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Agriculture et croissance économique : histoire de la controverse

CHAPITRE 1. ANALYSE THÉORIQUE DU RÔLE DU SECTEUR AGRICOLE

1. Analyse théorique du rôle du secteur agricole dans le développement

1.1. Agriculture et croissance économique : histoire de la controverse

Ce paragraphe rappelle les fondements théoriques d‟une controverse aussi vieille qu‟inépuisable. Empiriquement, on constate que la place du secteur agricole dans l‟économie évolue au fur et à mesure de la croissance économique des pays : il occupe une part de plus en plus faible d‟actifs, et sa part dans le PIB régresse (Malassis, 1997). A la lumière des trois derniers siècles du développement des économies occidentales, Malassis explique historiquement la réduction de l‟importance relative de l‟agriculture dans l‟économie sous le double impact de la décroissance des dépenses alimentaires dans l‟utilisation du revenu national disponible (une agrégation de la loi d‟Engel à l‟échelle nationale) et de la diminution de la valeur de la production agricole relativement à celle de l‟ensemble du complexe agro-industriel (activités en amont et aval de la production agricole).

De ce constat, une vision évolutionniste du développement est apparue. Cette vision est inspirée de la transition économique européenne et spécifiquement du changement structurel qui a fait évoluer une économie principalement agricole et minière (secteur primaire) vers les manufactures, puis l‟industrie (secondaire), puis les services (tertiaires) (Chenery, 1960 ; Kuznets, 1966). Ce modèle ne fait cependant pas l‟objet d‟un consensus en économie du développement. Certains économistes pensent notamment que l‟antagonisme entre rural-agricole versus urbain-industriel est remis en cause par le contre exemple des expériences asiatiques d‟industrialisation rurale qui ont couplé dans le revenu des ménages agriculture et industrie (Losch, 2009). En ce qui concerne les bases empiriques de cette vision pour les pays en développement, l‟expérience de l‟île Maurice, dont l‟économie de plantation en monoculture sucrière s‟est diversifiée en développant son industrie textile avec succès dans les années 70, est très souvent citée comme exemple. Cette vision est aussi partagée par Timmer. Timmer (2007) réalise une étude dans 89 pays en développement. En s‟appuyant notamment sur les trajectoires des pays dits « émergents », dont les pays asiatiques, Timmer conclue que ce processus est globalement confirmé par les données empiriques, malgré les spécificités nationales. D‟après Timmer, le chemin de transformation structurelle qui permet aux pays en développement de réaliser une croissance économique avec succès présente quatre caractéristiques : 1/ la baisse de la part de l‟agriculture dans le PIB et l‟emploi, 2/ une hausse des activités urbaines industrielles et des services, 3/ la migration de travailleurs ruraux vers les villes et 4/ une transition démographique (grosse croissance de la population avant une stabilisation).

Le débat se cristallise réellement sur les causes du processus : la transition de l‟agriculture vers l‟industrie a-t-elle lieu naturellement ou doit-elle être incitée ? Est-elle nécessaire au développement économique ? Faut-il favoriser la création d‟un surplus agricole et la migration volontaire de la main-d‟œuvre des campagnes vers les industries des villes ou plutôt ponctionner le surplus agricole existant pour financer le développement industriel et inciter une main-d‟œuvre peu chère à l‟exode rural ? L‟urbanisation est-elle une condition nécessaire et suffisante au développement économique ?

La littérature sur le développement économique a, depuis les travaux fondateurs de Lewis (1954) et de Johnson et Mellor (1961), mis en avant les corrélations entre la croissance de la production agricole, la diversification des activités rurales, l‟exode rural, l‟urbanisation et le développement industriel. Mais les choix des relations de causalité dans l‟interprétation de ces corrélations révèlent les a priori des théoriciens : d‟après Mounier (1992), on distingue les théories « agro-centristes » des théories « industrio-centristes » selon lesquelles soit le développement de l‟agriculture est une condition du développement économique global, soit le secteur agricole ne joue aucun rôle spécifique et c‟est l‟urbanisation qui permet l‟industrialisation nécessaire au développement économique global. On retrouve aussi de nombreux débats sur le fait que révolution agricole et révolution industrielle, doivent aller de pair (Mazoyer et Roudart, 2002).

La théorie du changement structurel de l‟économie développée dans les années 50 suppose que la transition de l‟agriculture vers l‟industrie est indispensable à la croissance économique des pays en développement. Conformément à l‟analyse de Ricardo, elle considère que les surplus agricoles doivent servir à développer le reste de l‟économie. Les premiers modèles de croissance (Fei et Ranis (1964) ; Jorgenson (1967)), considèrent l‟agriculture comme un réservoir de main-d‟œuvre abondante et soutiennent que son surplus économique doit être transféré vers l‟industrie. Les hypothèses des modèles de croissance révèlent très souvent un a priori agro ou industrio centriste. Lewis modélise une offre infinie de main-d‟œuvre en provenance du secteur agricole. De nombreux auteurs considèrent que les questions posées par Lewis demeurent d‟une grande actualité pour plusieurs raisons (Hugon, 2002) : le sous-emploi, le chômage déguisé, la dynamique de l‟informel, les possibilités de blocage de l‟accumulation, l‟existence de trappes malthusiennes démographiques ou de trappes à pauvreté. Les asymétries internationales demeurent, et il y a nécessité de penser les processus d‟accumulation à long terme. D‟après Greffe et Maurel (2009), le secteur agricole des pays en développement est le secteur traditionnel par opposition au secteur moderne, et le vivier d‟une

main-d‟œuvre dont le surplus est susceptible d‟alimenter la demande de travail dans le secteur industriel. Jorgenson modélise un surplus de produits agricoles dû à une dynamique d‟accroissement des rendements supérieur à celle de la population (croissance démographique). Pour Jorgenson, il y a développement quand les progrès agricoles permettent de dépasser la trappe malthusienne (Hugon, 2002). Pour Fei et Ranis, le développement suppose un effort minimum critique permettant de dépasser la trappe malthusienne et une augmentation du surplus agricole permettant de financer l‟investissement et l‟innovation dans le secteur industriel (Hugon, 2002). On trouve ainsi, dans les modèles d‟économie duale, une opposition entre un secteur agricole « traditionnel » et une industrie « moderne » motrice de la croissance.

La position agro-centriste est caractéristique de plusieurs économistes ruraux et agricoles (Malassis, 1973 ; Klatzmann, 1983 ; Bairoch,1999 ; Timmer, 1991 ; Ravallion, 2000 ou Lipton, 1982). L‟idée principale est la suivante : lorsqu‟on veut industrialiser une économie artisanale et archaïque très peu dotée en capital et dont la population est essentiellement agricole, il faut au préalable développer son agriculture. Une fois celle-ci mise en marche, des effets d‟entraînement s‟en dégagent pour créer un cercle vertueux entre les agriculteurs et les industriels.

Le développement de l‟industrie, donc l‟accumulation du capital et la croissance économique, ne peut survenir qu‟après un développement de l‟agriculture dans une économie quelconque. Cette révélation de l‟empirisme lié à l‟histoire des faits économiques de l‟humanité n‟a pas manqué d‟explications théoriques. Si tous ces économistes s‟accordent à penser que le développement de l‟agriculture est indispensable au décollage économique des pays pauvres, les idées divergent sur le modèle d‟agriculture à développer : une agriculture vivrière plutôt familiale pour la plupart des économistes ruraux (exemple de Timmer (1991), Malassis (1973)) ou une agriculture d‟exportation qui pourrait être produite par l‟agribusiness pour les autres économistes (économistes de la Banque Mondiale comme Ravallion (2000) ).

En économie politique, le débat reste vif dans l‟analyse des mesures de politiques agricoles, car les points de vue divergent sur les motivations de l‟intervention publique en agriculture, a priori indépendamment de l‟opinion sur la place de l‟agriculture dans le développement.

Néanmoins, on peut considérer que les économistes qui dénoncent le « biais urbain » des politiques publiques sont plutôt agro-centristes. En effet, selon leur analyse, les politiques publiques des pays en développement, destinées à développer les industries, sont basées sur un rapport de force inégal en défaveur permanente de l‟agriculture et qui se manifeste

notamment par des prix agricoles très bas (Lipton, 1982). L‟argumentaire opposé sur le « biais rural » concerne les politiques publiques des pays développés et on peut considérer qu‟il n‟implique pas a priori de point de vue sur la place de l‟agriculture dans le développement. Selon cette analyse, les politiques publiques agricoles très interventionnistes des pays développés sont majoritairement expliquées par la force de pression d‟une bourgeoisie agricole et des industriels de la filière agroalimentaire. Anderson et Tyers (1989) essaient de réconcilier les deux idées ci-dessus en affirmant que la protection du secteur agricole s‟accroît avec son degré d‟industrialisation et le degré de croissance économique du pays, car il concerne de moins en moins d‟actifs dont les enjeux commerciaux s‟accroissent considérablement et qui donc s‟organisent et font pression sur le gouvernement pour être de plus en plus protégés. Néanmoins, les points de vue sur la justification des politiques pour l‟agriculture divergent grandement (Bates, 1981 ; Timmer, 1991 ; Anderson, 2003).