler entre deux êtres qui lui vouaient une véritable passion ne lui facilitait pas la tâche. D’autant que chacun de ses morceaux dévoilaient ses états d’âmes les plus secrets.

La nuit… ton sourire prend un malin plaisir à hanter mes souvenirs. Mes bras veulent te saisir

et n’attrapent que mon désespoir. Dès que l’aube dissipe ton rire alors j’arrive à te maudire et pour ne pas trop souffrir je me remets à courir du matin jusqu’au soir…

Parcourue de frissons, Lisane se sentait fondre en dé-couvrant chaque mot, chaque mélodie. Elle se laissait transporter dans un état second n’arrivant pas toujours à croire qu’elle en était l’inspiration. Tant de sensibilité et de tendresse mises à nu à cause d’elle. Cet album intimiste révélait avec pudeur tous les combats qu’il avait menés jusqu’au moment où il avait baissé les armes. Théo se sentait naître en même temps que cet album : une se-conde naissance. Derrière la vitre, aux commandes de la table de mixage, Ménahem vivait cet enfantement comme une terrible révélation nécessaire à sa résignation. Car si son frère avait été englouti par l’église, ce n’était pas grâce à lui s’il en était sorti. Les paroles de ses chansons désignaient à la fois sa libératrice et sa nouvelle geôlière. Ses textes trahissaient le joug d’une autre gardienne en se déchaînant parfois avec passion comme une tempête en mer ou en trémulant avec volupté comme un frisson de vaguelettes. Ménahem tentait de faire son deuil, Théo appartenait à une reine.

Lundi 12 avril 2010

Ce matin là, Lisane n’arriva pas de bonne heure au studio. En passant dans la cuisine, elle croisa le beau Ménahem le nez dans son bol de café. Ses cheveux habi-tuellement retenus par un élastique se répandaient sur son visage.

— Bonjour Nahem !

— Bonjour Lisane ! Bien dormi ?

— Très bien, et toi ? hésita-t-elle en remarquant sur ses traits les traces d’une mauvaise nuit.

Sans rien dire, le jeune homme se leva pour lui appor-ter la cafetière et versa doucement le liquide brûlant dans un bol. Se méprenant sur son silence, Lisane se lança :

— Je ne suis pas la bienvenue pour toi, n’est-ce pas ? Pourtant, j’aimerais vraiment que l’on soit amis…

— Mais… je suis ton ami, je t’assure ! Seulement… je ne dors pas très bien en ce moment, c’est tout…

— J’ai le sentiment de perturber ta vie…

— Tant que tu ne touches pas… à mon chocolat ! iro-nisa-t-il en s’accaparant le pot de pâte à tartiner.

— Décidément… on a vraiment les mêmes goûts… fit-elle en retenant un sourire.

Bon prince, il lui ouvrit le pot pour lui signifier toute l’étendue de sa générosité. Elle lui sourit et reprit :

— Tu dors toujours aux Ombelles ?

— Non… d’habitude, je dors dans l’appartement atte-nant au studio. A plus de trente ans, c’est quand même mieux d’avoir son indépendance plutôt que de vivre sous le même toit que papa et maman…

— Mais alors… qu’est-ce que tu fais ici ?

— Sans le savoir, mon cher frère m’a mis à la porte de chez moi !

— Comment ça ?

— Tant que Théo viendra y travailler tous les matins aux aurores, je resterai dormir ici. Ce ne sont pas les chambres qui manquent.

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— Mais il faut lui en parler ! Je suis sûre qu’il peut s’organiser autrement pour ne pas te réveiller tous les matins au petit jour.

— Primo, cette garçonnière ne m’appartient pas, je me la suis appropriée parce qu’elle ne servait à personne. Secundo, sa musique ne me dérange pas du tout. Au contraire, elle me trouble et m’attire. Mais, j’évite de rester seul avec lui… je préfère garder mes distances…

Elle apprécia sa franchise, sa façon d’insister volontai-rement sur des états d’âme qu’il n’avait aucun intérêt à lui préciser. De son côté, il n’eut pas besoin d’interpréter sa réaction car elle lui répondit d’une même sincérité natu-relle et déconcertante :

— Ecoute-moi Nahem… je ne connais personne qui reste insensible à Théophane ! De quel droit devrais-je t’empêcher de l’aimer ?

— C’est vrai que je l’aime depuis beaucoup plus long-temps que toi… se targua-t-il avec un brin de supériorité.

Il retrouva aussitôt un ton de déférence :

— Il m’a parlé de ta grandeur d’âme… Je te remercie de te soucier pour moi mais c’est toi qu’il a choisi…

— C’est vrai, j’ai trop de chance mais… tu sais qu’il t’aime à sa manière.

— Comme un frère, je sais… il n’a jamais succombé à mes avances !

— Ah ? Parce que tu as déjà essayé ? Raconte-moi… — Non, je n’y tiens pas… murmura-t-il avec un petit sourire triste.

— Pourquoi ? Ce sont de mauvais souvenirs ?

Ménahem coupait des tranches de pain sans répondre. Lisane tenta de le convaincre en plaisantant.

— Tu sais, moi aussi j’ai essayé de ruser avec lui… Je te raconterai comment il m’a fait galérer… Allez ! Dis-moi… Normalement, de vrais amis sont sensés se confier l’un à l’autre !

Il repoussa le pot de chocolat, se contentant d’un deu-xième café noir qu’il se mit à boire à petites gorgées.

— Y’a rien à dire… J’ai essayé de le retenir et je l’ai fait fuir, c’est tout ! A cause de moi, il est parti s’enfermer au séminaire…

— Qu’est-ce que tu racontes ! Tu n’es pas responsable de son départ ! Théophane n’est pas du genre à faire un choix sur un coup de tête. Il s’était tourné vers la religion depuis son enfance.

— J’ai tout fait foirer, je te dis… Claire avait pratique-ment réussi à le détourner de sa vocation religieuse avec son studio d’enregistrement et l’appartement mitoyen. Théo y passait ses jours et ses nuits, il en reconnaissait le côté pratique, confortable et surtout tranquille parce qu’elle nous laissait parfaitement libres et indépendants.

Ménahem semblait malheureux et coupable.

— Tout était parfait… Et puis, notre petit groupe fonc-tionnait bien…

— Il s’agit du couple que j’ai vu sur les photos ? — Oui.

— Que s’est-il passé ?

— Audrey avait une voix… qui égalait sa beauté. Son mari, Dominique, était bassiste et percussionniste. Très rapidement, j’ai remarqué que notre chanteuse s’amou-rachait de mon frère et moi je ne voulais pas le partager. Elle était plus âgée que lui mais c’était le genre de femme qui pouvait me le voler…

— Mais elle était mariée !

— Et alors ? Qu’elle soit infidèle, j’en avais rien à faire mais qu’elle ait une aventure avec Théophane, alors là… je ne l’aurais pas supporté ! J’étais jeune… jaloux… Je l’aimais en secret.

— C’est à ce moment que tu lui as fait des avances ? Il hocha la tête d’un air misérable.

— Théo tient à moi… c’est indéniable. Je l’ai toujours su et j’ai voulu jouer de son affection.

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— Un matin, j’ai choisi dans le haras, un cheval vif et lunatique. Je suis parti en forêt avec l’idée de faire une vilaine chute…

— Ça aurait pu mal finir pour toi…

— Penses-tu ! Je sais tomber ! Je voulais juste attirer son attention ! Après un quart d’heure de galop, le cheval s’est emballé, comme je l’avais prévu. Je me suis retrou-vé désarçonné et projeté dans les fourrés. Lorsqu’il a vu le cheval rentrer seul à l’écurie, il a compris qu’il m’était arrivé quelque chose et il est parti à ma recherche avec son chien. Platon a retrouvé ma trace très vite.

— Et alors ? insista Lisane avec impatience.

Le jeune homme semblait ébranlé par ses souvenirs, il soupira avant de reprendre d’une voix changée :

— Il est arrivé le meilleur et le pire dans la demi-heure qui a suivi… Il était fou d’inquiétude… tellement… atten-tionné, réconfortant. Sa réaction m’a conforté dans mes illusions. J’ai continué à jouer mon rôle de grand blessé… trop heureux de le voir à ce point affecté…

— Tu n’avais rien ? fit-elle en feignant l’indignation. — Pas la moindre égratignure pour justifier son affole-ment. J’avais un peu honte de profiter de la situation mais…

— …mais c’était tellement délicieux… fit Lisane qui comprenait parfaitement ce genre de sensations pour les avoir vécues.

Ménahem approuva d’un sourire complice.

— Il a voulu m’aider à me relever et en me crampon-nant à lui… je l’ai déséquilibré sans le vouloir… Il est tombé sur moi… Il s’attendait à me voir hurler de douleur mais je l’ai retenu dans mes bras avec une force qui ne laissait plus aucun doute quant à mon état de santé… Et puis là… je n’ai pas pu le relâcher… Je l’ai embrassé…

— Comment a-t-il réagi ? fit-elle piquée de curiosité. — A cette époque, je ne pense pas qu’il connaissait mon attirance pour les garçons et je crois qu’il a vraiment été surpris. Il en est resté… soufflé… figé… il s’est re-dressé d’un air ahuri. Il n’a manifesté aucun reproche,

aucune agressivité seulement une sorte d’incompré-hension… Sans rien dire, il est remonté sur son cheval et m’a laissé rentrer à pied… pour me laisser le temps de méditer sur les conséquences de mes actes, j’imagine…

— Et tu crois qu’il s’est réfugié au séminaire pour ça ? — Il est parti le lendemain quand même…

— Théo est le spécialiste de la fuite…

— Je le voyais aux weekends et aux vacances d’été, mais il n’était plus le même… à la fois mal à l’aise et un peu trop attentionné… à la fois proche et distant. Quelle torture quand il repartait ! Après son ordination, j’ai préfé-ré ne plus le revoir.

— Ce faux accident n’a fait qu’accélérer les choses, c’est tout. Tu dois savoir que sa décision était ferme et définitive. Il me l’a confié, il a vécu une expérience que je qualifierais de mystique : un signe de Dieu…

Lisane revoyait l’arrêt en plein vol du faucon crécerelle qui symbolisait pour Théo cet équilibre à tenir entre ciel et terre, suivi de sa chute vertigineuse qui représentait le saut dans la foi : maintien entre le spirituel et le matériel et abandon en Dieu. Voyant son trouble, elle reprit :

— Nahem… ne me dis pas que tu te sens responsable depuis dix ans ?

— Quatorze… précisa-t-il avec amertume.

Lisane éprouvait une véritable sympathie pour cet hom-me rongé par les souvenirs et la culpabilité.

— Si Théophane était là… il te dirait sûrement que rien n’arrive sans raison.

— C’est sûr ! Cette rivalité stupide avec Audrey m’aura fait prendre conscience que je n’avais aucune chance avec lui… Mais je reste persuadé que cet incident a dé-clenché son départ le lendemain… un départ qui n’aurait peut-être pas eu lieu si je ne lui avais pas ouvert les yeux sur qui j’étais vraiment… En fait, je l’ai déçu…

— Tu sais très bien que tu ne l’as pas déçu, ni perdu… Moi aussi, je l’ai fait fuir avec mes manigances… et moi je n’avais pas dix-sept ans d’amitié pour me rassurer. Qu’est-ce que tu crois ? Je trouve que tu n’as guère

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tré de persévérance… car en fait, il ne t’a jamais vraiment repoussé… Tu sais… Théo inonde le monde de sa clair-voyance mais pour prendre conscience de l’inadmissible en ce qui le concerne, il fait preuve de cécité chronique !

— Qu’est-ce que tu veux insinuer ? fit-il éberlué. Elle répondit d’un sourire tranquille. Confus, il se dé-fendit mollement.

— Arrête de m’embrouiller Lisane… t’es pas drôle ! — Tu t’es salement puni Nahem ! Le pire c’est que tu lui as manqué ! Enfin, tu peux te féliciter d’avoir sauvé un mariage… Elle est peut-être là l’explication divine… Ton intervention a sauvé un couple. Théo dirait que tout est

bien, tout est à sa place…

— Franchement… que ces deux-là repartent ensemble ou pas, c’était vraiment le dernier de mes soucis… Si tu veux trouver une explication à la Théophane, il n’y a qu’une seule leçon à retenir : ma jalousie a tout fait foi-rer… Et il te dirait que les épreuves nous permettent de ne jamais faire deux fois la même erreur ! C’est pour ça que tu es la bienvenue ! conclut-il avec élégance.

— J’ai l’impression de l’entendre parler…

— J’ai vécu à ses côtés suffisamment longtemps pour éprouver son influence. Quand on partage son quotidien, on épouse sa foi… sa vie mystique… tu dois bien le sa-voir, toi… non ?

Devant cet amour parfait, pur et platonique, il n’y avait rien à ajouter. Lisane se sentait presque médiocre. Elle prit une autre belle tranche de pain, la tartina généreuse-ment de chocolat et la lui tendit.

— Pour sceller notre… rivalité ? plaisanta Ménahem. — Je te le promets… fit-elle d’une voix singulièrement assurée, il n’y aura jamais de malaise entre nous, ja-mais… Théo ne m’appartient pas.

Pendant qu’il mordait dans sa tartine en prenant un air gourmand, elle repensait aux confidences qu’elle venait d’entendre.

— Je me demande s’il aurait succombé aux charmes de sa belle soliste s’il était resté quelques semaines de plus…

— T’es vraiment pas jalouse toi… fit Ménahem sidéré. Vers neuf heures, ils se rendirent tous les deux au stu-dio. Théophane était déjà en plein travail avec pour seul spectateur : Platon, couché à ses pieds.

Il les regarda avec étonnement et pour se moquer gen-timent de leur retard, il s’adressa à son vieux chien en lui grattant consciencieusement la tête :

pour dire aux hommes

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