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Chapitre 4 : La mémoire autobiographique

7. Des facteurs influençant les aspects quantitatifs et qualitatifs du rappel autobiographique

7.1. L'événement

Différentes caractéristiques liées à l'événement initial influencent la nature et la qualité des souvenirs personnels récupérés. Dans une étude sur ses propres souvenirs, Wagenaar (1986) a repéré que le rappel était amélioré par le caractère distinctif et émotionnel de l'événement personnellement vécu. Bien que l'importance accordée à un événement soit souvent associée à des réactions émotionnelles plus fortes (D’Argembeau, 2003) et que réciproquement un événement ayant suscité chez nous de nombreuses manifestations émotionnelles puisse témoigner de l’importance que nous lui accordons, l’étude disjointe de ces deux variables contribue à éclairer l’impact spécifique de chacune d’entre elles.

7.1.1. Son importance personnelle

Plusieurs recherches se sont intéressées à l'influence de l'importance accordée à un événement sur les souvenirs autobiographiques. L’importance personnelle de l’événement semble être associée à un

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encodage spécifique. En effet, lorsqu'une expérience est jugée importante par une personne, elle l'analyse pour mieux en saisir les causes, les conséquences sur l'atteinte de ses buts et évaluer sa capacité à la transformer pour atteindre ses objectifs. Cette attention particulière portée à l'événement conduit à élaborer une représentation en mémoire plus profonde et détaillée - qualifiée de « sémantique » par D’Argembeau (2003) - et par conséquent accroît sa mémorisation. Toutefois, malgré un encodage approfondi ces souvenirs d’expériences jugées comme ayant un fort impact dans la vie des sujets ne paraissent pas être les plus facilement accessibles. Dans une série d’études, Pillemer et al. (1988) ont demandé aux participants de rappeler les quatre premiers événements qui leur venaient l’esprit et de préciser si ceux-ci leur semblaient avoir eu un grand impact sur leur vie. Ces données leur permettaient de mesurer l’importance que présentaient ces événements pour la personne. Les données recueillies révèlent une grande accessibilité en mémoire des souvenirs associés à un événement ayant un caractère émotionnel fort sans que leur niveau d’importance soit pour autant élevé. En revanche, les chercheurs notent une plus grande précision dans le rappel des souvenirs liés à des événements perçus comme ayant un caractère d'importance dans la vie du sujet. Dans le même sens, Rubin et Kozin (1984) ont repéré que lorsque des individus évoquaient des souvenirs clairs et vivaces ceux-ci correspondaient à des événements auxquels les personnes accordaient de l’importance. L’importance de l’événement semble donc plutôt conduire à un souvenir précis et détaillé plutôt qu’à un souvenir aisément récupérable. Pourtant, certains souvenirs, très accessibles, comme les souvenirs flashs ou les souvenirs définissant le soi, sont associés à des événements ayant une grande importance personnelle. Ils possèdent également d’autres caractéristiques telles qu’une forte fréquence des rappels et des répétitions internes et une puissante intensité émotionnelle (Martinelli & Piolino, 2009). Pillemer et al. (1988) associe cette grande accessibilité non pas à l’importance subjective du souvenir mais à son caractère émotionnel.

7.1.2. Son caractère émotionnel

Il y a près de cinquante ans, Holmes (1970) a étudié l’impact du caractère plaisant ou déplaisant d’un événement sur les souvenirs. Il a demandé à des sujets d’enregistrer chaque jour, et pendant une semaine, les expériences plaisantes et déplaisantes qu’ils vivaient et d’évaluer leur intensité émotionnelle. Une semaine plus tard, les sujets devaient rappeler le plus d’événements possibles et réévaluer leur intensité émotionnelle au moment où ils les rappelaient. Les souvenirs d’expériences plaisantes étaient plus nombreux que ceux de souvenirs d’événements déplaisants et la différence d’intensité émotionnelle entre le moment de l’expérience et son rappel était plus grande pour les événements négatifs.

Depuis, l’impact du caractère émotionnel de l’information sur la mémorisation a souvent été mis en évidence par un grand nombre de recherches auprès d’adultes mais aussi d’enfants (Syssau & Monnier, 2012) et a été étudié à partir de mots (Talmi & Moscovitch, 2004), d’images (Ochsner,

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2000), de récits (D’Argembeau, 2003; Laney, Campbell, Heuer, & Reisberg, 2004). Les études ont fait ressortir que la nature émotionnelle de l’information a une influence aussi bien sur l’aspect quantitatif de la remémoration que sur son aspect qualitatif (en termes de précision dans les détails contextuels et perceptifs et de fiabilité du souvenir) (Syssau & Monnier, 2012). Selon D’Argembeau (2003), cette dernière caractéristique serait liée au traitement préférentiel accordé aux informations qui confortent l’image positive que les individus ont d’eux-mêmes. Ces arguments semblent être confirmés par le fait que les différences les plus notables en ce qui concerne les aspects phénoménologiques des souvenirs concernent les souvenirs ayant une forte implication pour l’image de soi. À partir de l’étude du niveau de détails associés aux souvenirs d’événements positifs ou négatifs attachés à des sentiments étroitement reliés à l’image de soi (fierté vs honte) par rapport à celle de souvenirs associés à des sentiments non reliés à soi (admiration vs mépris), D’Argembeau et Van der Linden (2008) ont montré que d’une part les souvenirs associés à des sentiments positifs liés à soi (fierté) comportaient plus de détails que ceux associés à un sentiment négatif (honte) et que ceux associés à autrui (admiration vs mépris). Cette auto-valorisation s’explique par les mécanismes en œuvre tout au long du processus de mémorisation. Les individus ont tendance à engager moins de ressources pour traiter les informations négatives et en contradiction avec leurs auto-évaluations (pour la plupart positives) (Sedikides & Green, 2000). L’encodage de ces informations est alors moins profond que celui lié à des informations qui correspondent aux évaluations positives de soi. De plus, comme l’ont montré Conway et ses collaborateurs (2000, 2004, 2005), le soi contrôle et favorise l’accès aux informations compatibles avec les buts et les connaissances de soi et limite celui aux informations qui pourraient les déstabiliser. Enfin, ces informations positives liées au soi sont plus fréquemment réactivées. Elles restent ainsi plus longtemps en mémoire et peuvent intégrer les structures de connaissances conceptuelles en lien avec les buts à long terme.

Toutefois, il est possible, lorsque les souvenirs servent les buts actuels de la personne, que des événements émotionnellement négatifs puissent être mieux récupérés que des événements positifs. Par exemple, lorsque le souvenir peut aider à résoudre une situation difficile similaire à une autre déjà vécue antérieurement ou lorsque la personne, de par son état dépressif, a tendance à préférer traiter les informations négatives se référant à elle-même.

7.1.3. Son caractère distinctif

Plusieurs recherches ont identifié le caractère distinctif d’un événement comme facteur pouvant avoir un impact sur le processus de mémorisation et donc sur la récupération (Brewer, 1988; Kolodner, 1983; D. A. Norman & Bobrow, 1979; Schmidt, 1991) Deux formes de distinctivité peuvent être différenciées (Schmidt, 1991) : la distinctivité contextuelle relative à l’incongruité ou la saillance de l’événement par rapport au contexte (par exemple, l’entrée d’un oiseau dans la classe au cours d’une séance) et la distinctivité absolue relative au caractère rare de l’événement par rapport aux

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expériences vécues auparavant (par exemple, une bataille de boule de neige lors d’une sortie avec des élèves en mai). Plusieurs recherches attestent d’une récupération plus détaillée pour les éléments atypiques liés à un événement plutôt qu’aux éléments congruents avec celui-ci (Lampinen, Copeland, & Neuschatz, 2001; Lampinen, Faries, Neuschatz, & Toglia, 2000; Neuschatz, Lampinen, Preston, Hawkins, & Toglia, 2002). Neuschatz et al (2002) ont introduit, dans une séquence vidéo présentant un cours donné par un professeur, des éléments incongrus liés à ce contexte (fumer une cigarette, siffler, danser par exemple). Les souvenirs rappelés quel que soit l’intervalle de rétention (un jour, 48 heures ou une semaine) sont plus détaillés pour les éléments incongrus que pour ceux qui étaient typiques de la situation. Les résultats de cette étude confortent ceux des études précédentes et confirment l’impact du caractère atypique dans le processus de mémorisation.

D’autres études ont montré que plus un événement est rare plus il est facilement rappelé (Linton, 1975; Wagenaar, 1986; White, 1982). L’étude de Brewer (1988) a repéré que des événements mettant en jeu des localisations ou des actions peu fréquentes étaient plus facilement rappelés. De même, l’étude de Catal et Fitzgerald (2004) réalisée auprès d'un couple âgé dont la femme avait tenu un journal quotidien pendant une vingtaine d'années appuie cette hypothèse. Lors de cette étude, les chercheurs ont repéré une corrélation linéaire positive entre le caractère distinctif de l’événement et la performance du rappel. Une étude récente confirme encore l’impact du caractère inhabituel de l’expérience sur sa récupération. Thomsen et al. (2015) visaient à déterminer si le rappel d’un événement, son niveau de reviviscence et son importance dans la vie du sujet étaient reliés à des caractéristiques communes de l’événement. Dans cet objectif, ils ont demandé à 45 étudiants en première année d’université de relever chaque semaine, pendant le premier trimestre, deux événements puis d’en évaluer le caractère habituel, la pertinence par rapport aux buts actuels et le niveau émotionnel. Après un intervalle de 3 ans et demi, les chercheurs ont examiné si les différentes caractéristiques des épisodes relevés pouvaient prédire son rappel, le sentiment de reviviscence qui lui était associé et son importance dans la vie du sujet. Les résultats indiquent que les caractères inhabituel, répétitif et planifié d’un événement prédisent son rappel ultérieur, suggérant ainsi que le maintien en mémoire dépend plus de leur caractère distinctif et répétitif que de leur importance pour les buts à long terme.

La nouveauté est également considérée comme un trait distinctif d’un événement (D’Argembeau, 2003). Lors du rappel de mots appartenant à une liste comprenant des mots familiers (préalablement présentés) et des mots nouveaux, plusieurs chercheurs ont observé que les nouveaux mots étaient plus facilement reconnus que les mots familiers (Habib, McIntosh, Wheeler, & Tulving, 2003). Dans un cadre plus écologique, l’étude de Pillemer et al. (1988), présentée précédemment et s’intéressant aux souvenirs d’entrée à l’université (cf. paragraphe 3 de ce chapitre), montre également que les éléments présentant un caractère de nouveauté étaient rappelés de façon plus précise que les autres.

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Les différences de rappel liées à la distinctivité de l’événement s’expliquent par un ensemble de traitements qui s’opère à plusieurs niveaux du processus de mémorisation. Tout d’abord, l’attention portée sur l’événement distinct est forte et ceci d’autant plus qu’il ne correspond pas à des connaissances activées en mémoire. Cette attention prononcée conduit à un encodage plus profond de l’information ce qui favorise son stockage en mémoire (Schmidt, 1991). La trace mémorielle d’éléments distinctifs est aussi considérée comme plus saillante sur le plan perceptif ce qui lui permet d’être un indice efficace pour la récupération. Un autre élément d’explication se rapporte à la sémantisation liée à la répétition d’événements similaires. La répétition crée une confusion en mémoire qui rend difficile la récupération (Brewer, 1986, 1988; Conway & Pleydell-Pearce, 2000; Linton, 1986). Le caractère singulier d’un événement le conduirait à échapper à cette confusion et à le rendre plus facilement récupérable.

7.1.4. La répétition du souvenir de l’événement

Certains souvenirs, au travers des récits que l’on en fait ou encore en y repensant souvent font l’objet de fréquentes réactivations. Celles-ci renforcent les liens entre les composantes de ces souvenirs (les personnes, les objets, les actions, les sentiments), les stabilisent (M. K. Johnson & Chalfonte, 1994). En étant intégrés à des connaissances conceptuelles sur soi attachées aux buts à long terme et aux images de soi à long terme (Conway, 2001, 2005), ces souvenirs réactivés sont gardés plus longtemps en mémoire. Certains souvenirs sont par ailleurs plus souvent sujet à des réactivations que d’autres. Les événements émotionnels font l’objet de plus fréquentes réactivations que les souvenirs neutres (G . H. Bower & Sivers, 1998), ils sont ainsi mieux préservés en mémoire. Toutefois, la répétition du souvenir n’implique pas forcément une préservation exacte et complète de son contenu (Brédart & Van der Linden, 2004). Lors des différentes réactivations, certaines caractéristiques de l’événement peuvent être plus ou moins mises en valeur. Par exemple si nous racontons un événement qui nous est arrivé (ou que nous y repensons) nous pouvons plutôt focaliser notre discours (notre pensée) sur les éléments perceptifs liés à l’événement (la température, les bruits, la lumière), nous pouvons également ne présenter que les sentiments et les pensées que nous avons ressentis (la peur ressentie, les questions qui se posaient). La réactivation ne sera donc faite que sur certains éléments et par conséquent favorisera leur maintien en mémoire au détriment des autres. Suengas et Johnson (1988) ont montré l’impact de cette sélection sur les éléments rappelés ensuite. Après avoir fait vivre les mêmes événements à un groupe de participants, il a été demandé à un groupe de réactiver les pensées et les émotions liées à ces événements alors qu’on demandait à un autre groupe de se centrer sur les éléments sensoriels et contextuels de ces situations. L’analyse des souvenirs rappelés par l’ensemble des participants révèle que le groupe ayant réactivé les pensées et les émotions rappelle des souvenirs moins détaillés que l’autre groupe.

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Le degré d’importance, le caractère distinctif des événements dans la vie des individus et le vécu émotionnel qui leur est associé, en influant sur l’encodage et le stockage des informations qui les composent, ont une incidence sur les caractéristiques des souvenirs qui sont rappelés. Le contexte dans lequel s’opère le rappel peut influencer lui aussi sur cette récupération.