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INTRODUCTION :

L’on pourrait figurer par le schéma suivant l’énonciation d’un procès sous la forme d’un verbe impératif isolé : P2 énoncé Pii P1 cadre interlocutoire monde

Dans cette figure, Pii représente un procès réalisé sous forme d’un verbe impératif isolé. Il s’inscrit immédiatement dans le plus petit cercle de la figure, qui représente l’énoncé. L’énoncé est produit par P1 (le locuteur) et destiné à P2 : dans le cas de l’impératif, le cadre de l’énonciation se confond avec l’espace interlocutoire, figuré par le carré. Au-delà de cet espace, nous avons également figuré le monde, définissable comme l’ensemble exhaustif des objets que la langue peut désigner. Il existe, entre le grand cercle et le plus petit, une homothétie qui figure le lien référentiel entre le monde et l’énoncé : tout objet du monde peut par définition être représenté dans l’énoncé. Les seuls arguments de la grille thématique du procès Pii que l’on peut a priori situer dans la figure indépendamment de la nature lexicale de ce procès sont les arguments pourvus du trait <+A>. L’agent du procès impératif en particulier est nécessairement animé ou, à la limite, rhétoriquement considéré comme tel327 : il correspond toujours, dans notre figure, à P2. Dans les occurrences qui nous occupent ici, cet agent ne connaît aucune réalisation contiguë au verbe dans l’énoncé même. De la même façon, tous les arguments animés du procès ne peuvent être représentés dans l’énoncé par un complément, direct ou non, puisque le verbe impératif est isolé. Du fait de leur caractère animé, et au même titre que l’agent du procès, ces arguments peuvent être situés a priori dans la figure, indépendamment de la nature lexicale de Pii, et en fonction de leur rang personnel : les arguments qui relèvent des rangs 1 et 2 pourront être figurés à l’intérieur du carré, mais hors du cercle de l’énoncé, ceux qui relèvent du rang 3 à l’intérieur du grand cercle, mais hors du carré.

Ce ne sont pas par conséquent les arguments animés328 implicites du procès Pii qui nous intéresseront ici329, mais au contraire tous les autres, dont la situation dans la figure ci-dessus n’est pas définie a priori, mais dépend au contraire de la nature lexicale du procès. Nous pourrons en effet, à partir de là, esquisser une échelle thématique du verbe impératif isolé, caractérisable par l’autonomisation progressive du verbe impératif isolé par rapport à l’énoncé, puis au cadre interlocutoire. Certains procès, ceux en particulier qui expriment la production ou la réception d’un discours, sont généralement dépendants de l’énoncé contextuel lorsqu’ils apparaissent sous forme impérative isolée. Dans d’autres cas, l’argument du procès fait partie de la situation d’interlocution, et dans d’autres enfin, au terme du processus d’autonomisation, l’argument est extérieur à la situation d’interlocution. Ces trois cas de figure déterminent trois types de relation procès/argument et permettent de reconnaître les trois principaux degrés de l’échelle thématique des verbes impératifs isolés.

327 Il est de toute façon considéré comme un interlocuteur, et doit ainsi, dans le cas où il correspondrait à un SN non animé en langue, faire l’objet d’une personnification préalable qui lui confère en discours le trait <+A>.

328 Nous devrons toutefois prendre en compte, pour établir l’un des seuils systématiques de notre échelle thématique des verbes impératifs isolés, l’un des caractères sémantiques de l’argument-agent, mais il s’agira précisément d’un caractère distinct de <+A>.

329 Nous nous donnerons ailleurs, dans notre partie de syntaxe, l’occasion d’étudier plus précisément ce qu’ajoute à la signification du procès impératif la réalisation formelle en clitiques de ces arguments.

1.1 IMPÉRATIFS ISOLÉS DES VERBES DE PRISE DE CONNAISSANCE ET DE

RÉCEPTION OU PRODUCTION D’UN DISCOURS.

L’impératif sache, rappelons-le, peut être considéré comme sémantiquement neutre, au sens où il n’apporte aucune information supplémentaire par rapport à l’énoncé sans sache. Or, dans certains tours d’ancien et de moyen français, la subordination n’est qu’implicite, et sache peut alors apparaître isolé :

Erec 602 Cest chevalier, je ne l’aim pas. / Saichiez, se je armes avoie, / L’esprevier li contrediroie. Renart 1449 Et se cel vostre anel avoie, Molt en seroit mellor ma voie. / Et sachez, se le me donez, / Bien vos sera gerredonez : / Redonrai vos de mes jouax / Tant que bien vaura cent aneax.

Dole 795 Amors l’a cuit d’une estencele / de cel biau non mout pres del cuer ; / or li seront, sachiez, d’un fuer / totes les autres por cesti.

Nous tenons là une illustration assez claire de la possibilité de dépendance sémantique maximale de l’impératif isolé par rapport à l’énoncé proche. Cette dépendance, sans marque syntaxique explicite, tient naturellement au contenu processuel propre à sache, verbe de prise de connaissance. Elle est ici étroite, puisque sache apparaît comme un signe qui annonce ou fait écho à une prédication immédiatement contigüe. Ce verbe impératif isolé sache ne peut d’ailleurs pas apparaître, en ancien ou moyen français, sans que soit aussitôt développé, dans le contexte proche, le contenu de savoir que le locuteur entend

manifester. Nous n’avons pas rencontré d’occurrence impérative isolée du même verbe aux XVe

ou XVIe siècles. En revanche, l’occurrence suivante, tirée de notre terminus ad quem, nous paraît tout à fait intéressante :

Mélite 259, Cloris : J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse / Ton crime officieux porteroit son excuse : / Mais n’importe, sçachons.

Du fait de son sémantisme lexical, le verbe impératif isolé reste toujours dépendant de l’énoncé contextuel, mais cet énoncé, censé gloser le contenu de ce qu’il y a à savoir, n’est plus immédiatement contigu. Le verbe impératif est donc engagé dans une dépendance large par rapport à l’énoncé. Corneille, par ce tour syncopé assez inattendu, et à valeur probablement stylistique, fait donc progresser en quelque façon sachons dans le sens d’une autonomie sémantique limitée. C’est le sémantisme même du procès sache qui maintient l’emploi isolé dans la dépendance, et impose des limites objectives à son autonomie sémantique. Dans tous ces exemples, l’argument effacé du verbe impératif isolé sache pourrait se gloser par un indéfini très ouvert : sache quelque chose330. La prédication contextuelle qui explicite le contenu de

savoir n’est donc pas, à proprement parler, l’argument du verbe impératif sache, mais sa présence, nécessairement liée au contenu lexical de sache, est également corrélée à un ensemble de contraintes sémantiques qui pèsent sur le rapport procès/argument331. C’est pourquoi nous rassemblons ici, en une première série sémantique, ce verbe impératif isolé sache, qui signifie l’appropriation d’un contenu de savoir, et les verbes de production/réception de discours, sémantiquement proches, et qui partagent le même genre de propriétés de dépendance par rapport à l’énoncé contextuel.

Au XVIIesiècle, nous relevons ainsi un autre verbe impératif isolé susceptible d’être rapproché de

sache :

Les Plaideurs Acte I, scène VII, Chicanneau à la comtesse : « Je m’en rapporte à vous. Ecoutez, s’il vous plaist. » La comtesse : « Il faut que vous sachiez, monsieur, la perfidie. »

Le Cid, 398, Rodrigue au comte : Parlons bas ; écoute. / Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu / La vaillance et l’honneur de son temps ? Le sais-tu ?

La répartie de la comtesse à Chicanneau dans la première occurrence illustre une différence caractéristique, au terme de notre diachronie, dans le traitement syntaxique des verbes écouter et savoir, alors que leur rapport sémantique à l’énoncé est très proche. En effet, Racine met spontanément l’impératif isolé du verbe écouter dans la bouche de Chicanneau, alors que l’impératif isolé du verbe savoir est devenu beaucoup moins pertinent en synchronie. Mais en choisissant de faire apparaître savoir sous la modalité de prédication dans la répartie de la comtesse, il exploite cette nuance d’acceptabilité propre à la synchronie et en tire un effet maximal de variation syntaxique, qui met en valeur le parallélisme sémantique des réparties. La transitivité thématique inhérente au procès écoute permet de parler, malgré les interruptions contingentes

330

Cette analyse, absente de la version originale de la thèse, doit beaucoup à Nathalie Fournier, qui nous a justement fait remarquer, lors de la soutenance, qu’on ne pouvait situer directement l’argument de ce type de verbes dans l’énoncé. Qu’elle soit ici remerciée encore une fois de ses critiques précises et constructives.

331

Nous serons mieux en mesure de préciser contrastivement ces contraintes lorsque nous aurons analysé les verbes impératifs isolés dont l’argument est déictique.