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LES DISCOURS DU DIABLE

L’ÉMERGENCE DU SCRIPTEUR-TÉMOIN

Neantmoins je ne penseroy pas grandement errer de croire qu’Incubes et Succubes peuvent s’accointer, mais non engendrer, jusqu’à ce que quelque preuve certaine m’ayt faict voir le contraire. […] Aussi est ce l’opinion de Boguet & autres qui ont faict le procez à une infinité de Sorcieres, lesquels je croy plus volontiers que ceux qui parlent par livre & par ouyr dire simplement88.

Ainsi s’exprime Pierre de Lancre au chapitre qu’il consacre à l’un de ses sujets de prédilection, l’accouplement diabolique. Ayant lui-même instruit de nombreux procès pendant ses quatre mois d’enquête dans la province du Labourd (du 2 juillet au 10 novembre 1609), le magistrat bordelais se sent tout à fait à l’aise d’opposer clairement l’expérience des « modernes », c’est-à-dire des juges séculiers, à la valeur des autorités livresques.

Pour lui, le vrai savoir sur la sorcellerie ne saurait provenir des ouvrages théoriques ou du commentaire des autorités traditionnelles puisque tout en cette matière a déjà été dit et prouvé maintes et maintes fois. Des questions aussi ressassées que le pacte satanique, le vol dans les airs ou l’hommage au diable ne méritent donc pas que l’on se lance, comme le faisait encore Jean Bodin, dans de longues discussions sur leurs aspects les plus problématiques. En fait, ces topoï

ne nécessitent même plus que l’on fournisse la preuve de leur existence, au risque de lasser le lecteur. C’est du moins ce qu’il affirme à propos du transport :

Je ne m’enfonceray donc en ceste question n’y en aucune autre de Sorcelerie : car je ne pourray user que des mesmes raisons de tant de bons livres de sorte qu’on aurait juste raison de me blasmer & de longueur & de larrecin & par aventure ne m’en desmesleroy-je encore si bien, ny avec un si bon ordre, outre qu’il me faudroit obliger à citer les mesmes autheurs, & en compiler à pleines feuilles89.

S’il ne veut pas faire œuvre de théoricien ni de compilateur, que souhaite donc effectuer Pierre de Lancre ? Raconter les faits, tout simplement, et s’en tenir à eux : « Je n’en promets & ne m’oblige qu’à dire ce que les procez que nous avons faict aux Sorciers m’en ont peu apprendre : faisant sur tout estat de ceux qui ont faict de mesme, & qui en ont comme nous esté juges Souverains, comme Remigius [Rémy], Boguet & autres90 ».

L’avertissement qui précède son traité précise davantage son projet d’écriture. Seront fidèlement retranscrites dans son ouvrage de « vraies histoires » de sorciers, dans le but non pas de les expliquer et encore moins de dire comment elles sont possibles, mais bien de les « faire voir » au public :

Je ne veux donc soubs pretexte de raconter simplement ce que j’ay veu, recherchant les ruses de Satan pour en esviter les sinistres effects, enseigner comment il les faict. Je puis bien dire ce que soixante ou quatre vingts insignes Sorcieres, & cinq cents tesmoins marquez du charactere du Diable, (qui confirme merveilleusement leur deposition) nous ont dict que Satan leur faict faire : mais par quels moyens, je ne le puis dire ny descouvrir puis que les Sorciers ne le sçavent eux-mesmes. Ainsi je croy qu’il sera mieux à propos, que je me contente de

89 Ibid., p. 79. Henri Boguet avance à plusieurs reprises de semblables remarques. Ainsi sur les

références habituellement invoquées lors des débats sur la copulation diabolique, il clôt la discussion dès l’amorce en affirmant : « Mais est-il besoin de nous y arrêter, vu que tant de gens doctes l’ont interprété ? » (Discours execrable des sorciers, op. cit., p. 46)

faire voir au public les simples confessions des Sorciers, & les depositions des tesmoins qui vont tous les jours au Sabbat91.

Ce passage est intéressant à plus d’un titre. Pierre de Lancre veut élaborer une science des faits ou, plus exactement, une science de l’aveu, qui se donne pour objet le témoignage des accusés et les souvenirs du sabbat qu’il contient. Remarquons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de n’importe quels aveux, que le juge aurait glanés au hasard de ses lectures, mais essentiellement des confessions de « ses » sorcières, comme il le dit si bien, dont l’authenticité sera validée par leur confrontation avec d’autres confessions semblables, obtenues par des auteurs dont Pierre de Lancre reconnaît la compétence.

L’accent mis sur le « voir » et le « faire voir », lesquels sont indissociables du « dire » et du « faire dire », souligne la place de plus en plus substantielle que la voix des sorciers et celle des démonologues en viennent à occuper dans le discours démonologique. Pour Pierre de Lancre comme pour ses contemporains les plus illustres que sont Henri Boguet et Nicolas Rémy, les sorciers ont des choses fascinantes à raconter, mais les amener à parler n’est pas une mince affaire. Non seulement sont-ils enclins à mentir ou à se munir de drogues et d’amulettes qui les rendent insensibles à la torture, mais encore, assurent ces juges chevronnés, le diable les assiste constamment. Satan serait en effet si empressé à ce que les ficelles de son complot ne soient pas dénouées qu’il empêche ses adeptes d’avouer en leur bloquant la gorge ou en leur soufflant à l’oreille des éléments de leur défense ; il va même jusqu’à les visiter en prison pour les menacer de ne rien dire, voire les pousser à se donner eux-mêmes la

mort si d’aventure il constate que ses adorateurs sont sur le point de flancher. Aussi faut-il qu’un expert les amène à se dévoiler, à confesser – de gré ou de force – ce que le diable « leur fait faire » pour ensuite réorganiser ces fragments de paroles en discours suivi et en traduire la véritable signification.

De l’inquisiteur au spécialiste

Les recherches menées ces vingt dernières années sur les formes discursives et les stratégies textuelles à l’œuvre dans les ouvrages démonologiques ont bien montré qu’entre le XVe et le XVIIe siècle, ce n’est pas seulement la manière de concevoir la sorcellerie qui change, c’est aussi la relation que les auteurs entretiennent avec leur propre écriture qui se modifie de façon notable. Au vrai, l’une ne va pas sans l’autre : l’évolution de l’« objet » sorcellerie est consubstantielle à son appréhension par le langage. Si tous les démonologues ont en commun de parler du diable et de ses adeptes, ce qu’ils en disent et comment ils le disent – c’est-à-dire les références qu’ils utilisent, les savoirs qu’ils convoquent, les notions qu’ils mettent à profit ainsi que les conditions de leur énonciation – varient grandement au fil des siècles.

En ce domaine, nous devons aux nombreux travaux de Nicole Jacques- Lefèvre de précieuses analyses qui mettent en lumière comment le savoir démonologique s’est peu à peu constitué en un véritable « genre » spécifique dont les auteurs, conscients de s’inscrire à l’intérieur d’une tradition textuelle en pleine élaboration et soucieux d’y apporter leur contribution, ont participé à

définir et à faire évoluer tant les codes que les protocoles d’écriture92. Les

quelques passages cités plus haut du Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons permettent d’ailleurs de mesurer combien la démarche de Pierre de Lancre diffère de celle qui mobilisait les rédacteurs du Marteau des sorcières. Ces derniers présentaient leur ouvrage comme une synthèse des autorités traditionnelles en matière de sorcellerie, dont la seule nouveauté, qu’ils espéraient du reste ne pas se faire reprocher, résidait dans l’agencement qu’ils leur avaient conféré :

L’œuvre elle-même est à la fois nouvelle et ancienne, brève et longue. Antique en effet par la matière et les autorités, nouvelle par la compilation des pièces et leur arrangement ; brève par la contraction au plus court de beaucoup d’auteurs, longue néanmoins par l’immensité multiple de la matière et la malice incompréhensible des sorcières93.

Signalant sans cesse leur dette à l’égard de ce corpus majoritairement patristique, les auteurs s’effaçaient humblement derrière la parole de ceux qui savent mieux et qui ont écrit avant eux : « Les additions de notre fonds sont peu nombreuses et même quasiment nulles », écrivent-ils en effet, « qu’on ne juge donc pas ce livre comme notre œuvre mais plutôt comme l’œuvre de ceux dont les paroles le constituent presque tout entier94 ». Lorsqu’il s’agissait d’exemplifier leur propos,

Sprenger et Institoris ne faisaient que rarement référence à leur propre pratique

92 Plusieurs de ces études sont réunies dans les volumes III et IV de sa thèse d’état, intitulée Le

théosophe et la sorcière (op. cit.). Soulignons, entre autres, ses articles (rassemblés dans le

vol. III) : « La sorcellerie et ses discours. Essai d’une typologie du discours démonologique », p. 7-19 ; « La sorcière et le pouvoir. Essai sur les composantes imaginaires et juridiques de la figure de la sorcière », p. 53-78, ainsi que les introductions à ses éditions critiques du Tableau de Pierre de Lancre et du Discours d’Henri Boguet (op. cit.). Mentionnons également l’un de ses plus récents articles, qui offre une synthèse de ses analyses : « L’écriture démonologique. Un genre défini par ses auteurs mêmes », dans Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak et Marianne Closson (dir.), Fictions du diable. Démonologie et littérature de saint Augustin à Léo Taxil, Genève, Droz, 2007, p. 35-55.

93 Jacques Sprenger et Henri Institoris, Le marteau des sorcières, op. cit., p. 102. 94 Idem.

inquisitoriale ; ils préféraient s’en remettre aux exempla, ces petits récits ponctués de morales qu’ils empruntent aux nombreux recueils à l’usage des prédicateurs ainsi qu’aux contes populaires, lesquels relèvent de l’économie du « on-dit ».

Les démonologues de la période suivante choisiront d’autres critères pour faire valoir la vérité de leurs propos. Ils continueront certes d’invoquer les sources habituelles d’autorité et la parole de leurs prédécesseurs95, mais, dans

leur traitement comme dans leur structure, ils leur feront subir une modification générale. De fait, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, le discours démonologique tend progressivement à s’écarter du savoir livresque pour rechercher la vérité dans les faits et l’expérience. Ce tournant épistémologique marque une nette évolution de la pensée démonologique par rapport aux écrits antérieurs : il correspond à ce moment où des auteurs, spécialisés dans la poursuite des sorciers, se mettent à l’écoute des accusés, consignent soigneusement le compte-rendu des procès qu’ils ont eux-mêmes menés et en viennent à construire la totalité de leur discours autour de leur pratique personnelle. Les juges Nicolas Rémy, Henri Boguet et Pierre de Lancre participent de cette tendance : la moindre parole sorcière susceptible d’étayer les points de leur démonstration est ainsi recueillie, classée et réinscrite dans leur ouvrage. De plus, ils entreprennent de confronter entre elles les références

95 Parce qu’ils sont d’abord des traités, les ouvrages démonologiques demeurent des textes où

l’on ressasse volontiers les mêmes lieux communs et les mêmes références obligées. En plus de cet effet de compilation érudite, un dialogue permanent s’instaure entre les différents démonologues : « ils “s’entre-glosent”, s’entre-citent et s’entre-critiquent, allant de la mention déférente à l’invective ouverte ». (Nicole Jacques-Lefèvre, « L’écriture démonologique. Un genre défini par ses auteurs mêmes », loc. cit., p. 53)

textuelles et s’efforcent de dissocier les fables et les ouï-dire des témoignages authentifiés96.

De l’avis de ces trois auteurs, la teneur même de leur discours, par la qualité des cas judiciaires qui les composent et la concordance des témoignages qui les appuient, est propre à « confirmer les plus durs, stupides, aveugles & hebetez qu’il n’y a maintenant dequoy revoquer en doubte que la Sorcelerie ne soit97 ». Aucune légende, aucune rumeur, aucune formule rhétorique, aussi bien

tournée soit-elle, ne saurait faire le poids devant les éléments qui, aux dires de Nicolas Rémy – et c’est là un propos que Boguet comme de Lancre reprendront à leur compte –, « contribuent le plus à l’établissement de la vérité, c’est-à-dire la mention précise et claire des objets, des personnes, des lieux et des circonstances98 ».

Si le titre complet du traité de Nicolas Rémy nous informe déjà de ce changement qui s’opère dans le dispositif de la preuve – il se lit en effet : La démonolâtrie en trois livres de Nicolas Rémy. D’après le procès capitaux de neuf cents personnes environ qui, depuis quinze ans, en Lorraine, ont expiré de leur vie le crime de sorcellerie –, sa préface est plus révélatrice encore :

J’ai commencé, il y a de cela cinq ans, à relever et à transcrire, à partir de chacun des interrogatoires auxquels étaient soumis

96 Pour une analyse de l’utilisation des sources littéraires par la démonologie et du débat sur le

concept de « fiction » qu’elle instaure, voir les études de Françoise Lavocat, « L’Arcadie diabolique. La fiction poétique dans le débat sur la sorcellerie (XVIe-XVIIe siècles), dans Fictions

du diable, op. cit., p. 57-84 et de Frédérique Aït-Touati et Amélie Blanckaert, « Le démon de la

littérature ou de la construction de la preuve dans des textes démonologiques des XVIe et XVIIe

siècles », ibid., p. 85-107.

97 Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, op. cit.,

« Advertissemens », non paginé. Nicolas Rémy avance pareillement : « Il sera ainsi assurément facile, à partir de tous ces faits, à moins de ne vouloir rien voir ni comprendre, de constater et reconnaître que l’existence des sorcières est une réalité » (La démonolâtrie, op. cit., p. 11).

les accusés, ce qui, cas par cas, pouvait correspondre et se rapporter à ces différentes précisions, et, en outre, à compulser les notes que j’avais laissées de côté les années précédentes, afin de compléter avec plus d’éléments ce fonds de preuves. […] Et ce sont ces chapitres, lecteur, que je soumets maintenant à ton examen : j’y raconte sans exagération et d’une manière digne de foi ce que j’ai moi-même appris à force d’expérience et d’observation. […] Mais je voudrais qu’ils [mes lecteurs] sachent d’abord que je ne m’appuie pas, dans ce que je raconte, sur telle ou telle rumeur entendue ça et là, mais que mon assurance repose sur les témoignages distincts et concordants de bien des personnes99.

Le même type d’arguments se retrouve dans la préface qu’assure, sept ans plus tard, le grand juge de la terre de Saint-Claude, Henri Boguet, à son Discours execrable des sorciers :

Mais pour mieux le faire voir, j’ai rédigé le discours suivant sur quelques procès que j’ai moi-même faits, pendant deux ans, à plusieurs sorciers que j’ai vus, ouïs et sondés, le plus exactement qu’il m’a été possible pour en tirer la vérité. […] En quoi je me suis aidé du livre des inquisiteurs, de Bodin, de Rémy, de Binsfeldius et d’autres, mais principalement de l’expérience et de ce que j’ai remarqué en cette damnable secte de gens100.

Observation, expérience, collecte des données contenues dans les témoignages : c’est une démonologie empirique qui se fait jour et s’affirme. Par une sorte de renversement dialectique, ce ne sont plus les exemples tirés des sources livresques qui corroborent le savoir sur le diable, mais bien le savoir sur le diable qui se construit à partir des révélations « tirées » des accusés. À la fois sujet de discours et objet de pratique, le sorcier se présente comme une manne d’informations tenues secrètes que seul un expert qualifié saura manier avec

99 Ibid., p. 8, 9 et 11. Nos italiques.

100 Henri Boguet, Discours execrable des sorciers, op. cit., p. 9-10. Nos italiques. Le sous-titre de

l’ouvrage reproduit la formulation employée par Rémy dans son titre : Discours des sorciers. Tiré

de quelques procès faits depuis deux ans à plusieurs de la même secte, en la terre de Saint-Oyan- de-Joux, dite de Saint-Claude, dans le comté de Bourgogne. Peter Binsfeld (ou Petrus

Binsfeldius) est un évêque et théologien allemand qui a publié à Trèves, en 1589, un ouvrage intitulé Tractatus de confessionibus maleficorum et sagarum.

adresse pour en « exprimer » la vérité. Pratique judiciaire et pratique littéraire se voyaient ainsi réunies en un même type d’intervention pour contrer la prolifération des sorciers et faire la lumière sur la nature exacte de leurs agissements.

Ce rappel des principales caractéristiques de l’écriture démonologique au tournant des XVIe et XVIIe siècles n’a pas pour but de raconter dans le détail comment cette « seconde génération » de démonologues en est venue à subordonner son travail (judiciaire et scripturaire) à la parole des accusés101. Ce

qui a retenu notre attention dans cet intérêt pour la parole de l’Autre et que nous nous proposons d’examiner ici, c’est la manière dont les démonologues se servent des confessions et du témoignage des inculpés pour établir leur position de spécialiste. Car il y a bien une méthode qui sous-tend leur usage des paroles qu’ils ont sollicitées, et cette méthode, avec les volontés et les exigences qui la conditionnent, est révélatrice des remaniements qui s’opèrent dans les fondations du savoir à la même période.

La seconde moitié du XVIe siècle est en effet l’époque où émerge ce que

Jonathan Sawday a désigné comme une véritable « culture de l’enquête102 » ; une

période cruciale où évoluent les notions de fait, de preuve et d’autorité et où se

101 Ce virage discursif a été bien étudié par Nicole Jacques-Lefèvre qui a notamment mis en

évidence le passage, dans les ouvrages démonologiques, d’un « on » anonyme à un « je » conscient de sa propre subjectivité, ainsi que la curieuse relation d’interdépendance qui s’instaure entre le juge et l’accusé. Pour une analyse des implications textuelles de cette relation chez Pierre de Lancre, voir l’introduction à son édition du Tableau, op. cit., p. 15-38.

102 Jonathan Sawday, The Body Emblazoned. Dissection and the Human Body in Renaissance

Culture, Londres, Routledge, 1995, p. IX : « The “culture of dissection” is, then, the “culture of

enquiry” : an incisive recomposition of the human body, which entailed an equivalent refashioning of the means by which people made sense of the world around them in terms of their philosophy of understanding, their theology, their poetry, their plays, their rituals of justice, their art, and their buildings. »

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