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HISTOIRES DE LA SORCELLERIE : LES ENJEUX D’UNE ÉNIGME

ÉCRIRE LA SORCELLERIE

Au cœur des débats passionnés qui animent les études sur la sorcellerie, s’il est un point précis sur lequel les critiques s’entendent tous, c’est bien la difficulté à vaincre l’aura de discrédit qui entoure cet objet. Pittoresque, frivole, voire vaguement racoleuse, la sorcellerie nécessite toujours que l’on justifie, par une profusion peu commune d’avertissements et de déclarations d’intentions, la pertinence de son analyse. En 1969, William Monter affirmait même qu’il s’agit là d’un « sujet tabou » dont les spécialistes de la Renaissance ne reconnaissent

l’existence qu’avec un certain embarras4. Ce que déplorait William Monter ne

concernait pourtant pas la quantité des livres en tous genres publiés sur la question, mais bien l’attitude des « savants sérieux » à l’égard de la sorcellerie, qui continuaient globalement à la considérer comme une bizarrerie, sans lien ni lieu de partage avec l’admirable culture de l’élite lettrée de l’Ancien Régime. Les chercheurs avaient beau savoir que la persécution des sorciers était un événement historique important, ils dédaignaient généralement de reconnaître son étude comme relevant de leur compétence, renvoyant aux folkloristes la tâche de répertorier ce que Malebranche appelait les « rêveries des Démonographes5 ».

Or, le silence embarrassé de certains savants ne vaut certes pas pour l’ensemble du savoir. S’il est vrai que peu d’études historiques approfondies ont été menées sur ce sujet avant le renouvellement des méthodes et des pratiques en sciences humaines des années 19606, d’autres disciplines s’y étaient alors

penchées avec grande curiosité, notamment la psychiatrie et l’ethnographie7.

4 E. William Monter, « Trois historiens actuels de la sorcellerie », Bibliothèque d’Humanisme et

Renaissance, vol. 31, 1969, p. 205.

5 Malebranche, De la recherche de la vérité, vol. I, 3e partie, chap. VI : « Sorciers par imagination

et loups-garous », Amsterdam, Henry Desbordes, 1688, p. 282.

6 Bien évidemment, ce petit nombre d’études ne déconsidère en rien leur valeur. Au contraire, ces

travaux, tant par la quantité du matériel archivistique qu’ils ont patiemment exhumé et mis à la disposition des recherches à venir que par les différentes voies d’accès à l’histoire de la sorcellerie qu’ils ont aménagées, ont posé les jalons essentiels à l’étude d’un sujet qui, jusqu’alors, n’était que peu (ou pas du tout) considéré. Citons, pour le domaine français, les travaux précurseurs de Francis Bavoux, Hantises et diableries dans la terre abbatiale de

Luxeuil ; d’un procès de l’Inquisition (1529) à l’épidémie démoniaque de 1628-1630, Monaco,

Éditions du Rocher, 1956 et d’Étienne Delcambre, Le concept de sorcellerie dans le duché de

Lorraine au XVIe siècle et au XVIIe siècle, Nancy, Société d’archéologie lorraine, 1948-1951. Pour l’Allemagne, Joseph Hansen, Quellen und Untersuchugen zur Geschichte des Heenwahns

und des Hexenverfolgung in Mittelalter, Bonn, 1901. Voir également l’ouvrage important

d’Henry Charles Lea, publié de façon posthume, où est éditée une liste importante de sources premières : Materials Towards a History of Witchcraft Collected by H. C. Lea (éd. Arthur C. Howland), New York, Yoseloff, 1957 [1939].

7 Voir notamment les études produites par les médecins liés à l’École de la Salpêtrière, dont les

docteurs Bourneville, Ladame, Regnard, Legué, de La Tourette et Charcot, et publiés pour le compte de la célèbre « Bibliothèque diabolique », une collection dans laquelle ont été réédités

Déplacement, donc, et non désaffection totale : les démons se sont seulement vus congédiés, en quelque sorte, d’un certain type de savoir pour mieux en réintégrer un autre, un processus que Michel de Certeau qualifiait par ailleurs d’« exorcisme historiographique8». Le terme est en effet bien choisi :

l’exorcisme a pour but premier non pas l’anéantissement des entités mauvaises qui assaillent le possédé, mais bien leur expulsion. À l’instar du bannissement et de l’excommunication, il s’agit d’une procédure officielle, opérée par les autorités compétentes agissant au nom du bien public, qui chasse l’indésirable hors de la cité et le réassigne dans un lieu conçu pour neutraliser l’inquiétude qu’il suscite. Dans sa conclusion éclairante sur la possession de Loudun, Michel de Certeau avançait que l’historiographie pouvait être considérée comme l’une de ces autorités, dont la tâche consisterait à examiner les faits de société en départageant ceux qui sont dignes de mémoire et porteurs d’enseignement de ceux qui, en raison de leur périlleuse étrangeté, doivent en être exclus. Ouvrant ainsi le spectre de sa pensée à la dynamique des réflexes sociaux que déclenchent ces formes-limites d’altérité, il écrivait :

Sous sa forme historique, c’est vrai. Le temps des possessions est mort. De ce point de vue, l’exorcisme historiographique est efficace. Mais les mécanismes qu’ont fait fonctionner l’incertitude des critères épistémologiques et sociaux, à

plusieurs traités démonologiques ainsi que des pièces commentées de procès. Le bibliophile Robert Yves-Plessis propose une recension des parutions médicales sur ce sujet, au chapitre « Les démoniaques et la médecine » (Robert Yve-Plessis, Essai d’une bibliographie française

méthodique et raisonnée de la sorcellerie et de la possession démoniaque, Genève, Slatkine

Reprints, 1970 [1900], p. 96-102). Signalons également l’ouvrage de l’anthropologue Edward E. Evans-Pritchard, Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande (Oxford, Clarendon Press, 1937), ainsi que les travaux de l’égyptologue britannique Margaret Alice Murray, très critiqués à son époque mais qui connurent néanmoins une grande popularité. Ses thèses assureront d’ailleurs l’entrée « sorcellerie » de l’Encyclopedia Britannica de 1929 jusqu’à 1966. Voir Witch-Cult in

Western Europe, Oxford, Oxford University Press, 1921 et The God of Witches, Londres, S. Low,

Marston & co., 1933.

Loudun, et la nécessité d’en établir, se retrouve aujourd’hui en face d’autres « sorciers » : leur exclusion fournit encore à un groupe le moyen de se définir et de s’assurer. […] Dès lors que le poison de l’autre ne se présente plus directement dans un langage religieux, la thérapeutique et la répression sociales prennent seulement d’autres formes9.

De ce processus thérapeutique, le travail n’est jamais achevé. Peut-être parce qu’il n’existe pas, pour hier comme pour aujourd’hui, d’explication univoque du diabolique – ou, plus exactement, du principe d’altérité radicale qu’il incarne –, mais seulement une variété d’enjeux lisibles à travers les figures qu’une société donnée, dans un contexte donné, choisit pour lui donner corps. Aussi, que nos prédécesseurs aient eu recours aux feux des bûchers, que la mise à mort se soit ensuite transformée en sentence à vie dans les asiles d’aliénés et que notre société contemporaine, contemplant de loin ces réalités disparues et désormais privées de sens, s’en libère en parlant d’aberrations ou d’égarements, il s’agit toujours d’éliminer le danger de l’Autre en le refoulant ailleurs, hors du corps social ou en marge de l’histoire.

Les espaces de la sorcellerie : l’Ailleurs et l’Autrefois

Cet « ailleurs » de la sorcellerie peut revêtir de multiples formes qui, chacune à leur manière, témoignent de la difficulté à conceptualiser un phénomène pour lequel nous ne possédons ni preuves directes ni explication véritable. L’une d’entre elles est certainement ce fonds ancestral et universel dans lequel on se plaît à imaginer les racines mystérieuses des rites sorciers. Il est en effet habituel de percevoir la sorcellerie comme quelque chose de très ancien,

datant presque des débuts de l’humanité, et se déployant, par-delà les frontières géographiques, au cœur de toutes les civilisations antérieures10. Qu’on la

considère comme une forme de spiritualité primitive ou comme un degré d’atrophie de l’évolution commun aux anciennes sociétés, la sorcellerie ne semble avoir d’existence que dans un passé clos et une culture révolue. En ce sens, on pourrait dire que son statut s’apparente à celui des langues mortes : si l’on en découvre, aujourd’hui et près de nous, encore quelques témoignages, ceux-ci sont aussitôt envisagés comme des résidus anachroniques, voués à disparaître par l’entremise d’une éducation ou d’un traitement appropriés11.

Ce même schéma s’applique également au « temps » de la chasse aux sorcières, que l’on associe encore spontanément, bien qu’à tort, au Moyen Âge. Or, comme le signale Francis Dubost, ce Moyen Âge-là n’a rien d’historique ; il s’agit plutôt de cette « médiévalité floue des obscurs commencements », un monde assez lointain et assez vague pour servir de décor tant aux excès les plus étranges de l’entendement humain qu’aux récits de démons, de fantômes, de sorcières, de loups-garous et autres créatures infréquentables12. Espace

imaginaire, bien entendu, autant que peut l’être cette « préhistoire » mythique où

10 Pierre-François Fournier, par exemple, écrit : « Il n’est pas invraisemblable que la croyance à

la magie, à la réalité de ses effets, aux sorciers, sous quelque forme qu’elle se soit manifestée, ait été répandue chez tous les peuples, en tous les temps. Ses origines se confondent peut-être avec celles de l’homo sapiens ». (Pierre-François Fournier, Magie et sorcellerie. Essai historique,

accompagné de documents concernant la magie et la sorcellerie en Auvergne, Moulins, Éditions

Ipomée, 1979, p. 15)

11 C’est ce que constate l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, qui a étudié la sorcellerie

contemporaine dans le Bocage mayennais. Elle souligne que les paysans qui la vivent et la racontent aujourd’hui sont invariablement perçus comme des gens « crédules et arriérés » reproduisant des rites « dénués de sens et venus d’un autre âge » (Jeanne Favret-Saada, Les mots,

la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977, p. 14-15).

12 Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe siècles), vol. I, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 1991. Sur ces considérations, voir notamment l’introduction, p. 1-14, et la troisième partie, « Les espaces de la peur », p. 244-425.

l’on fixe volontiers l’âge d’or de la sorcellerie. Sans véritables repères, il n’y a donc rien de surprenant à ce que cette « ère de la croyance » (opposée à celle de la raison) puisse se distendre à plaisir, rejoindre parfois le présent et recouvrir de son manteau fabuleux d’autres aires culturelles.

C’est à cet âge ténébreux que semble faire référence Louis-Vincent Thomas, dans la préface qu’il assure au livre de l’ethnologue Dominique Camus portant sur les pratiques actuelles de sorcellerie en Haute-Bretagne, lorsqu’il signale que l’auteur, pendant son enquête, « rencontra de bien curieux personnages, témoins du passé survivant et pourtant bien d’aujourd’hui, d’ici et pourtant de partout13 ». Précisant davantage les limites qu’il confère à ce jadis

survivant, le préfacier s’étonne, tout compte fait, que l’on puisse rencontrer de telles croyances ici et maintenant, c’est-à-dire dans les contrées civilisées et rationnelles que sont celles de nos sociétés occidentales :

Si la magie et la sorcellerie ont fait l’objet de magistrales études à propos des sociétés archaïques, celles d’hier en Europe moyenâgeuse, celle d’aujourd’hui notamment en Afrique noire, on ne pensait pas qu’elles puissent intéresser l’observateur des sociétés occidentales d’aujourd’hui14.

De ce passé immémorial, dont seuls quelques vestiges en ruines s’offriraient à l’analyse, la sorcellerie est le paradigme idéal : puisqu’on ne sait véritablement où et quand elle puise ses origines ni quelle est la nature exacte de son contenu, elle constitue un champ propice aux spéculations, aux emprunts et aux projections de toutes sortes. Car qu’est-ce, exactement, que la sorcellerie au temps des bûchers ? S’agit-il de croyances, de mythes ou de faits ? S’agit-il d’un

13 Dominique Camus, Pouvoirs sorciers. Enquête sur les pratiques actuelles de sorcellerie, Paris,

Imago, 1988, p. 7.

crime imaginaire, monté de toutes pièces par les élites occidentales en quête d’un bouc émissaire ? Ou serait-il possible de repérer, dans la masse énorme des documents anciens qui en parlent, des indices de l’existence d’un culte réel, ou à tout le moins d’un réseau cohérent de pratiques et de croyances partagées par les accusés, que la culture dominante voyait d’un mauvais œil et aurait cherché à exterminer ? Pour la fiction, qui ne s’encombre pas d’historicité, ces incertitudes représentent un matériau de choix permettant de décliner, sur plusieurs modes, les thèmes de l’obscur, de l’étrange, de l’inexpliqué et du secret. Mais pour les sciences humaines, qui entendent recomposer et comprendre un passé, les choses se corsent.

Sans entrer plus de l’avant dans le débat, toujours vif, entourant l’utilisation des appellations « Moyen Âge », « Renaissance » et « Âge de la Raison », il faut bien reconnaître que le modèle du progrès, selon lequel l’homme aurait été peu à peu illuminé par une rationalité dont il ne serait entré en pleine possession qu’après des siècles de terreurs religieuses, d’émerveillement devant les forces de la nature et d’échecs pour en fournir l’explication, ressurgit presque inévitablement dès qu’il est question de magie et de sorcellerie. Dans un article consacré aux usages complexes de ces deux notions, Karen Jolly exprimait en ces termes le malaise des chercheurs placés devant un objet défini à l’avance :

The European-encoded ideas of magic as demonic, evil and fearful, as medieval or backward, as unscientific, irrational or uncivilized, as something « other » are hard to exorcize. These notions of magic pervade the way we think as moderns and are ingrained in modern scholarship on the Middle Ages15.

15 Karen Jolly, « Medieval Magic : Definitions, Beliefs, Practices », dans Bengt Ankarloo et

Stuart Clark (dir.), Witchcraft and Magic in Europe. The Middle Ages, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2001, p. 8-9.

Bien que récusée par la critique contemporaine, la fracture radicale que sous-tend cette lecture finaliste – celle entre un hier barbare et obscurantiste et un aujourd’hui civilisé et rationnel – reste un écueil majeur pour qui s’attèle à enquêter sur la sorcellerie et ses discours. Ainsi les médiévistes doivent-ils sans cesse réitérer les mises au point concernant le fait que la grande chasse aux sorcières, telle que nous l’imaginons, n’a pas eu lieu au Moyen Âge, tandis que les spécialistes des XVIe et XVIIe siècles font face à l’absence même du sujet sur le tableau traditionnellement établi de leur période d’élection.

Pourtant, de nombreux travaux d’histoire et d’histoire littéraire ont étudié avec précision les changements profonds qui s’opèrent à la charnière de la Renaissance et de l’Âge classique. Tant sur le plan des idées, des arts et des savoirs que sur celui des conflits et des découvertes, tous s’accordent à dire qu’il s’agit là d’une période riche en paradoxes et en emportements. Or, si la plupart des ouvrages de référence dissertent volontiers sur les affres des guerres de religions, les campagnes contre les hérétiques et le durcissement des institutions politiques et ecclésiales qu’elles ont favorisé, peu s’aventurent à inscrire pleinement la répression des sorciers parmi les événements marquants de cette période ou même à mentionner l’abondante littérature démonologique produite à cette occasion. Tout au plus signale-t-on, dans les portraits consacrés à l’œuvre de Jean Bodin, qu’il est également l’auteur de la Démonomanie des sorciers, parue en 1580. Mais cette étude approfondie sur la magie et la sorcellerie, bien qu’elle soit rapidement devenue l’un des livres les plus célèbres de Bodin et les plus largement distribués parmi tous les traités démonologiques de son époque,

est habituellement mise à part du reste de son œuvre, à la manière d’une anomalie inquiétante qui déshonore la pensée de ce grand esprit, autrement pleine de sagesse et de modération16.

La persistance de ce curieux blanc épistémologique nous semble en fait répondre à un autre problème, celui de la frontière entre l’histoire de la pensée et l’histoire de l’imaginaire. Car on peut bien admettre que les penseurs d’hier ne concevaient ni ne se représentaient le monde de la même manière que nous, mais la gêne qui surgit irrémédiablement lorsqu’il est question d’appliquer cette réflexion à la chasse aux sorcières témoigne d’un seuil critique : comment des gens dotés de raison ont-ils bien pu croire à tout cela ? Dans quelle catégorie doit-on ranger leurs arguments ? Cette troublante énigme sur notre passé, c’est à Lucien Febvre que nous devons de l’avoir clairement posée. Dans un court essai publié en 1948 et dont le titre, « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale ? », reprenait justement les termes du débat, il écrivait :

Comment expliquer que les hommes les plus intelligents, les plus cultivés, les plus intègres d’une époque […] – comment expliquer qu’un Bodin, ce grand Jean Bodin, un des vigoureux esprits de son temps […], ce soit lui, le même, qui en 1580 ait publié l’un des livres les plus attristants de son époque : ce Traité de la démonomanie des sorciers dont on ne compte plus le nombre d’éditions ? […]. Et quand nous avons dit :

16 C’est le constat, notamment, de Pierre Mesnard, de Maxime Préaud et de Nicole Jacques-

Lefèvre qui ont étudié, selon des approches différentes, la cohérence de cet ouvrage avec l’ensemble de l’œuvre de Jean Bodin. Voir Pierre Mesnard, « La Démonomanie de Jean Bodin », dans L’opera e il pensiero di Giovanni Pico della Mirandola nella storia dell’Umanesimo, t. II, Florence, Nella sede dell’Istituto, 1965, p. 333-356 ; Maxime Préaud, « La Démonomanie des

sorciers, fille de la République », dans Jean Bodin : actes du colloque interdisciplinaire d’Angers (24-27 mai 1984), t. II, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1985, p. 419-425 et Nicole

Jacques-Lefèvre, « La Démonomanie des sorciers : une lecture philosophique et politique de la sorcellerie », dans Yves Charles Zarka (dir.), Jean Bodin. Nature, histoire, droit et politique, Paris, PUF, 1996, p. 43-70.

« crédulité, superstitions, manque de sens critique », nous sommes bien avancés17 ?

L’historien appelait de tous ses vœux une approche de la question qui transcenderait l’explication qui avait cours jusqu’alors et selon laquelle l’Europe tout entière avait pour un temps basculé dans une sorte de folie persécutrice jusqu’à ce que les lumières de la raison et de l’évolution scientifique ne viennent l’en extirper : « Ce grand divorce des hommes et de leur science… Non, il ne suffit pas de hausser les épaules. De nous targuer de notre prétendue supériorité. Il y a des explications à fournir18 ». Invitant les historiens à s’intéresser aux

révolutions silencieuses, celles qui se produisent dans les mentalités et l’intimité des consciences religieuses, Lucien Febvre soulignait que plusieurs d’entre elles (et non une seule brusque fracture) avaient certainement dû s’opérer pour qu’entre les savants de la fin du XVIe siècle et ceux du XXe siècle, le changement de perspective sur le diable et la sorcellerie soit à ce point radical. Or, ces révolutions, que d’ordinaire on dit celles de la vérité cartésienne, semblent d’abord s’être déroulées dans le langage, dans les manières d’écrire la sorcellerie et son histoire.

Si la raison souveraine n’est pas descendue sur les hommes, telle une grâce, à l’arrivée des Lumières, il est vrai cependant que le passage au XVIIIe siècle marque, pour la France, un tournant décisif. Dans le cas précis de la répression des sorciers, il correspond historiquement à la fin des procès,

17 Lucien Febvre, « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale ? », dans Au cœur religieux du XVIe

siècle, Paris, Sepven, 1957, p. 305-306. Cet article a d’abord été publié dans les Annales d’histoire sociale, vol. III, 1948.

officialisée par la publication de l’édit de Colbert, en 168219. Soulignons

toutefois que cette ordonnance, intitulée « Édit du roi pour la punition de différents crimes qui sont devins, magiciens, sorciers, empoisonneurs », ne réduit pas à néant l’idée même de sorcellerie, comme nous sommes souvent portés à le croire ; elle fixe seulement son changement de statut en la réduisant au simple délit d’escroquerie. Le texte de cette déclaration présente en effet les sorciers comme des charlatans et, tout en condamnant une série de pratiques reliées à la « prétendue magie », qualifie ceux qui admettent sa réalité d’« ignorants et [de]

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