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3.3 Étude de cas : déblais et remblais

4.1.6 Économie et médecine

Terminons ce panorama par les thèmes plus contemporains que sont l’écono- mie et la médecine. Là aussi, on a utilisé des nomogrammes jusqu’à l’avénement des calculateurs modernes. Concernant l’économie, ce sont les banques et les as- surances qui exploitent le plus souvent ce type de calcul. Dans un livret au titre

évocateur : « Les graphiques du patron donnant une solution immédiate appro- chée de tous les problèmes de Banque, Intérêts, Escompte, Prix de vente, Place- ments », J. Mounier, dans son avant-propos, s’exprime ainsi en 192090:

«" Don’t be an adding machine. . . Buy one ", suggérait un fabricant amé- ricain : ne soyez pas une machine a calculer. . ., achetez-en une.

Certes, le principe est bon qui est d’éviter au cerveau les besognes inutile- ment surmenantes pour réserver toute son activité aux travaux de première importance.

Malheureusement, la machine à calculer, si ingénieusement offerte, reste un instrument coûteux qui n’a guère sa place que dans les grandes maisons et pour les calculs faits en série.

Examinons donc les autres procédés de calcul rapide.

Les tables de logarithmes, la règle a calcul sont indispensables aux indus- triels ; mais les commerçants n’en font guère usage, car une certaine pra- tique est indispensable pour opérer rapidement.

Viennent ensuite les tables de calculs tout faits, les tables d’intérêts, tables de prix de vente, barèmes construits pour les besoins particuliers d’une maison. . . Souvent très précieuses aux employés, elles présentent l’inconvé- nient, outre celui de leur rédaction fort longue, d’être, de par leur nature même, toujours incomplètes [. . .]

Quels sont, en matière de calcul, les besoins des patrons ?

Vérifier rapidement un compte, se faire une idée approximative du résultat d’une opération, prévoir le rendement d’une affaire. Autrement dit, et pour nous résumer, les desiderata sont : rapidité, minimum de chances d’erreur, précision approchée seulement, application de l’esprit la plus faible pos- sible. [. . .]

Savoir bien calculer mentalement est une qualité reconnue essentielle pour faire un bon patron, qualité qui n’est pas donnée à tous et qui ne s’acquiert qu’au prix de nombreux exercices.

Or, pendant cette guerre, nombre de militaires, les artilleurs notamment, eurent à effectuer, pendant de longues heures consécutives, des calculs as- sez minutieux, rapidement, avec une exactitude constante, et cela dans des situations souvent critiques. [. . .]

Les artilleurs ont résolu Ie problème par la confection de graphiques et nous

90. J. Mounier (1920a). Les graphiques du patron donnant une solution immédiate approchée de tous les problèmes de Banque, Intérêts, Escompte, Prix de vente, Placements.

4.1. Domaines d’utilisation 161 n’avons fait que les imiter.

Ces graphiques ne sont que des constructions géométriques toutes faites. [. . .]

L’emploi des graphiques est assez simple pour n’exiger aucun raisonnement et n’entraine par suite aucune fatigue cérébrale.

De plus, tous les graphiques sont à double entrée au moins, ce qui multiplie le nombre des opérations qu’ils permettent.

On ne prétend pas supprimer le travail des employés, obtenir les résultats au centime prés, mais seulement faciliter la tache des chefs de maison en leur fournissant, sans fatigue, une première approximation de ces résul- tats. »

Pour ce domaine, que l’on a dit un peu plus tardif, l’actuaire de la Nationale A. Quiquet se démarque par sa précocité en choisissant de représenter, dès 1893, des abaques pour les assurances. Il existe trois types d’assurances : l’assurance en cas de décès qui est une assurance du type prévoyance ; l’assurance en cas de vie une assurance de type épargne, et l’assurance mixte un savant mélange des deux assurances sus-citées. En 1897, Quiquet montre une évolution intéressante d’un abaque dans ce domaine : une problématique de l’époque notamment est de transformer un contrat mixte en contrat en cas de décès, et son objectif est de construire un abaque permettant de déterminer l’âge (appelé âge C.D.) au- quel un assuré en cas de décès payerait la même prime qu’un assuré mixte. Ce qui est intéressant dans son approche, c’est qu’il ne se contente pas d’un unique abaque, mais qu’il propose deux évolutions à un abaque classique : l’un grâce à l’anamorphose de Lalanne, et l’autre grâce aux points alignés de d’Ocagne91. Pour reprendre son cheminement, le premier abaque construit (voir figure de gauche 4.30) est composé d’un repère rectangulaire régulier avec en abscisse l’âge actuel de l’assuré et en ordonnée l’âge C.D. correspondant. Le troisième réseau de courbes, oblique, correspond au nombre de primes annuelles encore à payer. Ces réseaux suivent des taux qui diffèrent en fonction des trimestres, il est donc constitué de lignes polygonales. L’inconvénient de cet abaque semble sur- tout résider dans sa construction, puisqu’il faut placer un à un les sommets de chacune des lignes polygonales correspondant aux primes. Fort de cette constata- tion, Quiquet entreprend des modifications dans son abaque suivant deux pistes : premièrement, il n’utilise plus l’âge actuel et le nombre de primes encore dues,

91. A. Quiquet (1897a). « Sur trois modes de réduction graphique des assurances mixtes aux assurances en cas de décès ».Bulletin de l’Institut des actuaires français. 29.

Figure 4.30– Évolution de l’abaque de Quiquet pour les assurances mixtes et décès (1897). Source : ENPC

mais l’âge actuel et l’âge de fin de contrat qui a l’avantage de rester inchangé. Deuxièmement, il transforme l’échelle régulière des abscisses en une échelle ana- morphique selon la méthode de Lalanne, en disposant en abscisse l’âge au terme du contrat et en laissant l’âge C.D. en ordonnée. Cela lui permet d’obtenir, pour l’âge actuel, un réseau de droites parallèles dont chaque droite est tracée tout simplement grâce à deux valeurs au lieu de multiples valeurs pour la ligne po- lygonale (figure de droite 4.30). Enfin, il explicite un troisième abaque qu’il a demandé à d’Ocagne de construire selon sa méthode : les cordonnées rectangu- laires représentant l’âge à échéance du contrat et l’âge C.D. correspondant sont alors remplacées par deux échelles dont les supports sont deux droites parallèles. Le réseau tout entier de droites obliques pour l’âge actuel est remplacé par une seule ligne polygonale (voir fig. 4.31). Quiquet explique92: « L’abaque atteint les

4.1. Domaines d’utilisation 163

Figure 4.31– Évolution de l’abaque de Quiquet pour les assurances créé par d’Ocagne (1897)

limites de la sobriété extrême : il se réduit à trois lignes. Son emploi y gagne en clarté. » Le seul inconvénient qui pourrait être envisagé selon Quiquet est alors la déformation du papier qui fausserait le résultat.

Toujours en économie, l’une des notions des plus récentes ayant utilisé les nomogrammes d’une manière simple et élégante est celle du calcul des intérêts, qu’ils soient simples ou composés. Quoi de plus facile, à notre époque, que de calculer un pourcentage ou un intérêt grâce aux instruments de calcul modernes. Toutefois, la simplicité de la formule implique aussi la simplicité de la construc- tion des nomogrammes et de leur utilisation. En 1909, suite à la lecture des ou- vrages de Soreau, puis de d’Ocagne sur la nomographie, le mathématicien belge

Maurice Kraïtchik93choisit ce thème pour sa thèse de doctorat. À partir de 1913, il se lance dans la création d’abaques pour les calculs financiers, et en particulier, il invente leTokomètre94Kraïtchik (voir fig. 4.32) : un instrument destiné au calcul

du prix d’une obligation d’après le taux d’estimation choisi, ou le taux de capitali- sation d’après le prix coté. Il est composé d’un abaque déposé sur une planche de bois et d’une échelle mobile maintenue à l’aide de deux vis mobiles, munie d’un curseur, lui aussi mobile95. En 1915, il entre au service de laSociété Financière de

Figure 4.32– Tokometre Kraïtchik (1914). Source : Auction team Breker

Transports et d’Entreprises Industrielles pour laquelle il réalise plusieurs abaques,

puis il édite une brochure96relatant les principes de cette méthode en 1918 afin

de lever les méfiances de son entreprise face à une méthode peu connue. Il fait parvenir sa brochure à d’Ocagne qui ne manque pas de lui soumettre quelques observations, notamment sur le manque de citations à son égard97.

93. Maurice Kraïtchik (1882-1957) : mathématicien et vulgarisateur scientifique belge d’origine russe.

94. Tokomètre vient du du grectokos : intérêt et metron : mesure 95. Maurice Kraïtchik (1914). « Le tokomètre Kraïtchik ».

96. Maurice Kraïtchik (1918). « Sur quelques applications de la nomographie ».

97. Maurice Kraïtchik (29 mai 1917).Sur quelques applications de la nomographie, modifications demandées par d’Ocagne. Deux lettres.

4.1. Domaines d’utilisation 165 En 1920, Kraïtchik et Mounier proposent chacun un recueil de tables pour la finance : lesTables graphiques financières pour Kraïtchik98etLes graphiques du pa-

tron99 pour Mounier. Les abaques sont directement exploitables, aucun élément

d’explication de leur construction n’est donné, le principe n’étant pas là, mais ils bénéficient d’un mode d’emploi succinct ainsi que des exemples d’emploi. Les applications de ces deux recueils sont listées dans le tableau 4.1.

Les tables graphiques financières Les graphiques du patron

Maurice Kraïtchik J. Mounier

• Intérêt annuel d’un capital donné. • Intérêts ou Escompte, de 0 à 50 %. • Intérêt de 1.000 francs en n jours. • Intérêts 6 % pendant 0 à 90 jours.

• Intérêt simple. • Calcul du prix de vente en vue de réaliser • Intérêt composé. sur ce prix un bénéfice variant de 0 à 90 %. • Valeur actuelle de 100 francs exigibles dans • Intérêts de 0 à 10 % pendant 0 à 366 jours. n ans et valeur actuelle d’un certain nombre • Intérêts composés de 0 à 10 %.

de versements de 1 franc. • Annuités correspondant à des prêts d’une

• Le Tokomètre. durée de 4 à 75 ans.

• Placements

Tableau 4.1– Liste des abaques financiers de Kraïtchik et Mounier (1920)

Faisons une petite étude comparative de deux graphiques ordinaires représentant la même formule : celle qui permet de calculer un intérêt simple à taux donné. La figure 4.33 montre les deux premiers abaques des deux recueils. Les deux feuilles sont pourvues de la formule utilisée, puis du mode d’emploi, et enfin d’un exemple en plus de l’abaque proprement dit. Les formules utilisées ici sont bien évidemment les mêmes quoiqu’elles soient écrites de manières différentes :

I = at

1001 pour Kraïtchik et I = a.Γ pour Mounier où I est l’intérêt, a le capital,

t le taux en pourcentage et Γ le taux décimal. Les abaques sont tous les deux

à points alignés et à échelles rectilignes, le premier possède trois droites paral- lèles et l’échelle des intérêts se situe au milieu ; le second possède une droite oblique centrale, l’échelle du taux. Mais la plus grande différence provient cer- tainement des graduations des échelles : celles de Kraïtchek sont logarithmiques et, pour deux d’entre elles, doublement cotées alors que celles de Mounier sont, pour deux d’entre elles, régulières et simplement cotées. Enfin, l’amplitude des échelles n’est pas la même : pour Kraïtchik, elles sont « standardisées » jusqu’à

98. Maurice Kraïtchik (1920a). « Les tables graphiques financières ». 99. Mounier 1920a.

Figure 4.33– Abaques du taux d’intérêt de Kraïtchik et Mounier (1920). Source : ENPC

100 afin de couvrir toutes les possibilités par une simple proportionnalité. Mou- nier, quant à lui, choisit des échelles « pratiques », le capital étant compris entre 0 et 10 000 francs, le taux de 0 % à 50 % comme l’indique le titre du graphique, et les intérêts, liés aux deux autres échelles, de 0 à 5 000 francs. Par conséquent, le second abaque peut être vu comme un cas particulier du premier : en effet, comme il est dit dans l’introduction, ces abaques sont idéaux pour un « Chef de maison de commerce » ou un « Directeur de banque », la lecture doit donc être simple et rapide et pour des valeurs ne nécessitant pas de calcul mental supplé- mentaire si possible. Le premier est plus général, moins lisible de prime abord mais, à l’image d’une règle à calcul, il permet une plus grande latitude dans le choix des données initiales.

4.1. Domaines d’utilisation 167 des obligations mis en place par exemple par l’ingénieur P. Boisseau100 ou l’ac- tuaire suisse F. Kamber101.

Pour terminer, il y a dans les archives, à partir de l’année 1924, des nomo- grammes pour la médecine et plus particulièrement concernant la science physico- chimique. Le physiologiste américain Lawrence Henderson102, après avoir tâ- tonné, crée à l’aide de d’Ocagne un nomogramme mettant en lien les sept va- riables chimiques du sang (l’oxygène libre et total, l’acide carbonique libre et total, la concentration en hydrogène, le volume corpusculaire et le rapport de concentration)103. Dans un même ordre d’idée, certains nomogrammes repré-

sentent la constante d’Ambard : rapport mathématique liant l’urémie au débit de l’urée utilisé par les cliniciens de l’époque pour surveiller la fonction rénale. Cette formule demande d’extraire deux racines carrées imbriquées, et Potin, qui n’est ni biologiste ni médecin, utilise la technique de d’Ocagne pour créer un abaque pour cette contante en 1928104. Un assistant à l’hôpital Evengelismos d’Athènes : E. Brikas, écrit un article en grec traduit par « Sur quelques applica- tions de la nomographie aux calculs de la biochimie105» en 1935, travail inspiré par le fait qu’il fallait appliquer nombre de fois par jour des formules mathéma- tiques dont le calcul lui prenait un temps précieux. Il propose entre autres lui aussi un nomogramme pour la constante d’Ambard. Les formules utilisées pour les nomogrammes sont les suivantes

K = Ur s D × r C 25 (Potin) ; K = Ur s D ×70P × r C 25 (Brikas)

où Urest la concentration de l’urée dans le sang ; D le débit de l’urée en 24 heures ;

C la concentration de l’urée dans l’urine et P le poids du patient en kg. Ces for-

100. P. Boisseau (1925). « Nomogrammes donnant le taux d’intérêt réel des Bons et Obligations ». La technique moderne. 17, p. 409-410.

101. F. Kamber (1928a). « Le calcul du taux de rendement des obligations remboursables à une date déterminée ».Bulletin de l’Association des actuaires suisses. 23, p. 41-55.

102. Lawrence Henderson (1878-1942) : physiologiste, chimiste, biologiste, philosophe améri- cain.

103. Lawrence Henderson (1924a). « Blood as a psycochemical system ».The Journal of Biological Chemistry. 59, p. 379-431.

104. Louis Potin (1928a). « Calcul à vue de la constante d’Ambard ».Bulletin général de thérapeu- tique. 179, p. 158-160.

105. E. Brikas (1935b). « Sur quelques applications de la nomographie aux calculs de la biochi- mique ».Comptes rendus de l’Académie d’Athènes.

mules sont issues d’un long travail expérimental qui a conduit Léo Ambard106 à les établir empiriquement. La seconde introduit une variable supplémentaire qui est le poids ; la première considère un poids moyen de 70 kg.

Le nomogramme de Potin est classique : il est composé de quatre droites paral- lèles pour chacune des quatre variables, et d’une droite pivot. Brikas, quant à lui, possède une variable supplémentaire à inclure dans son nomogramme, ce qui implique une échelle en plus. Mais ce n’est pas le seul changement qu’il opère : il utilise en effet une formule annexe pour déterminer le débit de l’urée en 24 heures

D =24VC 1000

qui évite le calcul du débit en déterminant plutôt le volume horaire de l’urée, la concentration étant déjà présente dans la formule initiale. Son abaque (voir fig. 4.34)) est relativement original puisque qu’il comporte un simple alignement ainsi qu’un double alignement en équerre. La « clé » donnée sur le schéma à droite permet de comprendre l’utilisation de l’abaque : l’alignement de la concertation [C] avec le volume [V] donne un point sur l’échelle annexe [X] (I). Puis, l’ali- gnement de ce point avec le poids [P] donne un segment de droite (II). L’origi- nalité réside dans le fait que le dernier alignement se fait en traçant la droite perpendiculaire à (II) passant par la valeur de la concentration de l’urée dans le sang sur l’échelle [Ur]. Cette droite donne la valeur de la constante d’Ambard sur

l’échelle [K].

4.2 Étude de cas : le nomogramme, un artefact en pleine

mutation pendant la Première Guerre mondiale

Nous avons déjà mentionné l’utilisation des nomogrammes pour la balistique en général dans la section précédente. Dans cette étude de cas, nous allons nous intéresser plus particulièrement à la période de la Grande Guerre et à l’apport du bureau nomographique.

Pour cela, nous allons commencer par rappeler le contexte dans lequel on se situe, ainsi que les questions soulevées par la préparation aux tirs. En effet, en l’absence d’instruments de calcul pratiques et fiables, la détermination de la trajectoire et de la portée des armes de tir (principalement des canons de 75 et de 155) reste

106. Léon Josephe Ambard, dit Léo Ambard (1876-1962) : médecin français spécialisé en néphro- logie.