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L'évolution des paradigmes de la protection de la Nature et l’émergence des

Chapitre 3. Les concepts d'étude du système grand lac bassin versant société

3.1 L’émergence des concepts de service écosystémique et de système socio-écologique

3.1.2 L'évolution des paradigmes de la protection de la Nature et l’émergence des

« Il faut trouver des façons d'interagir avec la Nature sans que

cela soit toujours aux dépens des autres espèces, que nos villes

deviennent accueillantes, que nos champs ne soient plus le

théâtre des opérations d'un biocide permanent. Il faut savoir

habiter mieux la Terre, plus sobrement, avec davantage de

bienveillance pour les vivants non humains et de soin pour les

paysages. Mais il faut peut-être aussi accepter de se limiter,

restreindre notre territoire. » (Maris 2018 p. 5)

La prise de conscience des impacts de l'Homme sur la Nature n'a jamais été aussi grande. Non seulement nous pouvons suivre l'évolution exponentielle de l'entreprise humaine dans l'Anthropocène et des perturbations sur les écosystèmes planétaires qui en découlent, mais nous appréhendons également mieux les multiples interdépendances entre les systèmes qui sous-tendent la vie sur Terre ainsi que les interactions entre les sociétés et les écosystèmes. Dans l'Anthropocène, la vision des rapports Homme-Nature a évolué, passant d’une perception de la Nature inépuisable qu’il faudrait combattre, domestiquer, à désormais une Nature indispensable à l'Homme, que l’on cherche à préserver.

La société et la Nature ne sont plus considérées comme deux systèmes indépendants et séparés, mais comme faisant partie d'un même système couplé Homme - Nature (Liu et al. 2007b). Cette prise de conscience s’est effectuée par étapes au cours du XXème siècle et a conduit à la mise en place de mesures de conservation dans l’ensemble des types d’écosystèmes de la planète, avec par exemple comme objectif (Aichi pour 2020) d’obtenir 17% de la surface terrestre classée en aire protégée (IPBES 2018a).

En 1972, le Club de Rome lance une alerte mondiale sur l'impact de la croissance démographique sur la surexploitation des ressources planétaires. Souvent considérés comme événements déclencheurs de la prise en compte de la destruction de l'environnement par

l'Homme, en réalité les premiers mouvements en faveur de la protection de la Nature

apparaissent bien plus tôt (Phillips 2003) dès le XVIIIème siècle avec les penseurs des lumières, mais surtout à partir de la moitié du XIXème siècle par des acteurs de sociétés savantes liées à la protection de la Nature, des ONG et des gestionnaires de ressources (Méral and Pesche 2016). L'extension des empires coloniaux au milieu du XIXè siècle et la révolution industrielle entraînent des conséquences graves sur le fonctionnement des sociétés (esclavage, colonisation, guerres, droits des femmes et des minorités...) et sur la Nature (érosion, transformation des paysages, extinction d'espèces, urbanisation) qui font prendre conscience des dégâts que l'Homme peut causer. Cela provoque l'émergence de la protection des sites

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naturels remarquables par leur beauté et leur Nature sauvage ou par les ressources qu'ils abritent (mouvement ressourciste - Therville, 2013) (Maris 2018).

Le terme de protection des espaces naturels2 apparaît en 1923 lors du premiers Congrès

International pour la Protection de la Nature, puis la création en 1948 de l'UIPN, précurseur du développement d'une communauté que l’on peut qualifier aujourd’hui

d'environnementalistes à l'échelle internationale avant les années 1970 (Méral and Pesche

2016). L'approche de la préservation de la période 1850 - 1970 cherche à limiter l'emprise humaine sur la Nature, à préserver des lieux, des territoires en limitant l'intrusion humaine par la création de réserves naturelles ou bien en contrôlant l'exploitation des ressources qui pourraient venir à manquer (Maris 2018).

Une évolution significative de cette conception "préservationniste"3 de la Nature émerge dans

les années 1970 avec l'organisation d'un champ scientifique autour du problème de l'érosion de la diversité biologique : la biologie de la conservation. C'est l'émergence d'un mouvement

"conservationniste"4 (voir Encadré 3-1) qui va proposer des outils d'instrumentalisation de la

protection par le biais de quotas, de moratoires sur l'exploitation des ressources, l'incitation aux bonnes pratiques ou à l'inverse la mise en place de sanctions pour celles estimées comme mauvaises (principe de pollueur-payeur). La biologie de la conservation impulse le développement de l'écologie qui conceptualise scientifiquement la Nature et ses relations aux Hommes et envisage des solutions de respect réciproque entre les Hommes et la Nature ; le concept de développement durable émerge à cette époque. Ce changement de paradigme donne lieu à la création d'organisations intergouvernementales qui se préoccupent de l'environnement et la création d’un ministère de l'Environnement dans de nombreux pays (Méral and Pesche 2016).

A l’échelle internationale, la Convention sur la diversité biologique (CDB), adoptée lors du

Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992, marque un moment important puisqu’elle

2 Protection des espaces naturels : défense d'éléments de Nature face à des perturbations, notamment anthropiques,

jugées de manière négative et perçues comme destructrices - (Therville 2013)

3 vision ségrégative : "la Nature sans l'Homme" - Mace 2014 4 vision intégrative : "la Nature avec l'Homme" - Mace 2014

La préservation vise à la protection totale des milieux naturels, caractérisée par un contrôle de l'accès et l'interdiction de prélèvement des ressources naturelles. Le

"cliché protectionniste" fait référence à la généralisation de cette vision

préservationniste à toutes les aires protégées percevant l'Homme comme une menace pour la Nature qu'il convient d'exclure des milieux naturels et implique de mettre de côté (expression courante : "mettre sous cloche") les espaces fragiles pour minimiser les impacts anthropiques. La conservation peut être définie comme la protection, l’amélioration et l’utilisation rationnelle des ressources naturelles afin d’offrir la plus grande valeur pour le présent et l’avenir (Saunders 2003). La conservation implique une gestion active des interactions entre l'Homme et la Nature et une gestion prudente et mesurée des ressources naturelles pour les maintenir dans un bon état général, dans un objectif explicite de protection et en vue de leur transmission aux générations futures.

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reconnaît pour la première fois au niveau du droit international que la conservation de la diversité biologique est une préoccupation commune pour l'ensemble de l'humanité. Ce traité international a pour buts : (1) la conservation de la biodiversité, (2) l'utilisation durable de ses éléments et (3) le partage juste et équitable des avantages découlant de l'exploitation des ressources génétiques. Il prévoit par ailleurs la création de la Conférence des Parties (COP - association de tous les pays ayant adhéré à la CDB) dont l’objectif est d’évaluer et de réviser, annuellement, les mesures prises pour atteindre les objectifs de la CDB5.

L'Anthropocène fait partie des découvertes scientifiques qui ont bouleversé le milieu de la conservation car il met en avant que l'avenir, pas seulement d'une petite minorité d'espèces rares, mais bien d'une large fraction des écosystèmes de la planète, est menacé par le développement des activités humaines. Comme l'explique Maris (2018 p. 1) "avec

l'Anthropocène, il n'y a plus lieu de préserver, de conserver, de protéger. L'heure est à la conception et à la gestion d'un environnement utile et durable".

Mais comment faire ? Comment protéger la Nature contre les activités humaines lorsque

celles-ci sont motivées par des intérêts économiques et financiers importants ? Comment agir dans un système en recherche continue de croissance ? Comment protéger en faisant face aux logiques socio-économiques d'une humanité en expansion ?

La "nouvelle conservation" (Soulé 2014) qui a émergé depuis les années 2000 cherche à intégrer des mesures de protection issues des deux courants préservationniste et conservationniste : l'Homme fait partie de la Nature et la Nature est le résultat des interactions complexes entre acteurs humains et non humains. Cette approche reconnaît les rôles multiples des systèmes écologiques, socio-économiques, politiques, culturels et les considèrent comme étant imbriqués à de multiples échelles spatiales et temporelles. La conservation doit aujourd'hui considérer l'ensemble des niveaux qui structurent la Nature et les sociétés et leurs interactions mutuelles. Elle doit nécessairement adopter une logique

intégrative pour considérer les changements provoqués par la rencontre de ces différents

niveaux (Lévy and Lussault 2013). De nouveaux principes émergent comme ceux de solidarité

écologique (Mathevet et al. 2010) ou de bienveillance (Maris 2018) et également de nouveaux

concepts visant à renouveller les arguments en faveur de la protection de la Nature, fournir des clés de lecture des systèmes complexes couplés Homme-Nature, permettant d'intégrer les différentes disciplines, différents courants et écoles de pensées permettant d'analyser et interpréter les rapports société – écosystèmes.

Les concepts de SE et de SSE sont issus de la nouvelle conservation et sont intéressants pour l’étude du territoire lacustre car ils permettent la mobilisation des approches interdisciplinaires environnementales, humaines et sociales, et de l’ingénierie territoriale ainsi que le recours à une approche intégrée qui consiste à l’analyse des composantes des systèmes pour comprendre leur fonctionnement.

Cette évolution de paradigme a fait l'effet d'une véritable bombe dans les milieux de la protection de la Nature, au point de réformer en profondeur les discours, les politiques et

5 En 2010, la Conférence des parties adopte le nouveau « Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020

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les recherches en environnement, le tout cristallisé autour d'un concept qui a connu un succès

fulgurant : le concept de service écosystémique (Maris 2018). Regardons plus en détail l’émergence de ce concept et la manière dont il s’est imposé en sciences et politique de l’environnement.

3.1.3 Diffusion du concept de service écosystémique dans les sphères