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En dehors des impacts anthropiques, les communautés récifales à travers le monde sont régulièrement soumises à diverses perturbations naturelles. A l’encontre des théories initiales relatives à un état climax optimal de stabilité des communautés, ces perturbations, si elles sont de fréquence et d'intensité intermédiaires, peuvent être favorables à la productivité récifale et au maintien d’une forte biodiversité. Cette théorie repose sur l’Intermediate Disturbance Hypothesis (hypothèse de la perturbation intermédiaire) proposée par Connell (1978). Elle postule qu’il existe au sein des écosystèmes une gamme intermédiaire de fréquence, d’intensité et d’échelle spatiale de perturbations favorable au maintien d’une forte biodiversité, et qui est située dans une fenêtre environnementale comprise entre un milieu trop stable où les quelques espèces les mieux adaptées dominent par compétition, et un milieu trop austère où seules les espèces les plus résistantes prospèrent (Figure 6). Cette hypothèse illustrée lors de sa publication par des exemples issus des écosystèmes les plus diversifiés de notre planète, les forêts tropicales et les récifs coralliens, est fondée sur la dynamique de succession des communautés, elle-même basée sur la notion de structuration et de fenêtre environnementale.

Le concept de fenêtre environnementale repose sur la constatation qu’il existe pour chaque espèce, une gamme environnementale optimale pour laquelle l’espèce présente des préférences écologiques et est évolutivement adaptée (i.e., fitness13 optimale). La structuration des communautés repose ainsi d’une part sur les conditions abiotiques qui définissent les seuils de distribution des espèces en fonction des contraintes physiques des écosystèmes, et d’autre part des interactions biotiques qui contrôlent le partage des habitats par les êtres vivants au sein des écosystèmes (voir le modèle de régulation des communautés en Figure 7). L’occupation des habitats par les espèces induisant une modification des conditions biotiques et/ou abiotiques, la colonisation des écosystèmes « vierges » par les espèces implique une dynamique de succession et une maturation inévitable des communautés (Figure 6).

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La fitness, souvent référée comme valeur reproductive, correspond à la probabilité d'un génome de perdurer dans le temps. La fitness d'un organisme se mesure par la survie, la croissance, la fécondité et la qualité des descendants.

31 En théorie, un écosystème « vierge » (e.g., dépeuplé suite à une perturbation) est tout d’abord colonisé par des espèces dites « opportunistes » qui présentent une stratégie de vie de type « r », avec un fort investissement dans la reproduction, mais en contrepartie une survie et une durée de vie relativement faible (Pianka 1970 ; Connell 1978 ; Huston 1979 ; Parry 1981). Ces espèces pionnières sont de très bons colonisateurs de par leur grand investissement dans la reproduction et la dispersion de leurs descendants, mais sont relativement peu adaptées à la compétition, notamment face aux espèces dites « equilibrium » ou « spécialistes » qui présentent une stratégie de vie de type « K », avec un faible investissement dans la reproduction compensé par un taux de survie et une compétitivité élevés pour dominer les ressources au sein des habitats (Pianka 1972 ; Connell 1978 ; Huston 1979 ; Parry 1981). Le processus de maturation des communautés va ainsi être gouvernée par une succession d’espèces allant d’une stratégie purement de type « r » à une stratégie extrême de type « K », pour au final se stabiliser avec la domination de l’espèce la plus compétitive et la plus adaptée. Seule une perturbation pourra alors détrôner l’espèce dominante, remettant « à zéro » (i.e., écosystème vierge) la colonisation des habitats, la dynamique de succession et la maturation des communautés.

Figure 6. Illustration de la notion de fenêtre environnementale (graphique de gauche), de la théorie de la

perturbation intermédiaire et de la succession des communautés (graphiques de droite), d'après Connell (1978). La photographie illustre l’état climax de stabilité environnementale tel que décrit par Connell, avec ici la monopolisation mono-spécifique de l'habitat forestier et la présence d'un individu unique d'une autre espèce.

32 A la suite du modèle proposé par Connell (1978) sur les principes de la succession au sein des communautés, Menge & Sutherland (1987) ont poursuivi plus loin l'exploration du rôle des facteurs environnementaux dans la régulation des communautés. D'après leur modèle, les communautés naturelles sont régulées par différents types de facteurs environnementaux selon un gradient de stress abiotique qui détermine la taille et la complexité trophique des communautés au sein des habitats (Figure 7). Suivant ce schéma, la régulation des communautés est principalement dirigée par la prédation dans les habitats présentant des conditions abiotiques bénignes, qui favorisent l'existence de réseaux trophiques développés et la présence de prédateurs supérieurs (i.e., régulation top-down par prédation). Dans les habitats soumis à un stress abiotique intermédiaire qui ne permet pas l'existence d'un réseau trophique développé, cette régulation est principalement modelée par la compétition entre les espèces sessiles situées à la base du réseau trophique (i.e., régulation bottom-up par compétition pour l’accès à des ressources limitantes). Dans les habitats les plus austères, la régulation des communautés repose principalement sur l'intensité du stress abiotique (i.e., régulation bottom-up en marge du seuil de tolérance des espèces).

Figure 7. Schéma conceptuel sur le rôle de différents facteurs environnementaux dans la régulation des

communautés selon un gradient de stress abiotique (2 premières dimensions) et de recrutement (3ème dimension).

33 Malgré les travaux de Connell (1978) sur la nécessité de l'occurrence de perturbations pour le maintien d’une forte biodiversité, les suivis des écosystèmes de la planète soulignent une augmentation inquiétante de la fréquence, de l'intensité et de la diversité des perturbations sur les communautés dans de nombreuses régions (Nyström et al. 2000 ; Bellwood et al. 2004 ; Adjeroud et al. 2005 ; Carilli et al. 2009). Ces perturbations ont tendance à pousser les écosystèmes, même les plus résistants, au-delà de leur capacité de résilience14 et générer des

phase shifts15 (Figure 8), ce qui engendre une altération durable des milieux naturels en

termes de biodiversité et de productivité (Nyström et al. 2000 ; Bellwood et al. 2004).

Figure 8. Schéma conceptuel du principe de stabilité des écosystèmes versus susceptibilité au phase shift,

d'après Bellwood et al. (2004). L'écosystème est représenté par une bille qui, soit se maintien sur le haut du relief symbolisant une bonne santé, soit dégringole le long du relief vers un état dégradé. Chaque perturbation fait osciller la bille sur le relief, et en fonction de son intensité peut faire basculer l'écosystème vers un état dégradé.

En raison de la gravité, la bille est naturellement attirée vers le bas de la pente même sans perturbation, alors qu'une énergie importante est nécessaire pour faire remonter la bille le long du relief vers un état en bonne santé. La récurrence des perturbations naturelles et des divers stress sur les écosystèmes a tendance à lisser le relief et à

favoriser l'effondrement des écosystèmes vers un état durable de dégradation.

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La résilience décrit la capacité d’un écosystème à retourner à son état initial suite à une perturbation tout en conservant ses fonctions écologiques.

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Phase-shift, « changement de phase » en anglais, décrit un changement dans la structure ou la composition des communautés ayant pour conséquence une modification des fonctions écologiques de l'écosystème.

34 I.2.b. Dynamique des populations coralliennes

La dynamique des populations de coraux est gouvernée par les processus de recrutement16, de croissance et de mortalité, qui montrent une grande variabilité spatio-temporelle en lien avec les conditions environnementales et avec la diversité des traits d’histoire de vie des espèces (Bak & Engel 1979 ; Hughes 1984 ; Lins de Barros & Pires 2006b ; Edmunds 2010). La compréhension de la dynamique des populations et de ses facteurs de régulation permet de mieux appréhender les trajectoires écologiques de ces populations, et notamment d’estimer les tendances au maintien, à l’expansion, ou comme cela est de plus en plus fréquemment observé, au déclin des populations. L’investigation de la dynamique des populations constitue de ce fait, non seulement une base nécessaire à la compréhension des mécanismes de structuration des populations de coraux, mais également un outil de choix pour anticiper les changements futurs de ces communautés (Tanner 1999 ; Mumby 2006 ; Mumby et al. 2006 ; Edmunds 2010), permettant notamment une meilleure gestion des écosystèmes coralliens.

Les moteurs de la dynamique des populations de coraux peuvent être distingués en facteurs intrinsèques et extrinsèques. Les facteurs intrinsèques sont propres à la biologie et au fonctionnement des populations et correspondent aux principaux traits d’histoire de vie des espèces tels que les stratégies reproductives, les capacités de dispersion larvaire, les processus de recrutement, les taux de croissance ou les susceptibilités à la mortalité. Les facteurs extrinsèques sont les facteurs environnementaux au sens large, et incluent aussi bien les facteurs physiques (e.g., hydrodynamisme, sédimentation, luminosité) que biotiques (essentiellement prédation et compétition), ainsi que les perturbations naturelles de grande ampleur (e.g., cyclones, phénomènes de blanchissement, explosions démographiques de prédateurs).

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Le recrutement correspond à l’arrivée d’un nouvel individu au sein d’une population. Cet individu peut être issu de la reproduction de la population considérée, l’on parle alors d’auto-recrutement, ou alors d’une tierce population, dans quel cas l’on parle d’allo-recrutement.

35 Les coraux scléractiniaires sont en grande majorité des organismes coloniaux et sessiles, qui se distinguent par des longévités exceptionnelles et des cycles de vie complexes. En plus de la reproduction sexuée qui se décline en plusieurs modes (fécondation interne versus externe, hermaphrodisme versus gonochorisme), ils disposent de différentes stratégies de reproduction asexuée : bourgeonnement, fragmentation, fission et production parthénogénétique de larves (Hughes et al. 1992). Ces modes de reproduction asexuée peuvent par exemple s’avérer des stratégies efficaces pour la colonisation d’un site à l’échelle locale (Foster et al. 2007 ; Lopez-Perez et al. 2007). Des phénomènes de fusion entre colonies sont également observés chez les coraux (Raymundo & Maypa 2004). Ces caractéristiques biologiques des coraux complexifient grandement la relation entre l’âge et la taille chez ces organismes coloniaux (Hughes 1984 ; Hughes & Connell 1987 ; Babcock 1991).

Chez les coraux, le taux, ainsi que le type de mortalité sont étroitement liés à la taille et au stade de développement des colonies (Rylaarsdam 1983 ; Penin 2007 ; Penin et al. 2010). Les stades larvaire et recrue présentent généralement les plus fortes mortalités totales. A l’inverse, les colonies adultes de grande taille sont, en l’absence de perturbation majeure, essentiellement affectées par des phénomènes de mortalité partielle (Babcock 1991). De même, la croissance (Hughes & Connell 1987 ; Chadwick-Furman et al. 2000) et la fécondité des coraux (Babcock 1991 ; Hall & Hughes 1996 ; Lins de Barros & Pires 2006a) sont fonction de la taille des colonies. Par conséquent, la taille des colonies constitue un critère majeur pour l’étude de la dynamique des populations de coraux (Hughes 1984 ; Hughes & Connell 1987 ; Babcock 1991).

Dans la nature, la distribution spatiale, la densité et le maintien des populations coralliennes sont contrôlées par les caractéristiques du recrutement, ainsi que par différents facteurs de mortalité pré- et post-fixation qui interagissent à différentes échelles spatiales et temporelles (Harriott & Banks 2002 ; Karlson et al. 2004). Dans ce contexte, deux modèles principaux ont été proposés (Caley et al. 1996 ; Carlon 2001 ; Penin 2007). D’une part, le modèle de limitation (ou régulation) par le recrutement (recruitment limitation ou recruitment regulation) stipule que l’intensité de l’apport larvaire et la mortalité ayant lieu au cours des premiers temps de la vie benthique sont les facteurs essentiels dans la détermination de la densité des populations. D’autre part, le modèle de prédation/compétition postule que le recrutement est suffisamment important pour saturer le milieu et que ce sont les événements

36 post-fixation et la capacité limite du milieu en termes de ressources et d’espace qui structurent les populations adultes. Loin d’être antagonistes, la contribution relative de ces deux modèles varie en réalité selon les conditions environnementales, l’échelle spatio-temporelle, ainsi qu’en fonction des traits d’histoire de vie des taxa considérés (Smith 1992 ; Hughes et al. 1999 ; Vermeij 2006). Par ailleurs, la régulation des populations benthiques sur des sites présentant d’importants flux larvaires semble être densité-dépendante, tandis que la dynamique sur des sites non-saturés par l’apport de nouveaux individus serait plutôt densité-indépendante (Doherty & Fowler 1994 ; Steele 1997; Carlon 2001 ; Shima & Osenberg 2003).

Les scléractiniaires sont des organismes longévifs pouvant perdurer plusieurs décennies sur le récif (Babcock 1991). La régulation de ces populations peut intervenir à différentes étapes de leur cycle de vie par limitation du recrutement (Sammarco 1980 ; Miller & Hay 1996 ; Fearon & Cameron 1997 ; Dunstan & Johnson 1998 ; Vermeij 2006 ; Penin 2007), par inhibition de la croissance (Stimson 1985 ; Tanner 1997 ; Miller & Hay 1998 ; Lirman 2001 ; River & Edmunds 2001), par mortalité partielle ou totale des colonies (Sato 1985 ; Jompa & McCook 2002 ; Nugues & Roberts 2003 ; Lapid & Chadwick 2006 ; Smith et al. 2006 ; Anthony & Connolly 2007), ou encore par inhibition de la fécondité (Tanner 1995 ; Hughes et al. 2007). Cette régulation exercée sur les colonies peut être considérée en termes de dépenses énergétiques face aux stress induits par leur environnement, une énergie qui ne pourra plus être allouée aux besoins métaboliques et à la reproduction (Rogers 1979 ; Rinkevich & Loya 1983 ; Chornesky 1989 ; Tanner 1995 ; Lapid & Chadwick 2006 ; Anthony & Connolly 2007). Cette perte d’énergie se traduit par une baisse de la fitness et à terme peut conduire à la mort de l’organisme (Tanner 1997). Malgré leurs coûts directs importants sur les organismes à l'échelle de l'individu, les facteurs de régulation peuvent indirectement bénéficier aux espèces à l'échelle des populations et favoriser la coexistence des espèces, la diversité et la productivité (Connell 1978 ; Karlson et al. 2004 ; Idjadi & Karlson 2007 ; Kayal et al. sous presse).

37 Face aux pressions liées au développement démographique et aux activités anthropiques, les dernières décennies ont été particulièrement néfastes pour les récifs coralliens dans de nombreuses régions du globe (Connell 1997 ; McClanahan et al. 2002 ; Lesser 2007). En parallèle, les efforts de conservation se sont multipliés et de nombreux récifs font l’objet de suivis à long terme (Tanner et al. 1994 ; Connell et al. 2004 ; Adjeroud et al. 2009). Cette surveillance accrue des récifs ne permet cependant pas d’établir de prédictions satisfaisantes sur leur évolution à l’échelle annuelle ou décennale. La construction de modèles mathématiques prédictifs basés sur des données de dynamique des populations de coraux permettent en revanche de projeter l’évolution écologique d’une population dans le temps et de prédire sa trajectoire sous différents scénarios environnementaux (Hughes 1984 ; Fong & Glynn 2000). Outre son intérêt dans la compréhension des mécanismes de régulation des populations, la modélisation de la dynamique des populations de coraux constitue un intérêt majeur pour la gestion et la conservation des écosystèmes coralliens, notamment afin d'anticiper la dérive de ces communautés dans un environnement en plein changement.

La modélisation de la trajectoire des populations coralliennes est relativement récente. Jusqu’alors, différents modèles ont été développés pour explorer les processus de structuration (Hughes 1984 ; Fong & Glynn 1998 ; Tanner 1999), la trajectoire des populations coralliennes (Fong & Glynn 2000 ; Riegl et al. 2009 ; Edmunds 2010) ou encore la dynamique des communautés récifales (Tanner et al. 1996 ; Mumby et al. 2006, 2007b ; Mumby & Hastings 2008). Cependant, la pertinence des prédictions issues de ces premiers modèles reste à être vérifiée, tandis que de nouvelles approches restent à être explorées, et de nombreuses améliorations peuvent encore être apportées dans ce domaine afin d’améliorer les performances et la précision des prédictions pour anticiper l’évolution écologiques des communautés naturelles.

38 I.3. Les récifs de Polynésie française