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VIII – ADAPTATIONS A L’HYPERCAPNIE

VIII- 3-2 : Acclimatation in vivo de Rimicaris exoculata à l’hypercapnie

Le protocole expérimental utilisé pendant cette étude ne correspond pas aux standards habituels mis en place avec des espèces plus facilement récupérables (e. g. littorales), du fait de la localisation des écosystèmes hydrothermaux, des contraintes temporelles des missions (expériences uniques) et de notre absence de connaissance sur le potentiel de survie de

Rimicaris exoculata. En particulier, en commençant les expériences dès la récupération des

animaux du submersible et leur installation dans les aquariums, leur état physiologique était incertain. Des études antérieures sur la même espèce, échantillonnée en 1993 sur le site de Snake Pit, situé à une profondeur plus importante (3 500 m) (Lallier et Truchot, 1997), avaient conclu qu’aucune étude de physiologie ne pourrait être menée chez Rimicaris. Cependant, en 1994, quelques individus de Rimicaris furent observés, soit directement, soit sur des vidéos, autour des sites du champ hydrothermal, Lucky Strike, indiquant que cette espèce pouvait être trouvée dans des sites moins profonds (1 700 mètres de profondeur). En 1997, un nouveau site, Rainbow, a été découvert à une profondeur de 2 400 mètres. De larges agrégats de Rimicaris furent observés autour des cheminées hydrothermales (Desbruyères et

al., 2001). Malheureusement, de mauvaises conditions météorologiques annulèrent plusieurs

plongées et il fallut attendre 1998 pour tenter les premières expériences in vivo avec

Rimicaris.

Pour les raisons exposées ci-dessus, l’apparente alcalose initiale observée sous hypercapnie chez Rimicaris (Figure VIII-3) est trompeuse. Ces données peuvent uniquement être interprétées en examinant la réponse observée sous normocapnie. En effet, l’alcalose observée sur la figure VIII-2 suggère très fortement que les crevettes n’avaient pas récupéré du stress provoqué par leur capture et leur voyage jusqu’à la surface. L’évolution des teneurs en lactate dans l’hémolymphe soutient cette hypothèse.

Les mesures de la concentration en lactate (Figure VIII-1) montrent une décroissance entre le début de l’expérience et la fin, de 29 mM à 14 mM sous normocapnie et de 23 mM à 10 mM sous hypercapnie. Il est également intéressant de noter que les variations de la teneur en lactate sont pratiquement identiques entre la normocapnie et l’hypercapnie, laissant supposer que l’hypercapnie en elle-même ne modifie pas la balance du métabolisme aérobie

Chapitre VIII – Adaptations à l’hypercapnie

et du métabolisme anaérobie chez Rimicaris exoculata. La forte teneur en lactate mesurée au début est probablement due au stress, mais sa « stabilisation » à environ 10 mM est intéressante. Deux hypothèses peuvent être proposées : (i) maintenir les crevettes à pression atmosphérique peut perturber la prise d’oxygène, et provoquer les signes d’un métabolisme anaérobie ; (ii) il est possible que l’état physiologique normal des crevettes, in situ, résulte d’une contribution non négligeable du métabolisme anaérobie, afin de maintenir une activité motrice importante dans un environnement hypoxique (Segonzac et al., 1993). De telles teneurs en lactate ont été rapportées chez Rimicaris par Lallier et Truchot (1997). Chez d’autres décapodes hydrothermaux du Pacifique et de l’Atlantique, des concentrations élevées en lactate ont également été trouvées (Sanders et Childress, 1992) (cf. chapitre V).

Pour les crabes, la teneur en lactate dans l’hémolymphe est généralement plus faible que chez les crevettes. Des conditions provoquant une anaérobiose fonctionnelle ou environnementale sont connues pour induire une accumulation de lactate dans l’hémolymphe des crustacés décapodes (Bridges et Brand, 1980 ; Gäde, 1983). Une étude des ressources énergétiques (e. g. le glycogène) et des voies métaboliques (e. g. les activités des enzymes glycolytiques) pourrait aider à résoudre ce point.

Sanders et Childress (1992) ont montré qu’une diminution de la teneur en lactate s’accompagnait d’une augmentation du pH hémolymphatique de Bythograea thermydron durant son maintien dans un aquarium pressurisé à circulation d’eau. On peut donc supposer que le même processus existe chez Rimicaris. L’alcalose initiale observée sous normocapnie et sous hypercapnie est probablement due à l’élimination du lactate dans l’hémolymphe des crevettes pendant les 12 premières heures d’expérience. Ces résultats suggèrent qu’il aurait fallu laisser les crevettes en stabulation pendant au moins 12 heures avant de commencer les expérimentations afin qu’elles récupèrent du stress provoqué par la remontée. Si l’on considère que l’équilibre acido-basique entre 12 et 18 heures de normocapnie est très proche

de la « vraie » condition stationnaire de ces crevettes, à pH 7,6, [HCO3-] = 2,5 mM et pCO2 =

Chapitre VIII – Adaptations à l’hypercapnie 0 5 10 15 20 25 7 7,2 7,4 7,6 7,8 8 pH 1 0,5 2 4 8 12 20 pCO2 (Torr)

F

F

F

F

F

F

1

2

3

4

4

5

3h 15h 20h 25h R13h Début

Figure VIII-4 : Diagramme de Davenport représentant notre interprétation des variations acido-basiques dans l’hémolymphe de la crevette Rimicaris exoculata. « Début» représente la condition stationnaire postulée, basée sur les expériences de normocapnie (Figure VIII-2). L’acidose respiratoire initiale (Flèche 1) serait rapidement compensée (Flèche 2) et l’accumulation des bicarbonates (Flèche 3) permettrait une complète restauration du pH hémolymphatique. Mais, après 15h, des mécanismes inconnus permettent aux bicarbonates et

à la pCO2 de diminuer sans que le pH ne bouge de trop (Flèche 4). La récupération sous

normocapnie (Flèche 5) permet d’atteindre rapidement un état proche du point « Début». Il faut noter que les conditions stationnaires sous normocapnie chez le crabe vert,

Carcinus maenas, à 15°C, sont similaires pour la concentration en bicarbonates (3 mM) et

pour la pression partielle en CO2 (1,3 Torr) bien que le pH hémolymphatique soit plus

basique (pH 7,8) (Truchot, 1975). En commençant à ces conditions stationnaires (Figure VIII-4, Début), l’hypercapnie provoquerait une forte acidose respiratoire dans les premiers temps, le pH diminuant de façon hypothétique de 7,6 à 7,3 (Figure VIII-4, flèche 1). Mais, cette acidose respiratoire initiale serait rapidement compensée par une alcalose métabolique (Figure VIII-4, flèche 2), avec une augmentation de la concentration en bicarbonates et de la pression

partielle en CO2, aboutissant à un pH de 7,5 après seulement 3 heures d’hypercapnie. Ainsi,

les réponses initiales de R. exoculata à l’hypercapnie auraient été identiques à celles des crustacés littoraux, bien que beaucoup plus rapides, à savoir une acidose respiratoire avec une compensation métabolique due à une augmentation de la concentration en bicarbonates

Chapitre VIII – Adaptations à l’hypercapnie

(Truchot, 1975 ; Cameron, 1978). Après 15 heures d’hypercapnie métabolique (Figure VIII-4,

flèche 3), les bicarbonates et la pCO2 ont atteint leur niveau maximal, avec une teneur en CO2

total de 24 mM, permettant une compensation complète du pH (pH proche de 7,6). Chez

Carcinus maenas et Callinectes sapidus, la compensation du pH est seulement partielle (50

%) après 24 heures d’exposition à l’hypercapnie (Truchot, 1975 ; Cameron, 1978). Un autre animal hydrothermal, le vestimentifère Riftia pachyptila, possède une forte capacité à réguler son pH interne (Goffredi et al., 1997). Ce vestimentifère arrive à compenser totalement les perturbations de son équilibre acido-basique. Cependant, le résultat le plus surprenant est que

Rimicaris semble capable d’éliminer les fortes teneurs en bicarbonates qui se sont accumulées

durant les 15 premières heures, et aussi de diminuer sa pCO2 hémolymphatique à 4 Torr, tout

en maintenant son pH (Figure VIII-4, flèche 4). En effet, après 25 heures, l’équilibre acido-basique est très proche de celui atteint après 13 heures de récupération sous normocapnie (Figure VIII-4, flèche 5), ou de l’état stationnaire estimé (Figure VIII-4, Début). Même si ces résultats sont quelque peu biaisés par le protocole expérimental utilisé, ils dénotent des adaptations remarquables à l’hypercapnie chez Rimicaris.

VIII-4/ Conclusion

Il apparaît que le pouvoir tampon des espèces du Pacifique, qui rencontrent des teneurs

en CO2 plus élevées, est supérieur à celui des espèces de l’Atlantique. Les crevettes Rimicaris

exoculata possèdent des capacités d’adaptation à l’hypercapnie très importantes. Il existe un

facteur plasmatique qui diminue l’affinité Hc-O2 mis en évidence chez les crabes de la famille

des Ocypodidae (Bridges et al., 1997). Un facteur similaire a également été mis en évidence chez Rimicaris exoculata et Cyanagraea praedator (Chapitre VII) (Lallier et Truchot, 1997). Le facteur, présent chez les Ocypodidae, est un peptide ou une protéine de faible poids

moléculaire qui lie le CO2 et les ions H+ (C. Bridges, communication personnelle). On peut

supposer que le facteur présent chez R. exoculata et C. praedator mais pas chez B.

thermydron serait lui aussi capable de fixer de grandes quantités de CO2 et donc de jouer un rôle dans la régulation de l’équilibre acido-basique en cas d’hypercapnie environnementale. La comparaison des réponses face à une hypercapnie entre B. thermydron, C. praedator et R.

exoculata permettra de confirmer le rôle éventuel de ce facteur dans la régulation de

l’équilibre acido-basique chez les espèces hydrothermales et d’expliquer partiellement la rapidité de la réponse observée chez R. exoculata.

Conclusion générale et Perspectives