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Ce premier panorama de la théorie des marchés contestables suscite quelques commentaires quant à la pertinence de son application à l'agriculture française. Comparée aux autres secteurs industriels, l'agriculture est caractérisée par un grand nombre de firmes. Beaucoup d’entre elles sont diversifiées justifiant une représentation multi-produits de la technologie agricole. La configuration de l’agriculture est en constante évolution dans le sens d’une spécialisation des exploitations. Doit-on interpréter cette évolution comme la succession de configurations soutenables, modifiées d’une année sur l’autre par l’évolution des prix et de la demande, ou comme une situation permanente de déséquilibre due au caractère non contestable des marchés ?

1.2.1. Evolution de la configuration de l’agriculture française

En France, le nombre d'exploitations ne cesse de diminuer et leurs tailles de s'accroître comme le montrent quelques résultats des recensements généraux agricoles de 1970, 1979 et 1988 rassemblés dans le tableau 2 ci-dessous. Entre 1970 et 1988, le nombre d’exploitations passe de 1.6 millions à 1 million, la surface agricole utilisée moyenne passe de 19 à 28 hectares. L’élevage connaît une concentration encore plus forte puisque le troupeau bovin moyen passe de 20 têtes à 42 têtes, et ne concerne plus qu’une exploitation sur deux en 1988 au lieu de deux sur trois en 1970. Dans le même temps, du fait du développement du hors sol la taille moyenne des élevages porcins et avicoles est multipliée par quatre. L’élevage porcin ne concerne plus qu’une exploitation sur six en 1988 contre deux sur cinq en 1970. De plus les exploitations spécialisées fournissent une part croissante des marchés au détriment des exploitations diversifiées.

Tableau 2 : Concentration de l’agriculture et de l’élevage. Résultats obtenus à partir de la revue du SCEES Données chiffrées-agriculture n°37, page 7 « comparaison 1970-79-88 »

RGA 1970 1979 1988

nombre total d’exploitations 1.587.607 1.262.669 1.016.755

part des exploitations avec élevage bovin 66% 58% 50%

part des exploitations avec élevage porcin 41% 25% 18% part des exploitations avec élevage avicole 78% 70% 58% surface agricole utilisée moyenne (hectares) 19 23 28

troupeau bovin moyen (nombre de têtes) 20 32 42

troupeau porcin moyen (nombre de têtes) 16 35 72

troupeau avicole moyen (nombre de têtes) 110 219 408

La spécialisation des exploitations agricoles peut-être illustrée à partir des résultats du réseau d’information comptable agricole (RICA). Ils montrent nettement la spécialisation croissante affectant les productions végétales de 1967 à 1993 et les productions animales de 1967 à 1986. Après 1986, du fait des quotas laitiers instaurés en 1984, les exploitations initialement engagées dans la production laitière semblent connaître un renouveau de la diversification. En considérant les productions animale et végétale, la comparaison des résultats publiés du RICA en

1970 et en 1978, respectivement pondérés par les enquêtes de structures EPEXA de 1967 et 1975, permettent de montrer que la part de la production agricole fournie par des exploitations diversifiées a nettement diminué. Une exploitation est diversifiée quand ni la production végétale, ni la production animale n’atteint à elle seule les deux-tiers de la production totale. Ces résultats sont donnés dans le tableau 3 ci-dessous. Pour 1970, ils représentent 694.479 exploitations sur 1.708.707 de l’enquête de structure de 1967. En effet, le RICA ne s’intéresse qu’aux exploitations qui occupent au moins les trois-quart du temps du chef d’exploitation et une personne-année-travail soit environ 1.450.000 exploitations. Seuls les résultats pour les types d’exploitations les plus représentés sont publiés, c’est-à-dire les systèmes de polyculture et/ou élevage. En 1978 les résultats représentent 504.905 exploitations sur les 781.799 exploitations de l’enquête de structure de 1975 qui correspondent aux exploitations de ces systèmes de production. La différence provient des cultures permanentes et des exploitations orientées principalement vers les productions ovines, caprines ou granivores que nous n’avons pas pu prendre en compte car leurs résultats ne sont que partiellement publiés en 1970.

Tableau 3 : Contributions des exploitations diversifiées aux productions animale et végétale hors cultures permanentes à partir des Résultats 1970 Réseau d’information comptable agricole SCEES.INSEE et des Résultats 1978 Réseau d’information comptable agricole SCEES.INSEE

part des exploitations diversifiées dans 1970 1978

le nombre d’exploitations total (EPEXA 1967 et 1975 respect.) 39% 26% le produit brut végétal total (calculé à partir du RICA) 47% 38% le produit brut animal total (calculé à partir du RICA) 36% 21% le produit brut divers total (calculé à partir du RICA) 37% 29%

le produit brut total (calculé à partir du RICA) 40% 27%

Les résultats des années 1970 permettent surtout de mettre en évidence la diminution de l’importance des exploitations diversifiées dans les systèmes agriculture générale et bovin. La nouvelle classification des orientations techniques à partir de 1979 permet de prendre en compte de manière plus fine les autres systèmes de productions animales, en particulier l’élevage hors-sol, qui n’était pas encore suffisamment important en 1967 pour être considéré par le RICA comme un système de production représentatif. Malheureusement les résultats à partir de 1979 ne sont pas comparables aux précédents du fait du changement de classification

intervenu cette année-là. La nouvelle classification est établie à partir de la terre et des troupeaux de l’exploitation destinés aux différentes productions, valorisés par les Marges Brutes Standard correspondantes. Cela permet de mesurer, sur la base de l’allocation de ces facteurs de production spécifiques, la taille et l’importance relative des différentes productions de chaque exploitation. La nouvelle classification donne donc une image de l’agriculture française (hors cultures permanentes et horticulture) beaucoup plus spécialisée que ceux des exercices précédents. Il est possible de tracer une évolution entre 1983 et 1993 en comparant les contributions respectives de trois types d’exploitations. Le premier type rassemble les exploitations spécialisées dans les productions végétales, le deuxième les exploitations spécialisées dans un type de production animale, herbivores ou granivores, et le troisième type les exploitations dites mixtes. Ce troisième type d’exploitations ne constitue pas un groupe très homogène car il rassemble à la fois les combinaisons agriculture-élevage et les polyélevages herbivores-granivores. Pour la période précédente, ces derniers faisaient partie des exploitations spécialisées dans les productions animales. Les résultats du RICA sont extrapolés à partir des enquêtes de structure de 1983, 1985, et 1993.

Tableau 4 : Contributions respectives des exploitations diversifiées et des exploitations spécialisées aux productions animale et végétale hors cultures permanentes. Sources : Résultats comptables agricoles (RICA) Document 1982/83-1983/84 de la Commission des Communautés Européennes (Résultats France p51), des Résultats économiques des exploitations agricoles n°5 - 1986/87 (RICA) de la Commission des Communautés Européennes (Résultats France p135), et des Résultats standarts 1993 du RICA, Données chiffrées Agriculture AGRESTE N°67 - mars 1995.

contributions en 1982/83 exploitation diversifiées exploitations ‘’végétales’’ exploitations ‘’animales’’ exploitations 23% 23% 54%

produit brut végétal 22% 65% 13%

produit brut animal 27% 7% 66%

produit brut divers 22% 41% 37%

produit brut total 25% 31% 44%

1986/87 diversifiées ‘’végétales’’ ’’animales’’

exploitations 20% 29% 51%

produit brut végétal 18% 67% 15%

produit brut animal 21% 6% 73%

produit brut divers 26% 36% 38%

produit brut total 20% 29% 51%

1993 diversifiées ‘’végétales’’ ’’animales’’

exploitations 21% 32% 47%

produit brut végétal 15% 79% 6%

produit brut animal 30% 7% 63%

produit brut divers 20% 48% 32%

produit brut total 24% 36% 40%

Sur la base de cette classification sommaire, ce tableau montre qu’entre 1982/83 et 1986/87 la production a continué à se déplacer des exploitations diversifiées vers les exploitations spécialisées. C’est le cas en particulier de la production animale pour laquelle la contribution des exploitations spécialisées dans une des productions animales est passée de 67% à 73%. Entre 1986/87 et 1993 on observe au contraire un déplacement de la production totale vers les exploitations diversifiées. Il en résulte deux mouvements contradictoires. En premier lieu, les exploitations spécialisées en production végétale voient leur contribution à la production végétale nettement augmenter de 67% à 79%. En second lieu, la production animale se déplace massivement des exploitations spécialisées vers les

exploitations diversifiées. Ce deuxième mouvement l’emporte globalement sur le premier. Ce phénomène est imputable aux quotas laitiers qui ont contraint certaines exploitations laitières à se diversifier vers les productions végétales ou les granivores. Pourtant, l’instauration des quotas a été suivie de plans communautaires et nationaux d’aides à la cessation d’activité qui ont considérablement accéléré la concentration de la production laitière, le nombre d’élevages laitiers passant de 427.000 en 1984 à 171.000 en 1993 (CNIL, 1985 et 1995). Mais la redistribution des quotas libérés a moins profité aux élevages spécialisés, du fait des critères de sélection régissant ces attributions, taille de l’élevage attributaire et âge de l’exploitant notamment. Parallèlement, la production porcine a continué à se concentrer dans les exploitations spécialisées dans l’élevage de granivores. Ces phénomènes peuvent être mis en évidence par les résultats du RICA à partir de 1987. En effet le lait et les porcs, auparavant inclus dans le produit brut animal, y sont distingués de l’ensemble des productions animales.

Le produit brut laitier apparaît sous la rubrique « produits animaux2 ». Entre 1987 et 1993, la contribution des exploitations diversifiées à ces produits animaux passe de 26% à 30% au détriment de celle des exploitations animales qui passe de 70% à 66%, le reste étant fourni par les exploitations végétales.

Le produit brut porcin est différencié pour les quatre OTEX3 qui fournissent ensemble l’essentiel de la production porcine française4 : les polyélevages à dominantes herbivores et granivores (OTEX 71 et 72), les exploitations mixtes productions végétales-granivores (OTEX 82) et les exploitations spécialisées dans les granivores (OTEX 50). Entre 1987 et 1993, la contribution de ces dernières à la production porcine cumulée de ces quatre OTEX est passée de 52% à 60%. Les résultats précédents sont issus du RICA n°11 - Résultats 1987 SCEES-INSEE-INRA

décembre 1989 et des Résultats standarts 1993 du RICA, Données chiffrées Agriculture AGRESTE N°67 - mars 1995, respectivement extrapolés par les

enquêtes de structure de 1987 et 1993.

2

Les oeufs de poules sont également dans les produits animaux mais ils sont globalement négligeables par rapport à la production laitière.

3

Orientation technique des exploitations.

4

Les exploitations de ces quatre OTEX fournissent 86% de la production porcine fournie par l’ensemble des 461.250 exploitations du champ du RICA en 1993.

Si on laisse de côté le secteur laitier, dont la tendance à la spécialisation semble avoir été contrecarrée par l’instauration des quotas, la période récente montre que l’accroissement de la spécialisation se poursuit pour les autres productions, en particulier pour les granivores et les grandes cultures. Cependant, les données utilisées ici ne permettent pas d’apprécier l’effet de la réforme de la Politique agricole commune de 1992 concernant surtout les grandes cultures, ni celui des mesures agri-environnementales actuelles, telles que la mise aux normes des bâtiments d’élevage.

1.2.2. Les marchés agricoles sont-ils contestables ?

La grande majorité des exploitations étant individuelles ou familiales et donc de taille négligeable vis-à-vis de la demande, elles se trouvent a priori en situation de concurrence pure et parfaite. Aucune firme ne possède un pouvoir de marché suffisant pour influer sur ses concurrentes ou sur la demande. Administrés ou non, les prix agricoles s'imposent à tous. Cependant, on peut considérer que pour les productions qui font l'objet d'une organisation commune de marché, les producteurs ont une certaine influence sur les prix et la demande. La Politique Agricole Commune est négociée au niveau européen entre les Etats membres qui défendent avec plus ou moins d'opiniâtreté les intérêts de certains de leurs producteurs. Mais compte tenu de leur nombre et du caractère indirect de leur influence, il serait abusif de parler de cartel.

Les deux hypothèses fondamentales des marchés contestables, accès à la même technologie de tous les producteurs installés ou potentiels et absence de barrières à l'entrée et à la sortie, ne semblent pas vérifiées dans le cas du secteur agricole. En effet, l'agriculture est caractérisée par des facteurs de production durables importants : les gros matériels, la terre, les aménagements tels que le drainage et les clôtures, les bâtiments spécialisés comme les installations de stockage ou les salles de traite. Comparée aux coût variables, leur charge annuelle est souvent très élevée. Certains de ces facteurs durables engendrent des coûts irrécupérables du fait de l'absence ou de la rigidité de leurs marchés d'occasion. Par exemple, Fernandez-Cornejo et alii (1992) évoquent la rigidité du marché de la terre comme source de coûts irrécupérables. Les installations ou les aménagements sont

le plus souvent spécifiques à la combinaison productive choisie et aux caractéristiques locales. Leur transfert est alors impossible et ils constituent des investissements irréversibles, donc des barrières à la sortie.

L'accès à ces facteurs durables est largement contrôlé par les pouvoirs publics et la profession agricole. D'une part, ceux qui n'en héritent pas en sont pratiquement exclus. D'autre part, l'accès au crédit et aux aides pour l'acquisition de ces facteurs est le plus souvent soumis à l'approbation conjointe des pouvoirs publics et des organisations professionnelles agricoles. En conséquence, des barrières à l'entrée existent. A cet égard, l’attribution des quotas laitiers, régie par des commissions départementales, est exemplaire.

Compte tenu des éléments précédents, la théorie de Baumol et alii permet de donner l’interprétation suivante de l’évolution de l’agriculture française. L’accroissement tendanciel de la taille des exploitations suppose que la plupart de ces firmes soient en des points de l’ensemble de production où les économies d’échelle sont croissantes. D’autre part, la tendance à la spécialisation montre que les exploitations s’acheminent vers des niveaux de production pour lesquels les économies de gamme sont négatives. Dans le cas contraire, les exploitations diversifiées le resteraient en s’agrandissant. Sous l’hypothèse de marchés contestables, trois éléments déterminent les configurations soutenables à un moment donné : l’ensemble des plans de production possible, le prix des inputs et la demande. Si la technologie est fixe, les marchés des inputs s’équilibrent instantanément sous l’effet d’un choc affectant la demande ou les prix des inputs, et conduisent très rapidement à une configuration soutenable. Si les marchés de certains inputs sont assez rigides, la progression vers une configuration soutenable sera plus lente. Dans le cas de l’agriculture française, la technologie n’est pas fixe. Elle est même caractérisée par une évolution assez rapide. En trente ans, les rendements céréaliers et laitiers ont plus que doublé (Ardouin et alii, 1992). La technologie contribue donc au glissement des configurations soutenables dans le temps. Parallèlement nous avons vu que la rigidité des marchés de certains inputs entrave leur mobilité et par conséquent la progression de l’agriculture vers une configuration soutenable. Cela explique la pérennité d’une situation de déséquilibre. Sur le long terme, on peut cependant s’attendre à ce que les configurations observées et les configurations soutenables connaissent des évolutions plus ou moins parallèles.

Si les marchés étaient véritablement contestables, aboutirait-on à une configuration soutenable ne comportant que des exploitations spécialisées, ou à une cohabitation entre des firmes spécialisées et des firmes diversifiées ? La section suivante examine les conditions d’une telle cohabitation. Pour cela les origines des économies de gamme sont étudiées et discutées. Elles mettent en évidence l’importance de l’organisation des marchés de facteurs et le rôle des inputs publics. L’évolution des prix relatifs des différents types d’inputs permet de comprendre, sous l’hypothèse de marchés contestables, le passage d’une configuration comportant des firmes diversifiées à une configuration n’en comportant pas.