Conseil de l’Europe
2.4 Acquisition et maîtrise de la morphologie verbale
Plusieurs hypothèses ont été formulées sur l’apparition des temps verbaux dans le discours des apprenants
Selon I. Bartning et S. Schlyter (2004) et S. Devitt (1993), cités par D. Véronique et al. (2008 :164), l’expression du futur suit, du moins pour les langues et situations d’apprentissage
étudiées, une échelle partant de formes non marquées ou courtes, puis de futurs périphrastiques avec des futurs souvent exprimés par le présent, pour aboutir à des utilisations diffuses puis construites de futur vs conditionnel.
Néanmoins, D. Véronique suggère « qu’une représentation linéaire des parcours acquisitionnels telle qu’on pourrait la déduire du Cadre ne rend que partiellement compte de la réalité du développement ». Il relève d’une part que cette acquisition se fait selon des rythmes extrêmement variables en fonction des langues d’origine :
du langage
68
Après combien d’heures d’enseignement les apprenants emploient-ils le Passé composé, PC,
et l’Imparfait, IMP ?
B1 (CER) : usage formel de PC et IMP Heures de
français 84 140 338 200 500 900
Contextes
et études Pologne Lycée Etats-Unis Université Allemagne Collège Brésil Université Etats-Unis High-School et Université
Chine Université
Illustration 9 Nombre d'heures d'enseignement pour la maîtrise du Passé composé et de l'imparfait. D. Véronique et al, 2008:167
Mais il relève aussi d’autre part des régularités comportementales quelles que soient les
langues premières des apprenants :
- le marquage périverbal de l’accord avec le sujet précède ou accompagne le
marquage périverbal du temps ;
- la morphologie temporelle préverbale se développe avant la morphologie temporelle postverbale ;
- le passé composé apparaît avant l’imparfait ; - le futur composé se développe avant le futur simple.
…
Ces observations conduisent D. Véronique à s’interroger sur la formule « être capable de », largement reprise dans le Cadre. Fait-elle référence à une capacité indépendante de la L2 ou renvoie-t-elle à la capacité d’employer des moyens cibles en français ? « Dans le premier cas, on observe que des moyens de substitution à la morphologie verbale sont employés par les apprenants, dans le deuxième cas, on peut effectivement considérer que certains moyens
cibles vont être employés après d’autres. Les recherches montrent également que les facteurs influents dans l’acquisition ne sont pas toujours aussi influents du début à la fin de l’acquisition. C’est notamment le cas de la L1 » (D. Véronique et al., 2009 :217)..
En partant de récits d’un même conte, l’histoire de la grenouille de M. Mayer, 1969, A. Housen, N. Kemps et M. Pirerrard (2006) se sont penchés sur la construction de la
du langage
69 développement de niveau avancé définis par I. Bartning et S. Schlyter (2004) : bas, moyen et supérieur (plus de 880 heures de français).
La progression à ces stades avancés est marquée par un éventail plus large de structures
d’énoncés et par “la grammaticalisation de la morphologie flexionnelle qui devient fonctionnelle mais avec des zones “fragiles” de développement ». Elle peut être résumée de la
façon suivante :
TAM = temps, aspect, mode
Illustration 10 caractéristiques acquisitionnelles de la morphologie verbale aux niveaux avancés bas, moyen et supérieur. I. Bartning et S. Schlyter, 2004
En comparant les résultats obtenus par ces trois groupes d’apprenants à ceux obtenus par des
locuteurs francophones natifs qui étudient dans des lycées francophones de Belgique, il
ressort premièrement de cette étude qu’une différence persiste dans tous les cas entre les
CRITÈRES STADE
FINITUDE FLEXIONNELLE
Distinction
Formes finies –non finies
Globalement réalisé Bas
assurée Moyen
assurée dans énoncés
complexes Supérieur Accord ppl 3e verbes irréguliers Non
lexicaux Ils ont/sont
Productif Bas Stabilisé Moyen
lexicaux Ils prennent
Début Bas Ok mais encore des résidus incorrects Moyen assuré Supérieur TAM
Imparfait Extension à d’autres
verbes Bas Futur simple Emploi plus fréquent/souvent formulaire bas Emploi spontané et correct Moyen Conditionnel-
Plus que parfait
Début mais instable Bas Emploi spontané et
correct Moyen
Subjonctif Début mais instable Bas Emploi plus productif et
spontané Moyen
Emploi correct dans tous
les cas Supérieur
Formes non personnelles Quelques apparitions Moyen Combinaisons de
propositions et emploi sophistiqué des formes non personnelles
du langage
70 groupes cibles et le groupe francophone témoin, aussi bien dans la finitude flexionnelle que dans la morphologie temps, aspect, mode. Les auteurs ont relevé un certain nombre d’erreurs
entre formes finies et non finies, ainsi que sur les formes lexicales irrégulières (radicaux courts vs radicaux longs ou plusieurs radicaux) qui sont moins nombreuses, mais cette étude a surtout révélé une grande disparité en fonction des contextes extra curriculaires selon que les
apprenants ont été confrontés au français ou non en dehors de l’école.
Les travaux de M. Kihlstedt sur l’acquisition de l’imparfait français par des apprenants suédophones (Kihlstedt, 2002) montrent également que l’apparition dans les discours des
apprenants des divers emplois de ce temps donne un indice fiable du degré de maîtrise de la langue française. Cette progression entre emplois de l’imparfait est expliquée par leur relative
complexité cognitive. M. Kihlstedt note que dans les stades initiaux et intermédiaires
d’acquisition, la fréquence de l’imparfait est plus faible que celle du passé composé, et qu’elle est souvent limitée à quelques verbes d’état tels que était, avait, ou voulait. En revanche, chez les apprenants de niveau avancé la production de la forme en elle-même ne pose plus de problème, mais elle ne va cependant pas de pair avec l’acquisition conceptuelle exprimée par l’imparfait. Les apprenants en effet n’en exploitent qu’une gamme restreinte. Partant d’une typologie polyfonctionnelle de l’imparfait qui dépasse la classification la plus répandue d’imparfaits d’habitude, descriptif, qualificateur, ludique, ou d’incidence, M. Kihlstedt définit l’imparfait comme un temps coréférentiel dont les usages peuvent se spécifier en quatre
catégories :
- de recouvrement total, lorsque le locuteur se prononce sur la totalité de l’intervalle de référence ;
- d’habitude, qui exprime ce que l’on avait coutume de faire pendant une période du
passé ;
- d’inclusion brève, pour designer un procès repéré à un moment court et précis de son déroulement ;
- aux confins, lorsqu’il présente le procès sans bornes.
Son analyse lui a permis de mettre en évidence la tendance des locuteurs apprenants de niveau
avancé à restreindre l’imparfait à la valeur de recouvrement total et à sa valeur d’habitude. Des emplois d’inclusion brève tels que J’ai allumé la télé pour regarder si c’était l’heure,
semblent beaucoup moins fréquents, et ceux dits de confins s’apparentent à un stade ultime de
du langage
71 Ces travaux nous enseignent également que la logique de répartition des temps verbaux dans le discours des apprenants peut représenter un précieux indicateur de profil de niveau. D. Véronique et al. (2008 :143) considèrent que plusieurs hypothèses peuvent en effet expliquer comment des apprenants emploient les temps verbaux.
Il existe une hypothèse lexicale qui consiste à affirmer que l’apprenant est guidé dans son
emploi des formes verbales par les propriétés inhérentes des verbes. Ainsi par exemple pour
l’imparfait et le passé composé, de nombreux locuteurs apprenants emploient ces temps en fonction des verbes de copule, des verbes téliques ou atéliques21, ou des verbes modaux ; être, et avoir sont ainsi souvent conjugués à l’imparfait, alors qu’aller est beaucoup plus souvent conjugué au passé composé.
Une hypothèse discursive permet de supposer que les marqueurs aspectuels jouent un rôle
fondamental dans l’organisation du texte, en particulier en ce qui concerne l’organisation des
événements selon les deux plans du discours, le premier plan et l’arrière plan. La capacité à
contraster plus ou moins bien ces deux plans, laquelle peut dépendre d’ailleurs de la structuration de l’aspect en langue maternelle, résulte comme un indice intéressant des représentations métalinguistiques implicites ou explicites des apprenants. La prise en compte
de l’accompli et du non accompli permet de percevoir comment les locuteurs gèrent les bornes de l’intervalle début/fin du procès, et peuvent révéler la conceptualisation incomplète
de temps comme le passé composé ; D. Véronique et al. citent ainsi ( :149) le cas de Kim
devenue capable d’utiliser un verbe télique non duratif comme partir à l’imparfait. Pour ce faire, cette apprenante coréenne était devenue capable de procéder à un changement de vision
du procès comme décomposable. Elle avait aussi pris conscience de l’importance de la borne gauche de l’intervalle (action entamée).