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Chapitre 5 : Discussion

5.3 Troisième hypothèse : poids différent selon le sexe

5.3.2 Éducation : genre et ruralité

Afin d’aborder la question de l'influence du secteur de résidence sur les aspirations scolaires des garçons et des filles séparément, tout en évitant de tomber dans le piège du discours « masculiniste » – « véhiculé par une presse complaisante et des animateurs radio populistes » (Tondreau, 2014, p. 170), mais aussi présent sous une forme « plus élaborée avec des écrits d’universitaires qui, sous le couvert de scientificité, reprennent les thèmes du discours masculiniste sur le décrochage scolaire des garçons » (Tondreau, 2014, p. 171) – j’ai décidé de regarder du côté des recherches féministes sur l’éducation en milieu rural. Notons qu’il y en a très peu.

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Pour Barbara Pini, Relebohile Moletsane et Martin Mills (2014), de nombreuses raisons peuvent expliquer le peu d’attention portée à l’étude des espaces et des lieux ruraux par les féministes en éducation, notamment la présence de stéréotype sur les filles et les femmes résidentes dans ces milieux :

One factor that may explain the neglect of the rural by feminist educators is that we have been influenced by stereotypes of rural women and girls as traditional, insular and reactionary, and thus not productive or constructive subjects for feminist inquiry. Just as disability and old age may have been written out of feminist scripts as they sit uneasily with narratives celebrating female power, competence and strength (Fine and Asch 1988; Thomas 2006), rurality may also have been sidelined as denoting conservatism and conformism rather than feminist notions of change and freedom. (Pini et al., 2014)

Un autre facteur pouvant expliquer l’omission de la ruralité comme sujet d’analyse dans les recherches féministes en éducation est peut-être le fait que la ruralité en elle-même est considérée comme hors propos :

It may be that the rural itself is considered largely irrelevant, little more than a pre-modern backwater increasingly peripheral and inconsequential to the urbanised cosmopolitan twenty- first century world. Furthermore, in the performative and entrepreneurial university, we may resist wanting to associate ourselves with a sphere that seems far from cutting-edge. In this regard, one of us (Barbara) has been counselled on a number of occasions that, as a discipline, rural studies is “dead” and advised to “mainstream” her research to render herself more “marketable”. (Pini et al., 2014, p. 453)

Cette perception risque de s’amplifier, selon Pini, Moletsane et Mills, puisqu’à l’échelle mondiale la population urbaine surpasse maintenant en nombre la population rurale.

En outre, à partir d’une perspective académique typiquement urbaine, la différence que fait la ruralité peut-être tout simplement impossible à voir ou à comprendre :

Some of us may have grown up in rural locations, but that may be so far removed from our current life that it no longer resonates with who we are. Perhaps we are keen to leave this identity behind given its often negative connotations. Others may work in rural locales as feminist educators but, to date, their voices have not been heard as "outsiders within" (Hill Collins 1986), that is, as women and men in the academy, whose biographies have been differently shaped by factors such as class, race and sexuality, and who, accordingly, ask new questions and initiate new fields of inquiry in feminist research (Mintz and Rothblum 1998; Hatton 1999; Hey 2003; Carter-Black 2008). (Pini et al., 2014, p. 453-454).

En raison de la complexité de la recherche au-delà de l’urbain, peu de recherches ont examiné les intersections entre le genre et la ruralité. En outre, de telles recherches sont susceptibles d’entraîner des défis que l’on ne retrouve pas – ou, du moins, qui peuvent être plus facilement négligés ou ignorés – dans les zones urbaines, par exemple, la question des peuples autochtones. Il y a aussi, bien sûr, des raisons pratiques, en coût et en temps, pour lesquelles le terrain en milieu urbain est plus accessible. Finalement, l’attention féministe limitée à la question de l’éducation en milieu rural s’explique peut-être également par l’absence d’un

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foyer disciplinaire unique pour les études sur celle-ci et un manque de dialogue entre les féministes ayant un intérêt de recherche sur cette question; « with different scholarly communities, publishing in different outlets and engaging different literatures » (Pini et al., 2014). En bref, pour toutes sortes de raisons, les études du genre en éducation ont été largement axées sur l’urbain. L’urbain est pensé comme étant LA catégorie de référence : « As with other hegemonic social locations, urbanity is privileged by its normativity; it is a category that is often unmarked and unscrutinised » (Pini et al., 2014, p. 454). Ainsi, les résultats obtenus en milieu urbain sont universalisés sans que l’on ne s’interroge à savoir si ceux-ci sont également valables en milieu rural.

Il existe tout de même quelques recherches féministes sur l’éducation en milieu rural. Trois m’apparaissent particulièrement intéressantes pour mon propos. Elles permettent d’approfondir la réflexion sur les raisons pouvant « expliquer » pourquoi « l’effet région » joue davantage sur les aspirations scolaires des garçons que sur celles des filles.

D'abord, Kate Cairns (2014) a réalisé dans une communauté rurale ontarienne une recherche ethnographique auprès d’élèves de 7e et 8e années afin d’examiner l’intersection entre le genre et la place dans l’avenir

imaginé par ceux-ci; « to construct futures that satisfy competing attachments to place and mobility, as they intertwine with gendered and classed visions of "success" ». Elle arrive à la conclusion que les garçons ont tendance à envisager des avenirs typiquement masculins et qui vont de pair avec leurs identités rurales, mais que de nombreuses filles construisent un récit de leur futur qui est ambivalent : « idealising urban femininities yet insisting they will continue living in the country » (Cairns, 2014, p. 478). S’imaginant, par exemple, actrices ou créatrices de mode, les jeunes filles rencontrées voient leur avenir marqué par un style de vie étroitement associé à la vie urbaine. L’une des jeunes filles s’imagine marchant sur le trottoir en talons hauts, avec un café à la main et un sac élégant sur l’épaule : « In a context where cafes and sidewalks are as close as the nearest city, this vision is decidedly urban » (Cairns, 2014, p. 482). Or, presque toutes insistent sur le fait qu’elles veulent construire leur futur dans la communauté ou, du moins, à proximité de celle-ci : « These contradictory future narratives highlight the girls’ ambivalent relationship to their rural environment; although they are attached to the rural idyll, it is not capable of satisfying all of their fantasies » (Cairns, 2014, p. 483). Elles ont un attachement au paysage et à la communauté ainsi qu’à la notion de sécurité qui y est reliée : « In Amanda’s words, "it’s nice, friendly, and everybody knows everybody" » (Cairns, 2014, p. 484). En bref, si les filles rêvent d’un mode de vie cosmopolite, leur avenir imaginé n’est toutefois pas caractérisé par un désir d’évasion. Au contraire, la ruralité est au cœur de leur identité et elles ne s'imaginent pas vivre ailleurs qu'en campagne. En fait, leur identité rurale entre en conflit avec leur vision genrée d’un avenir réussi : un futur axé sur la mobilité.

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Les garçons rencontrés envisagent pour leur part une carrière de policier, d’ambulancier, de mécanicien, de pêcheur, d’agriculteur, de chauffeur de camion ou d’agent de service correctionnels : « these futures build upon the rural masculinities cultivated in their youth. Many ofthese occupations emphasise characteristics of physical strength and outdoor activity that are traditionally associated with rural masculinity » (Cairns, 2014, p. 483). Un avenir dans les forces de l’ordre est un choix particulièrement populaire. Cela pourrait s’expliquer, selon Cairns, par la présence de services correctionnels dans la ville la plus proche et par le fait que les garçons associent les emplois dans les forces de l’ordre à l’utilisation d’armes à feu : « While identities forged through hunting and fishing do not translate directly into employment, the skills and experience at the core of these rural masculinities do appear to open up futures in typically masculine occupations that are visible within the local economy » (Cairns, 2014, p. 483). Bref, les garçons rencontrés, contrairement aux filles, auraient accès à un avenir imaginé en continuité avec leurs identités actuelles basées sur leur genre et leur lieu de résidence.

Ensuite, Nola Alloway et Pam Gilbert (2004) ont réalisé une enquête par questionnaire auprès de 510 élèves de 12e années en Australie et ont aussi interviewé des conseillers d’orientation afin de répondre à une

inquiétude généralisée concernant la baisse des taux d’inscription des hommes dans leur université régionale. Le questionnaire comprenait deux sections. La première comportait six questions permettant de récolter des données quantitatives sur les futurs plans de l’élève et les facteurs pouvant influencer ses plans. La deuxième section était composée des trois questions suivantes :

In our study, we are interested in finding ways to encourage more Northern Queensland boys to go to university, because in this geographical region in particular, fewer males than females attend university. Why do you think that fewer boys than girls go on to university?

How do you think we could encourage more boys to choose to go to university?

Is there anything else you could tell us about how boys make the decisions they do about university study? (Alloway et Gilbert, 2004, p. 102)

Les élèves étaient invités à répondre aux trois questions en fournissant de brèves réponses écrites.

Les réponses obtenues furent remarquablement similaires : « The narrative logic and the constructions of gender that the 510 students drew upon – both through their box-ticking activities and the open-ended comments they supplied – were often remarkably similar in their visions of life for men and women both at school and beyond school » (Alloway et Gilbert, 2004, p. 102). L’idée que les « vrais hommes » n’étudient pas, qu’ils travaillent, et l’idée que les hommes veulent du concret plutôt que de la théorie et de l’académique sont les deux éléments principaux qui sont ressortis à propos de la participation des hommes à l’enseignement supérieur. Premièrement, le parcours universitaire n’est pas pour les « vrais » hommes. Les « vrais hommes »

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travaillent et sont économiquement et socialement indépendants vis-à-vis de leurs parents et cela le plus tôt possible. Ils ne veulent pas s’enfermer dans des années supplémentaires d’école. Ils n’aiment déjà pas l’école. Notons que seulement 60 % des répondants et 52 % des répondantes ont indiqué avoir un membre de leur famille ayant fréquenté l’université : « We could assume that discourses about higher education and about university life were not easily accessible to many of these students to challenge the perceptions they might carry about the economic value of university degrees for their long-term futures » (Alloway et Gilbert, 2004, p. 105). Ensuite, les discours sur la masculinité et sur la ruralité s’entrelacent : « Discourses of masculinity and rurality intertwined in this story to produce readings of postschooling futures for young men in Northern Queensland that located them outside a life of the mind, of theory and of ideas, and into the physical space of the body » (Alloway et Gilbert, 2004, p. 105). Les garçons souhaitent un travail qui nécessite des capacités manuelles et qui implique d'être à l’extérieur. Selon les répondants, cette préférence se justifie par le plaisir qu’auraient les garçons à pratiquer des activités physiques, mais aussi parce que l’obtention d’un diplôme universitaire serait considérée comme un avantage incertain en matière d’emploi. En bref, les jeunes hommes ont le désir d’être identifiés comme de « vrais hommes » ayant de « vrais emplois » au sein de leur communauté. Finalement, si l’enquête a permis de mieux comprendre le rejet du parcours universitaire par un bon nombre de jeunes garçons, elle a aussi offert des pistes de réflexion sur le parcours des filles :

Many of the girls in our survey considered that a university pathway was often the only postschooling option they had, in terms of preparing themselves for employment, and for some girls moving away to study at a university offered a means of escape from attitudes and values towards women in the relatively patriarchal and ‘macho’ rural communities they lived in. (Alloway et Gilbert, 2004, p. 106)

De nombreuses répondantes ont fourni un récit personnel témoignant de leur exclusion des possibilités de travail et de carrières dans leur communauté. Il semblerait que les filles ont une vision réaliste du marché de l’emploi et de la culture qui y règne. Par exemple, elles savent qu’elles ne vont probablement pas hériter de la ferme ou de l’entreprise familiale. Pour certaines filles, le fait d’aller à l’université serait une façon de sortir de sa communauté et de sa famille patriarcales et conservatrices. Elles ont le désir de se faire une vie en dehors de ces contextes.

Finalement, les travaux de Michael Corbett (2007a) peuvent aussi nous être utiles. Il s’est intéressé notamment à l’exode migratoire des femmes d’une localité côtière du Canada atlantique, une communauté de dix villages intimement liés à l’industrie de la pêche. Corbett (2007a, p. 441) propose une remise en question de l’idée qu’en éducation les filles vont bien comparativement aux garçons : « While the dismal academic performance of boys in both rural and urban places receives media and policy attention, I suggest that structural factors like gender may matter a great deal more than schooling in terms of life outcomes. The girls may be all right in school, but the point may be purely "academic". » Les jeunes ont recours à l’éducation pour

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partir. Selon la perception locale, l’éducation est nécessaire pour se faire une vie et pour avoir un travail ailleurs : « Schooling continues to be defined in large measure as women’s work and an engagement suited to those whose aspirations extend beyond the boundaries of the locale where formal educational credentials appear to have limited labour market value » (Corbett, 2007a, p. 438). Ceux qui restent « apprennent » que la scolarité formelle à une valeur limitée dans la communauté, particulièrement pour les hommes :

Women "do well" in school and acquire many more of virtually every kind of educational credential, and yet their incomes remain significantly below those of their male counterparts who have comparatively little formal education. From a "practical" point of view, this negative relationship between education and income demonstrates support for the local (male) knowledge, which argues that, "you didn’t need a good education to be successful if you stayed on Digby Neck". (Corbett, 2007a, p. 438)

Dans son livre Learning to Leave : The Irony of Schooling in a Coastal Community, Corbett (2007b) présente l’exode migratoire des femmes comme étant une forme de résistance face au peu d’opportunités qu’elles ont dans la communauté. Certaines désirent quitter, même si elles ont un attachement fort à l’endroit, car elles ont également conscience de la place des femmes dans la communauté :

Most migrant women understood that choosing to say on the Neck would mean living in a space that is dominated by men and in which mean receive economic and social privilege. Women’s out-migration was a form of resistance to the gender stratified opportunity structure in which they saw their mothers and some peers "trapped". (Corbett, 2007b, p. 261)

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En somme, même s’il y a un manque dans la littérature scientifique, quelques recherches abordent la question du genre, de la ruralité et de l’éducation ou des projets d’avenir. Celles-ci offrent des pistes d’explication intéressantes pour comprendre mes résultats de recherche. De l’étude de Kate Cairns (2014) se dégage l’idée voulant que les garçons des communautés rurales, contrairement aux filles, ont accès à un avenir imaginé en continuité avec leurs identités actuelles basées sur leur genre et leur lieu de résidence. La recherche de Nola Alloway et Pam Gilbert (2004) permet pour sa part de mieux comprendre le discours de rejet du parcours universitaire par un bon nombre de jeunes garçons. Finalement, selon les travaux de Michael Corbett (2007a, 2007b) sur l’exode migratoire dans une localité côtière du Canada atlantique, la décision de quitter la communauté est une forme de résistance pour les femmes dans un espace dominé par les hommes. Les études sont le « ticket » nécessaire pour partir.

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5.4 Exemple de la région de la Gaspésie et des Îles-de-la-