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Conseil de l’Europe

2.2 Acquisition et maîtrise du lexique

Dans le domaine lexical, on sait par exemple (C. Carlo et al., 2007 :62) que « les locuteurs

passent d’un système essentiellement nominal où les noms sont posés les uns à côté des autres

dans un ordre défini pragmatiquement, à un système où les noms sont liés entre eux par des marques explicites et jouent un rôle par rapport à un noyau de nature verbale. Les premiers

adjectifs que l’on trouve sont des adjectifs dont la qualification est absolue comme les

adjectifs de nationalité ou de couleur et des adjectifs graduables comme ceux relatifs à la taille ». Les discours d’apprenants s’organisant surtout autour des animés humains, les

locuteurs eux-mêmes et leur environnement familial et professionnel immédiat, il n’est pas

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Despite working so hard and coming so far with the French to help them win their freedom,

I have never mastered the gender of French nouns!”17

Cette citation de Wiston Churchill, en 1946 relevée par D. Guillelmon et F. Grosjean,

2001:504) permet de mettre l’accent sur l’une des difficultés majeures de la langue française. En effet, c’est sans doute dans le marquage diacritique du genre que les acquisitionnistes

apportent le plus d’informations relatives à la maîtrise lexicale. On sait ainsi que les adultes

qui étudient le français en L2 acquièrent assez facilement le genre des noms sémantiquement

marqués (par exemple des animés), mais qu’ils restent assez insensibles à tout effort d’explicitation d’autres règles, même si celles-ci s’avèrent particulièrement récurrentes (par exemple, la règle phonologique d’attribution du masculin lorsque le dernier phonème des noms est /ã/). M. Prodeau et C. Carlo (2002 :165) affirment à ce sujet : « À un stade

suffisamment avancé, le locuteur de français L2 est capable d’associer un genre à un certain

nombre d’entrées lexicales, soit que celles-ci soient fréquemment employées, soit qu’elles possèdent un genre sémantiquement fondé que l’on qualifie de « naturel ». Cependant et jusqu’à un stade très avancé de l’apprentissage, ce locuteur, quelles que soient par ailleurs ces performances en français oral, continue à produire des énoncés avec quelques erreurs de

genre, ce qui lui interdira l’intégration dans le groupe des natifs ».

Ces mêmes auteurs poursuivent sur l’identification de phases de développement dans

l’appréhension et la maîtrise du genre :

« C. Koehn et N. Müller (1994) ont étudié l’acquisition conjointe du français et de l’allemand

L1. Elles ont montré que les enfants découvrent d’abord le concept de singularité/pluralité avant de découvrir les marques qui permettent d’exprimer ce concept sémantique. Le genre n’apparaît qu’ensuite. Elles notent que le marquage est correct pour l’article défini bien avant

que cela ne soit le cas pour l’article indéfini. Wegener18 qui a étudié l’acquisition de l’allemand par de jeunes enfants turcs obtient des résultats identiques. Les différentes caractéristiques diacritiques du nom sont acquises dans l’ordre suivant : nombre, cas, genre et

l’accord en genre est aussi mieux réalisé pour le défini que pour l’indéfini.

C. Carlo et M. Prodeau (2000) se sont, quant à elles, intéressées à des anglophones qui acquièrent le français en milieu institutionnel et ont montré que le traitement du nombre se fait mieux que le traitement du genre. M. Prodeau (2002) indique que pour le genre, l’accord

17 « Bien que j’ai travaillé si dur et que je sois allé si loin avec les Français pour les aider dans leur quête de liberté, je n’ai jamais réussi à maîtriser le genre des noms en français ».

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64 se fait différemment selon les satellites du nom et leur position par rapport à la tête nominale.

Par exemple, l’adjectif épithète en position pré-nominale est moins bien accordé que s’il est

en position post-nominale. D’autre part, l’article indéfini est plus souvent erroné que l’article

défini. Ces résultats convergent avec ceux de I. Bartning (2000) qui a étudié l’acquisition du

français en milieu institutionnel par des Suédois, de R. Hawkins (1998) qui a étudié

l’acquisition du français par des Britanniques, et de J. Bruhn de Garavito & L. White (2002)

qui ont étudié l’acquisition de l’espagnol par des étudiants français. Tous et toutes s’accordent à dire que l’accord en genre se fait moins bien pour les adjectifs que pour les déterminants, et

en ce qui concerne les articles, il se fait moins bien pour l’article indéfini que pour l’article

défini. Ces résultats ne sont pas seulement attestés dans des études sur le milieu institutionnel. M. Chini (1995) qui a observé les débuts de l’acquisition de l’italien par des locuteurs de

français, anglais, allemand et parsi L1 montre que les apprenants passent tous par les mêmes étapes pour acquérir le genre : la première phase est essentiellement lexicale, les formes ne sont pas analysées et apparaissent avec un article Ø (cette phase dure plus longtemps pour les Perses dont la L1 diffère radicalement de l’italien). Cependant, tous les apprenants utilisent

très tôt les pronoms toniques et comme ceux-ci réfèrent à des animés humains, les informateurs les accordent correctement en genre. Une fois que les articles apparaissent,

l’accord se fait mieux pour l’article défini que pour l’article indéfini et ce résultat ne s’applique pas exclusivement aux syntagmes qui réfèrent à des entités animées humaines. M. Prodeau (2002) fait les mêmes constats que M. Chini pour les apprenants hispanophones et

marocains du programme de recherche ESF sur l’acquisition des langues par des migrants. Les pronoms toniques apparaissent en premier, suivis par les pronoms clitiques en position sujet. Les sujets marocains gardent plus longtemps que les sujets latino-américains l’article Ø,

mais pour les deux groupes le processus développemental concerne d’abord l’article défini avant l’article indéfini. Ce dernier garde plus souvent une forme non marquée même en présence d’une tête nominale marquée en genre. Ces résultats prouvent donc l’existence de

cette séquence acquisitionnelle particulière, indépendamment du milieu dans lequel la langue est acquise et des configurations spécifiques L1/L2 ».

Comme le rappellent C. Carlo et al (2008 :66), on peut inférer l’existence, au sujet de la

compétence à attribuer le genre de noms dans des langues telles que le français, « d’une

période critique au-delà de laquelle atteindre une compétence de natifs est impossible ». Encore peut-on nuancer cette affirmation comme le font remarquer R. Hawkins & F. Franceschina (2004: 191) car “les locuteurs qui ont une longue immersion en L2 sont présumés capables d’acquérir une compétence proche de celles de natifs dans la concordance de genre des

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noms, avec des noms qu’ils utilisent activement, même si ceux-ci ont un système de concordances

basé sur la sélection des articles en fonction de la phonologie. Ceci est dû au fait que l’exposition à la langue leur permettra d’apprendre des exceptions et de créer des règles d’exceptions semi

productives”. 19

H. Guella, V. Déprez et A. Reboul (2008 :27) retiennent pour leur part une étude qui semble aller plus loin.

« Hawkins et Chan (1997) ainsi que Hawkins et Franceschina (2004) soutiennent que les

adultes apprenant une L2 sont incapables d’acquérir les traits non-interprétables d’une L2 qui ne sont pas présents dans leur L1. L’étude de Hawkins et Chan (1997) montre que les

anglophones apprenant le genre en français L2 sont incapables d’acquérir les traits non -interprétables sur les déterminants et les adjectifs. Les traits non--interprétables sont ceux qui

naissent à travers l’accord avec les traits interprétables du genre sur le nom, c’est-à-dire

l’accord des déterminants et des adjectifs avec le nom. Selon cette étude, les apprenants anglophones du français L2 sont capables d’acquérir le genre des noms, mais sont incapables d’acquérir l’accord du genre. Dans cette mesure, Hawkins et Franceschina (2004) proposent que la grammaire initiale des apprenants anglophones avancés du français L2 est comparable à la grammaire initiale des locuteurs francophones. Ainsi selon la Failed Functional Feature Hypothesis, FFFH, l’incapacité des apprenants à acquérir le trait de genre en français L2 revient à un problème qui se trouve dans l’accord plutôt que dans l’entrée lexicale du nom ». S. Carroll (1989) soutient l’hypothèse de la FFFH et prédit que les apprenants anglophones sont incapables d’acquérir dans sa totalité le genre en français L2. Cette incapacité provient du fait que les traits de genre déclinent lorsqu’ils ne sont plus employés dans la L1 (Carroll, 1989: 574).

Dans leur étude sur des étudiants de français arabophones de niveau avancé (500 heures pour

les jeunes enfants et 10 ans d’immersion en France pour les adultes), H. Guella, V. Déprez et A. Reboul (2008) confirment que c’est l’accord du genre dans les constructions adjectivales qui leur pose le plus de problèmes, alors même qu’ils devraient être en mesure de procéder à un transfert de L1 puisque ce type d’accord existe également en arabe. A la suite de White et al. (2004), elles affirment donc que la présence ou l’absence du genre en L1 n’a pas de rôle

19“Speakers with long immersion in L2 are presumably likely to get close to native-like D-N gender concord with nouns which they use actively in production, even if they have a concord system based on selecting articles probabilistically in terms of noun phonology. This is because extensive exposure to primary linguistic data would allow them to learn exceptions to semi-productive rules”.

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dans l’acquisition du genre en L2 et que tous les apprenants sont compétents quand il s’agit d’assigner un genre à des mots isolés. Par contre, leur compétence diffère lorsqu’il s’agit de

donner un jugement grammatical sur un genre inséré dans une phrase (L. Sabourin & M. Haverkort, 2003).

Dans une étude auprès d’apprenants bilingues français/anglais, D. Guillelmon et F. Grosjean (2001 :510) ont également confirmé que, comme dans le cas de monolingues, l’acquisition du genre différait selon l’âge auquel il était appris, les plus jeunes commettant moins d’erreurs et ayant une vitesse d’appréciation du genre en réception beaucoup plus rapide que celle d’étudiants qui ont appris la langue à partir de l’adolescence, voire plus tard; « Les mots seront reconnus,

mais l’accès au lexique ne sera pas accéléré par la congruence d’une marque de sens avec un mot précédent. En d’autres mots, les bilingues tardifs ne pourront pas appeler les marques de

genre pour faciliter le processus de reconnaissance des mots ».20

Cette importante notion tendrait à confirmer que la compétence du natif éduqué ne peut donc

être atteinte qu’avec grande difficulté par un locuteur apprenant d’une 2ème langue, fusse-t-elle

seconde, quelles que soient les situations d’acquisition de la langue en dehors d’un cadre naturel de langue première et durant une période déterminée. Même si elle ne semble pas

universellement partagée, cette conception a l’avantage de fixer comme limite à notre étude le champ du français langue étrangère, et nous n’aborderons pas la difficile relation des langues

premières chez le locuteur bilingue, pas plus que nous n’entrerons dans le débat sur les limites du locuteur natif. En reconnaissant qu’il existe empiriquement une frontière difficilement

franchissable pour un apprenant étranger, et en tentant de la définir, ce sont biens les limites

du niveau C2+ qui émergent, non pas en tant que limites théoriques de l’apprentissage, mais bien comme limites méthodologiques imposées par l’exercice.