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Acte de magie sociale

Dans le document Les murs ont un langage (Page 37-39)

II. Un langage symbolique

1. Acte d’autorité

1.2. Acte de magie sociale

Dans ses réflexions autour du concept de violence symbolique, Pierre Bourdieu expose que selon lui, le pouvoir symbolique suppose nécessairement la croyance, l’adhésion de ceux qui y sont assujettis. Or, le phénomène fonctionne comme une croyance religieuse, c'est-à-dire de façon aussi irrationnelle et crédite d’une valeur à la fois le système judiciaire et l’homme qui le représente.

1.2.1. Valeur du système

Nous avons vu qu’au 12ème siècle, la symbolique a permis de justifier et par là de légitimer la justice. Ce besoin était né du changement de structure qu’elle avait vécu, passant d’un état de nature magique, peut-être héritée des pratiques des druides dans la tradition celtique, dont l’autorité absolue et conférée par leur statut était comparable à celle des aèdes dans la Grèce antique, à un état de nature sociale. C'est-à-dire que désormais, le pouvoir et la légitimité n’appartenaient plus à l’homme, au juge, mais à l’institution qu’il représentait et qui n’existait pas auparavant. Il a donc fallu réinventer cette légitimité pour l’appliquer à un système social naissant. Elle fut fondée au 12ème siècle sur l’idée d’imitation de la justice divine et la correction des faiblesses de la justice humaine, puis progressivement sur l’idée de la perfection de la justice elle-même.

Ce besoin de justification prenait corps également dans son action et s’incarnait dans une symbolique plus sanglante. Durant l’Ancien Régime, la condamnation pénale était très ritualisée et mise en scène selon des codes très précis. Michel Foucault25 cite un document original datant de 1757 et constituant le détail d’une procédure d‘exécution : « tenaillé aux

mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le parricide, brûlée de feu de soufre… ».

Une telle attention au spectacle de la peine n’est pas dénuée de sens. On parle beaucoup de barbarie au sujet des peines corporelles mais c’est plus complexe que cela. Il était en effet important de faire comprendre au public le pourquoi d’une sentence. Or, durant l’Ancien Régime, les arrêts de condamnation pénale n’étant pas motivés, la compréhension de ceux-ci devait passer par la mise en spectacle et le rappel symbolique du délit ou du crime.

Dans l’exemple cité par Michel Foucault il s’agit d’un parricide incarné par le fait pour le condamné de tenir le couteau objet du crime dans sa main droite, laquelle sera ensuite brûlée. Ainsi qu’il a été vu plus haut, la peine corporelle était en outre accompagnée de l’amende honorable, acte par lequel le condamné reconnaissait publiquement son ou ses méfaits. Cela s’inscrivait dans un parcours à travers les rues avec différentes haltes, différentes proclamations « spontanées » en plus de l’amende honorable proprement dite, le tout avec un écriteau accroché au dos. Michel Foucault explique qu’ainsi la justice se justifiait en faisant authentifier sa décision par le condamné lui-même.

En 1788, une ordonnance du roi rendit obligatoire la motivation des peines prononcées. La motivation d’une décision n’est cependant pas suffisante pour se justifier et se légitimer sur la durée, sans risques de remises en question. Par conséquent ce spectacle va se déplacer et prendre place au cœur de la procédure, durant l’audience. On voit à nouveau comment le rituel est fondamental dans l’œuvre de justification de l’action judiciaire.

Certaines théories ont toutefois été construites sur l’idée que la justice n’est que mystification destinée à servir les uns au détriment des autres. La théorie marxiste considère que la justice est établie selon des règles posées par une classe dominante et destinées à maintenir leurs privilèges. Les règles en question sont les règles de droit et les règles de forme. Pour les premières, cela concerne particulièrement le droit du travail (« l’exploitation légale du

travail »26) et le droit de la propriété. Les secondes incluent le rituel dont les effets de dépossession de soi, de peur et d’isolement sont ici analysés comme instruments de domination. 25 Ibid.p.9. 26 M. Foucault, Surveiller …, p.320.

Ceci étant, la valeur d’un système tient également au crédit que l’on reconnaît à ses membres.

1.2.2. Valeur d’un homme

Pierre Bourdieu27 propose une analyse des rites sociaux en portant son attention non pas sur le passage temporel qu’ils impliquent, c'est-à-dire sur l’avant-après, mais sur les distinctions que ces rites consacrent entre deux statuts, celui du non initié et celui de l’initié. En effet, c’est bien pour distinguer l’initié du reste de la population et pour le faire entrer dans un groupe social bien défini, que le rite existe. Ce sont ces fonctions discriminantes du rite et les limites sociales qu’il consacre qui intéressent Bourdieu. C’est pour cela qu’il préfère le nommer rite de consécration ou d’institution car il reconnaît une qualité à la personne qui le franchit en l’installant dans son statut aux yeux de tous ; ainsi la jeune fille devient une femme, l’étudiant un juge ou un médecin, l’individu anonyme un assassin, un voleur etc… Cette analyse peut être étendue à toute la symbolique judiciaire dont l’objet est de définir une aire particulière dans laquelle chacun se voit assigner un rôle et un statut précis, distinct des autres. Le rite agit d’une façon irrationnelle puisqu’il tient à l’apposition d’une signature, d’un insigne ou à l’assignation d’une place dans une salle d’audience, mais il fait émerger ainsi les figures du procès et constitue ce que Bourdieu nomme un « acte de magie sociale ».

Le symbolisme judiciaire a donc eu pour effet d’imposer un pouvoir sans contrainte directe par la croyance en sa légitimité, conférant à l’action de celui-ci une puissance créatrice.

Dans le document Les murs ont un langage (Page 37-39)