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Chapitre 4 : La mémoire autobiographique

3. Évolution des souvenirs

Les recherches pointent plus particulièrement deux facteurs pouvant influer sur l’évolution des souvenirs : la répétition des événements et la distance temporelle entre l’événement à l’origine du souvenir et le moment de sa récupération.

Comme le souligne Brewer (1988), la répétition ou non d'un événement a un impact important sur la nature des souvenirs. Toutefois, selon les formes de répétition, les souvenirs évoluent

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différemment. Deux formes peuvent être distinguées : celle opérée par le sujet lui-même en racontant ou repensant à un même souvenir (répétition interne) et celle due à l'expérience récurrente d'événements similaires (répétition externe). L’une préserve le caractère épisodique du souvenir alors que l’autre contribue à sa sémantisation.

Tableau 7: Impact des deux formes de répétition sur la nature des souvenirs

La répétition interne, par le biais de la réactivation de l’épisode initial, permet de garder en mémoire de façon très vivace les détails du contexte d'acquisition et peut ainsi conduire à la formation de « souvenirs flashes » (Brown & Kulik, 1977). De tels souvenirs comportent un grand nombre de détails concernant la localisation spatio-temporelle, les personnes présentes, les ressentis affectifs ou encore les pensées du sujet lors de l'épisode initial. L'importance personnelle (Rubin & Kozin, 1984), le niveau émotionnel ressenti au cours de l'événement à l'origine du souvenir flash (Christianson, 1992; Pillemer, Goldsmith, Panter, & White, 1988) ou encore l'impact personnel que peut avoir cet événement sur les buts du sujet apparaissent dans la littérature comme facteurs essentiels du maintien de la spécificité de ces souvenirs. Ces études soulignent le rôle de la remémoration du souvenir comme facteur contribuant à la préservation durable de son épisodicité. En revanche, la répétition externe serait à l'origine du processus de sémantisation des représentations autobiographiques (Barclay, 1986; Dritschel et al., 1992; Neisser, 1986). Dans ce sens, Brewer (1988) nomme « processus duel de répétition » le mécanisme impliqué dans la sémantisation de certaines représentations en mémoire et qui conduit, par le biais de la répétition, à augmenter la puissance des informations sémantiques et à affaiblir celle des informations épisodiques. Les travaux de Linton (1975, 1986, 1988) apportent des éléments explicatifs quant à ce processus de sémantisation. Pour ses recherches, la chercheure s'est appuyée sur ses propres souvenirs en notant chaque jour des événements de sa vie quotidienne (cf. paragraphe 2.3 de ce chapitre). Après les avoir notés pendant plusieurs années, elle en a étudié le processus de rappel et a constaté qu'au-delà d'un an de rétention les souvenirs perdent leur spécificité et se généralisent. Elle a repéré que les souvenirs stockés depuis plusieurs années subissent des changements. Au fur et à mesure que le temps passe, les souvenirs finissent par se généraliser et deviennent de plus en plus abstraits. Elle propose un modèle de mémoire autobiographique à 6 niveaux d'abstraction organisé hiérarchiquement. Au niveau le plus général, elle

Répétition interne Répétition externe Origine de la

réitération

Raconter ou repenser à un même

souvenir Réitération d'événements proches

Impact sur les souvenirs

Facteur de persistance d'un souvenir

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place « la tonalité émotionnelle » négative ou positive. Pour elle tous les événements sont catégorisables selon leur coloration émotionnelle. Le niveau suivant est celui des « thèmes et sous- thèmes ». Ils concernent les grandes orientations de la vie comme la vie professionnelle ou sociale et fournissent un cadre cohérent à notre vie. Le troisième niveau est celui des « extendures » d'une moins grande amplitude temporelle que les thèmes, ils regroupent des événements personnels reliés thématiquement. Les événements ou épisodes représentent un ensemble d'actions ou de faits. Ils peuvent soit rester isolés soit se regrouper pour être intégrés aux extendures. Ils rassemblent « les éléments » qui répondent aux questions qui, quoi, où et quand ainsi que « les détails » qui correspondent aux éléments les plus précis d'un souvenir (odeur, sonorité, luminosité, couleur). Pour Linton, cette progression dans le niveau d'abstraction des souvenirs traduirait une sémantisation progressive due à la répétition d'événements similaires ou en relation et révélerait ainsi le passage de la mémoire épisodique vers la mémoire sémantique. Ainsi le souvenir du premier trajet vécu pour se rendre au travail garde-t-il, dans les jours qui suivent le vécu, la trace des ressentis liés à l’événement, des éléments spécifiques (le temps qu'il faisait, la circulation importante, le feu rouge qui n'en finit pas, la voiture précédente qui double sans prévenir etc.) mais au fur et à mesure de la répétition des trajets quotidiens, les souvenirs associés vont progressivement perdre de leur spécificité pour devenir plus généraux et s’intégrer dans la catégorie « les trajets pour se rendre au travail » qui s'appuie sur l'ensemble des souvenirs épisodiques en lien avec cette catégorie. Certaines représentations (telles que les extendures) garderaient cependant un statut intermédiaire, ni totalement épisodiques, ni strictement sémantiques. Ce statut ambigu se retrouve par ailleurs dans les souvenirs personnels généraux dans la modélisation de Brewer (1986). En accord avec Linton, de nombreux auteurs (Barclay, 1986; Cermak, 1984; Dritschel et al., 1992; Neisser, 1986) établissent que la répétition conduit à une décontextualisation des événements et à l'émergence d'un événement générique contenant à la fois une trace mnésique des événements particuliers et une trace des caractéristiques communes à ces épisodes. Le plus souvent, seule la trace rassemblant les caractéristiques communes aux événements répétés subsiste. Toutefois, il peut rester le souvenir d'un événement spécifique s'il a une importance personnelle pour le sujet et s'il sert ses buts actuels.

Le processus de sémantisation s'opère également sous l'effet du temps. En effet, plus l'intervalle de rétention d'un souvenir est long plus il est difficile d'accéder à des détails épisodiques de ce souvenir. Pillemer et al.(1988) ont étudié les souvenirs personnels relatifs à la première année d’université avec des intervalles de rétention allant de 2 à 22 ans. Ces auteurs mettent en évidence un rappel d’autant plus général que le temps de rétention est important. Williams et Dritschel (1992) corroborent ces résultats en les précisant. En dissociant souvenirs généraux catégorielset souvenirs généraux étendus, ils relèvent une proportion de souvenirs généraux plus importante au fil du temps due à une augmentation des souvenirs généraux étendus. La sémantisation des souvenirs est également liée à l’âge de l’individu, les souvenirs des individus âgés étant moins épisodiques que ceux des

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individus plus jeunes (Martinelli & Piolino, 2009; Piolino, Desgranges, Benali, & Eustache, 2002). Ainsi plus l'individu vieillit ou plus le souvenir est ancien plus le caractère épisodique du souvenir laisse place à des traces mnésiques sémantisées (Piolino et al., 2006). Toutefois, un effet de réminiscence est observé sur une période s’étendant de l’âge de 10 à 30 ans (Fitzgerald, 1996; Rubin, Wetzler, & Nebes, 1986). Les souvenirs d’événements vécus durant cette période sont plus nombreux et gardent une grande vivacité et un caractère épisodique. Bien que l’interprétation de ce phénomène ne soit pas consensuelle, nous retiendrons, comme le propose Piolino, Desgranges et Eustache (2000), que cet espace temporel est jalonné à la fois d’événements particuliers fournissant des indices de rappel efficaces (le jour de l’admission au CRPE, la naissance d’un enfant, le premier poste professionnel), de nombreuses premières expériences (la première rentrée des classes en tant qu’enseignant, la première inspection) entraînant un encodage élaboré assorti de nombreuses représentations épisodiques en mémoire (Robinson, 1992) et d’expériences concourant à la construction et au maintien de l’identité (Conway & Rubin, 1993; Fitzgerald, 1996). Encodage approfondi et indices de récupération riches en éléments spécifiques conduisent alors à faire de l’ensemble des représentations mnésiques associées à cette période, des souvenirs hautement spécifiques et faciles d’accès.

Comme nous l'avons déjà indiqué, les travaux sur la mémoire autobiographique (Barsalou, 1988; Brewer, 1986; Linton, 1988) conduisent à remettre en question la distinction stricto sensu entre souvenirs épisodiques et sémantiques proposée par Tulving, (2001) en mettant l'accent sur l'existence de souvenirs à la frontière entre sémantisation et épisodicité. Conway (2005) perçoit une relation entre les souvenirs qu'il nomme « spécifiques » et les souvenirs plus génériques. Pour lui, un souvenir spécifique est le fruit de la récupération concomitante de souvenirs épisodiques et de connaissances sémantiques liées à l'épisode. Ils sont donc constitués à la fois d'éléments épisodiques et de connaissances sémantiques. Générer un souvenir épisodique d'un événement particulier conduit, nous l'avons vu, à faire un voyage dans son propre passé et à revivre l'événement de manière consciente dans son contexte spatio-temporel d'encodage. Cela implique donc de se remémorer les lieux et date de l'événement (c'était en octobre 2013 lors de mon 1er stage en responsabilité à Clermont –Ferrand),

mais aussi de se rappeler des détails précis, de s'en faire une image mentale (l'odeur du tapis lors sa première prise en main de la classe de maternelle, l'organisation des différents coins, la mélodie du moulin signifiant le regroupement des élèves, etc.). Ainsi ce souvenir épisodique caractérisé par ce sentiment de revivre l'événement est-il composé d'éléments épisodiques (les images olfactives, auditives, visuelles) mais aussi de connaissances sémantiques (le lieu et la date de l'événement). Toute représentation en mémoire autobiographique est donc, comme l'ont déjà noté plusieurs chercheurs (Brewer, 1986; Conway & Bekerian, 1987; Linton, 1986) un « ensemble composite » d'éléments sémantiques et épisodiques, la nature finale du souvenir étant dépendante de la proportion d'éléments sémantiques ou épisodiques le constituant (Piolino, 2008, p. 341). Le rapport entre ces deux aspects

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dépend de plusieurs facteurs tels que l'ancienneté du souvenir, l'âge de l'individu, la fréquence de répétition de l'événement ou encore le nombre de fois où il s'est produit.

Les aspects sémantiques et épisodiques sont donc interdépendants. Les rappels épisodiques dépendent de la récupération de connaissances plus générales qui fournissent des éléments de repère pour le rappel des détails spécifiques et les souvenirs sémantiques se construisent sur la décontextualisation progressive des souvenirs épisodiques (Piolino, 2008).

Ainsi, au cours du temps et par le biais des répétitions des événements, les souvenirs évoluent. Certains souvenirs se sémantisent et deviennent des connaissances de plus en plus générales sur soi, d'autres conservent les détails et couleurs spécifiques à l'événement initial, certains enfin entremêlent connaissances et souvenirs phénoménologiques en plus ou moins grande proportion. La mémoire