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A – L'inconscient collectif, source d'archétypes

« L'assimilation de l'inconscient est un processus qui entraîne et détermine des phénomènes inattendus et singuliers […]. »

C.G. Jung, Dialectique du Moi et de l'inconscient

L'archétype trouve avant tout son fondement dans l'inconscient collectif. « Tous les inconscients individuels s'enracinent dans un inconscient collectif qui leur est commun. Cet inconscient enferme des types originels de représentations symboliques, qui sont des modèles de comportement. »57 pour reprendre Henry Duméry. Jung définit l'inconscient collectif comme un fond archaïque commun à l'espèce, un forme de mémoire génétique qui se transmet de parent à enfant. La structure psychique serait alors construite à la manière d'un corps, les « résidus archaïques » – terme qu'il emprunte à Freud – en étant les organes. Il les nomme archétypes, terme qu'il associe à cet héritage de l'esprit humain. Le processus de propagation de l'archétype n'est pas sans rappeler les théories de mémétique. Par immitation, l'idée se réplique et infeste l'inconscient collectif, évoluant peu à peu tout en maintenant une structure quasi statique dont l'origine peut être retracée.

Après l'exemple d'un patient atteint d'un phlegmon, Jung conclut que « Les archétypes sont donc doués d'une initiative propre et d'une énergie spécifique »58 qui permet ainsi à la pensée archétypique de se substituer à la pensée consciente. L'archétype ne peut donc pas être une simple image, mais doit acquérir une certaine numinosité59 en se chargeant d'affectivité. Il n'est donc ni image, ni motif mythologique, plus symbole "culturel" que symbole "naturel".

Jung met en évidence dans L'homme et ses symboles la présence chez des jeunes enfants de réactions fondées sur un système d'instinct préformé, une façon de penser qui préexiste à la capacité de réflexion. Pour lui, ces formes de penser guideraient principalement l'inconscient, et c'est ce qu'il nomme les archétypes. Ainsi,

57 Ibid.

58 C.G. Jung, L'homme et ses symboles, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 78.

59 « Selon Jung, dans une rencontre numineuse, le conscient (moi empirique) est tout à coup confronté à l'expérience de ses limites et de la présence d'une réalité transcendantale qui lui est subordonnée (le soi). Une telle expérience se révèle d'ordre archétypique, en ce qu'elle permet l'irruption en la conscience de contenus transindividuels, mais qui ont la puissance d'individuation. » Alain Delaunay, « Numineux », in Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consultée le 28/02/2015. Disponible sur

avec la capacité de réflexion, l'Homme habillerait cet archétype pour lui donner la forme d'un mythe, ensemble de symboles, lequel servira souvent de fondement pour la religion. Il illustre ceci avec l'exemple de l'archétype de l'homme-dieu, antérieur à Jésus Christ qui aurait été saisi par cette idée symbolique pour dépasser son statut d'humble charpentier.60

L'archétype ne serait pas une invention consciente, donc un acquis, mais bien un inné inconscient. À l'inverse des symboles "naturels" qui consisteraient en un ensemble de variations d'images archétypales fondamentales dont il serait possible de remonter jusqu'aux origines, il s'agirait plus ici de symboles "culturels", ces « vérités éternelles » numineuses. C'est dans cette numinosité que l'archétype trouverait son dynamisme et donc ses conséquences directes.

Toutefois, il nous faut approcher la notion d'archétype chez Jung avec prudence : l'archétype n'est pas, comme nous l'avons dit, une entité inerte. Bien au contraire, l'archétype vit au travers du sens qu'il prend pour chaque individu.

« Mais puisque tant de gens prétendent considérer les archétypes comme s'ils faisaient partie d'un système mécanique que l'on pourrait apprendre par cœur, il est essentiel de souligner que ce ne sont pas seulement des mots, ni même des concepts philosophiques. Ce sont des fragments de la vie même, des images qui font partie intégrante d'un individu vivant et ceci par le truchement des émotions. C'est pourquoi il est impossible de donner une interprétation arbitraire (ou universelle) d'un archétype. Il faut l'expliquer conformément à la situation psychologique totale de l'individu particulier qui l'utilise. »61

Il apparaîtrait donc futile de tenter d'établir ici un archétype du monstre de Frankenstein, celui-ci ne pouvant "survivre" en dehors d'une conscience. Ainsi pour Jung, définir un archétype de la sorte reviendrait à amasser des concepts mythologiques, lesquels ne seraient pas transmis en héritage, du moins pas au travers de l'inconscient. Mais en prolongeant la seconde réflexion menée par Jung dans L'homme et ses symboles, nous pouvons ramener la notion d'archétype dans notre inconscient collectif.

En effet, le psychiatre déplore la perte de numinosité de son temps (1875-1961) et sa vision de l'espèce humaine est qu'elle s'avance vers son suicide. Il écrit :

60 cf. C.G. Jung, L'homme et ses symboles, Op.cit., p. 89. 61 C.G. Jung, Op.cit., p. 96.

« L'homme, aujourd'hui, se rend douloureusement compte que ni ses grandes religions, ni ses diverses philosophies, ne paraissent lui fournir ces idées fortes et dynamiques qui lui rendraient l'assurance nécessaire pour faire face à l'état actuel du monde. »62 Cette baisse de croyance, Jung la lie à l'arrivé de la science et de la raison, l'amenant ainsi en sa capacité de psychiatre à devoir répondre à des questions qui devraient être adressées à un théologien. Il rappelle ainsi que les spéculations sur un être supérieur sont monnaie courante depuis des millénaires, ainsi que la croyance en un au-delà. Bouleversé par la science et la vitesse à laquelle celle-ci explique le monde, l'Homme perçoit l'obscurantisme des religions et se tourne vers une autre forme de connaissance, basée non plus sur des mythes mais sur des analyses concrètes de son monde.

Basculant dans l'extrême, certains humains se retrouvent désormais avec la science pour seule religion, la technique comme pratique religieuse. Source de peurs et d'espoirs, les sciences actuelles promettent tour à tour des lendemains qui chantent ou de sombres présages, parfois les deux à la fois. Reprenant l'archétype de l'homme-dieu, voici venu le temps de la créature-humaine, l'homme basculant dans le divin pour donner vie à ses créatures, tel un Dieu à son Adam.

Ainsi l'archétype du monstre de Frankenstein, mythe né en 1818, se distingue de l'homme artificiel antique par cette particularité qu'il n'est plus animé par le souffle d'un dieu, mais bien par le souffle d'un homme. L'homme-dieu n'est plus le surhomme, il est remplacé par la créature-homme. À son tour, l'Homme s'incarne dans sa création et lui transmet sa conscience. Mais il s'agit encore ici de représentations.

Pour reprendre l'explication de Gilbert Durand dans L'imagination symbolique, il y a deux manières de se représenter les choses : directe, c'est-à-dire par une sensation ou une perception, et indirecte, dans le cas d'un souvenir, d'un concept ou de l'imagination. Toutefois, la séparation n'est pas aussi nette et Gilbert Durand précise ainsi : « Il vaudrait mieux écrire que la conscience dispose de différents degrés de l'image – selon que cette dernière est une copie fidèle de la sensation ou simplement signale la chose – dont les deux extrêmes seraient constitués par l'adéquation totale, la présence perceptive, ou l'inadéquation la plus poussée, c'est-à-dire un signe éternellement veuf du signifié, et nous verrons que ce signe lointain n'est autre que le symbole. »63

62 C.G. Jung, Op.cit., p. 101.

Si la relation entre le mot "symbole" et le mot "archétype" peut intriguer ici, elle est pourtant nécessaire à la suite de notre argumentaire. En effet, Jung différencie la représentation allégorique – qu'il rapproche d'une notion générale – de la représentation symbolique – laquelle est à rapprocher de l'idée elle-même rendue sensible et incarnée. Ainsi, si le symbole gagne en puissance par sa répétition sous de multiples variantes, l'allégorie se compose d'une idée plus "vague", nous entendons par cela une idée plus difficile à définir précisément.

De plus, l'aspect multivoque – si ce n'est équivoque – du symbole conduit à deux interprétations possibles du contenu imaginaire de la pulsion : réductivement – soit sémiotiquement – ou bien symboliquement – comme sens spirituel de l'instinct naturel.64 « Ce "sens spirituel", cette infrastructure ambiguë de l'ambiguïté symbolique elle-même, c'est ce que Jung appelle l'archétype. »65 Ainsi, si le robot est un symbole, donc une représentation incarnée de la créativité humaine et de ses techniques, au même titre que l'androïde, la chimère ou bien le cyborg, il renvoie à la représentation allégorique de l'avancée, voire du dépassement de l'homme par sa technique, et donc sa création, allégorie qui elle-même fait écho à l'archétype de l'homme-dieu, devenu la créature-homme. C'est cet archétype là que nous appellerons par la suite l'archétype du monstre de Frankenstein et que nous allons préciser dans la partie suivante.

(1964), p. 8.

64 cf. Gilbert Durand, Op. Cit., p. 66. 65 Gilbert Durand, Op. Cit., p. 66.

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