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Émotion et dérision, une arme contre le racisme

PARTIE ANALYTIQUE

2. Stéréotype ethno-racial et racisme : le rapport à l’autre

2.3 Racisme et stand up, quand l’humoriste prend la parole

2.3.2 Émotion et dérision, une arme contre le racisme

Pour finir notre parcours analytique autour de la question du rapport à l’autre et de la représentation du racisme, nous étudierons le sketch Les rues de Paris ne sont plus sûres de 187

l’humoriste Pierre Desproges. Nous sommes ici face à une forme narrative intégralement prise en charge par Pierre Desproges, que ce soit au niveau du récit mais aussi des dialogues entre les différents personnages. Cette forme, qui pourrait faire écho au sketch up , semble plutôt 188

s’apparenter à celle d’un texte littéraire qui serait en quelque sorte récité. En effet, la beauté de la langue utilisée, la complexité des phrases, la présence de descriptions, et la coprésence de discours indirect et de discours direct introduit par « il dit », « dit le petit homme » rappelle sensiblement les codes de la littérature. Pierre Desproges se met donc lui même en scène en racontant une histoire qui lui est soi-disant arrivée, tout en prenant en charge le rôle d’un narrateur omniscient ayant accès à des informations du récit extérieures à son simple point de vue d’habitant du quartier. Le sketch répond à une figure rhétorique de déraillement plutôt intéressante. Ainsi, le sketch commence et se termine par la même phrase, « les rues de Paris ne sont plus sûres » mais on assiste à une opposition de significations qui entrent en conflit à la fin du texte. En effet, cette phrase passe d’une signification plus ou moins évidente à quelque chose de plus inattendu et joue avec l’attente liée aux divers stéréotypes auxquels 189 le public peut être soumis. Ainsi Desproges, en laissant un long temps entre « les arabes » et « n’osent plus sortir tout seuls le soir » créer une forme d’ambiguïté sur la possible portée raciste que pourraient avoir ses propos. Pierre Desproges entame ensuite le long récit de l’agression M. Rachid Cherquaoui, son nouvel épicier en recourant à l’utilisation de trois personnages correspondant chacun à une idéologie précise. Nous retrouvons ainsi M.Leroy,

DESPROGES Pierre, Pierre Desproges se donne en spectacle [DVD], Créé au théâtre Grévin, PMP

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Production, 1986.

DVD issu du coffret : DESPROGES Pierre, Pierre Desproges en images [DVD], PMP Production, 2002.

Le sketch up est une forme de stand up dans lequel l’humoriste insère des passages fictionnels,

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forme de très court sketches à personnages, le plus souvent dans le but d’illustrer son propos.

voir « Les figures rhétoriques du texte comique » dans DEFAYS Jean-Marc, Le Comique, Paris,

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boucher et Monsieur Lefranc qui « avaient en commun une certaine idée de la France faite à la fois de fierté municipale, de foi régionale et de front national » ayant un discours ouvertement xénophobe et raciste, Rachid Cherquaoui l’épicier d’origine arabe, la victime, et enfin lui-même, Pierre Desproges, ami et client de Rachid qui incarne la tolérance et l’indignation face à cette agression. Pierre Desproges prendra alors la parole en modifiant sa voix et son attitude physique afin d’incarner tour à tour chacun des personnages de son récit. Il ne prendra cependant aucun accent. Cette multiplicité de voix ne nous éloigne pourtant pas de la certitude selon laquelle Desproges est du coté de la tolérance. Le récit se termine par un passage émouvant, dans lequel Desproges affirme d’une part son soutien à cette victime mais dénonce également la violence des conséquences que peuvent avoir ces préjugés. Ce passage, d’un grand sérieux et d’une gravité extrême, laisse la salle sans voix et le sketch se termine par un silence qui en dit long.

Ce matin, pour la première fois depuis six mois, le rideau de fer de l'épicerie Cherquaoui est resté baissé. M. Mohamed était là dans tous ses états, il m’a expliqué que son frère venait de se faire hospitaliser avec dix points de sutures au visage. Il avait été attaqué au couteau, à la nuit tombée, par des inconnus. Alors, M. Mohamed et moi sommes allés chez le fleuriste du coin faire l'emplette d'une poignée d’anémones et puis je l'ai accompagné à l’hôpital. [long temps] Mais … les rues de Paris ne sont plus sûres …

Ainsi, Desproges a fait le choix du récit et de l’émotion afin de traiter des actes de violences qui peuvent découler de simple préjugés racistes. Comme nous l’avons vu dans notre partie sur les stéréotypes, plusieurs études ont montrées le rôle que l’apport de connaissances et la 190 mise en situation de discrimination pouvaient encourager la déconstruction ou du moins le re- questionnement du bien fondé de certains stéréotypes. L’humoriste met alors en scène une fable dont l’universalité et la vérité rappelle à chacun la face cachée de cette xénophobie latente. Il semblerait important de souligner le fait que cette dénonciation n’est possible que grâce au fait que l’on ressent un profond respect et une profonde tendresse de la part de Pierre Desproges envers ses personnages, et ce, même lorsqu’il s’agit de prendre en charge des voir « Les rôles de l’information, de l’éducation et de l’empathie » dans LEGAL Jean-Baptiste,

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discours haineux comme ceux de Monsieur Leroy et de Monsieur Lefranc. La bienveillance des propos de Pierre Desproges fait ressortir un réel amour contre la haine et non pas une haine des xénophobes, l’amour et le respect étant justement ce que l’auteur défend.

Ainsi, que ce soit à travers la critique du sketch de Michel Leeb, le recours au personnage de Muriel Robin, le questionnement de la place de l’humour dans la lutte contre le racisme chez Smaïn, le recours au stand up avec Patrick Timsit ou encore l’utilisation de l’émotion et de la construction narrative avec Pierre Desproges, il existe une multitude de manières de traiter de la question des conséquences des stéréotypes et des préjugés racistes dans notre société. Nous finirons cette étude par une citation de Lilian Thuram qui illustre bien l’importance de mettre en scène et d’interroger le processus même du racisme tout en le dénonçant :

Le racisme n’est pas une affaire de bons sentiments ni de culpabilisation. L’important, c’est d’amener la connaissance qui fait tomber les croyances. Nous sommes le produit de notre société, c’est pourquoi il faut que chacun ait les outils pour comprendre d’où viennent les préjugés racistes et comment ils se sont transmis jusqu’à nous ; il faut tirer sur le fil de cette construction. […] Pour moi, la seule démarche qui vaille, qu’on soit enfant ou adulte, c’est de s’interroger sur soi, sur son mode de fonctionnement : qu’est ce que je pense et pourquoi je pense comme cela ? L’Autre est bien souvent une construction qui permet de nous rassurer sur notre propre place dans le monde. 191

ZEITOUN Charline, TESTARD-VAILLANT Philippe, CAILLOCE Laure, « aux origines du

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