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Et l’avenir ? Les échanges ont mis le doigt sur des pistes pour progresser, au moins deux : (i) la meilleure maîtrise des marchés et en particulier les pesées (« les commerçants ne

Evaluation de la stratégie de coopération suisse au Tchad 2018-2021

Annexe 9 : Notes empiriques dans le sillage des visites de projets dans le Moyen-Chari et le Mandoul

3.1.3. Et l’avenir ? Les échanges ont mis le doigt sur des pistes pour progresser, au moins deux : (i) la meilleure maîtrise des marchés et en particulier les pesées (« les commerçants ne

gagnent pas sur le prix du kilo, ils te disent oui à ton prix. Ils gagnent et ils te volent à la pesée ! Là ils gagnent beaucoup » explique un coopérateur). Les coopérateurs évoquent aussi les sacs, précisant que les transporteurs « font payer au nombre de sacs, pas au poids. Donc si tu viens avec des petits sacs, pour un même poids tu perds ». D’autres présentent le commerce transfrontalier (notamment avec le ; Nigéria) comme un secteur à explorer. Le président pense qu’il est possible de construire d’autres magasins dans des territoires voisins et ainsi accroître l’aire d’influence (et de collecte) de la coopérative.

3.1.4. Quelle durabilité ? En particulier pour les bâtiments, flambant neufs, « comment ça va être entretenu ? » demandons-nous. Les coopérateurs expliquent qu’ils ont une organisation pour ça et des cotisations. Sera-ce suffisant ? A long terme ? Comment collecter les fonds de manière rigoureuse pour y parvenir ? En exigeant une contribution par coopérateur ? Et pourquoi pas par sac ? (les plus gros utilisateurs paieraient alors plus de telle sorte que, ainsi, chacun(e) contribuerait au prorata de l’usage qu’il ou elle fait du magasin). La question de la durabilité suppose aussi que les coopérateurs aient une bonne analyse des risques qui pèsent sur leur activité, ce qu’ils ne semblent pas avoir. Certes, chacun a son idée, mais l’ensemble, en tant que structure fédérative, la coopérative n’a pas de véritable analyse de risques ni de stratégie rigoureuse pour anticiper et neutraliser de tels risques.

3.1.5. Et les jeunes dans les dynamiques coopératives ? Parmi les risques, il y a celui de la relève. Nous n’avons pas pu aller en profondeur sur cette question, par exemple en examinant la pyramide des âges des membres (hommes et femmes), ce qui aurait été éclairant. Il semble cependant que la nécessité d’impliquer les jeunes soit une préoccupation non négligeable (tant comme membres que dans les instances dirigeantes). Comment leur donner le goût de l’activité agricole et de l’entreprise agricole ?

A considérer l’importance du cimetière d’infrastructures laissées dans un passé pas si lointain par des programmes soutenus par la Banque Mondiale, et notamment des programmes de construction de magasins aujourd’hui menaçant de tomber en ruine ou n’étant visiblement pas utilisés en dépit des besoins, les questions de l’avenir, de la durabilité et de la relève restent des sources d’inquiétudes pour le long terme. Sont-elles suffisamment rigoureusement prises en main par les coopérateurs ? Et par les projets qui les soutiennent ?

A9.3.2. Rencontre avec la plateforme des transformatrices de Koumra

Après la présentation des participantes (treize femmes, dont une très grande majorité ont largement dépassé la quarantaine d’années), la plateforme est présentée : qui en sont les membres, quelle est sa finalité, son histoire, le nombre de femmes qui sont directement membres via leur appartenance à un groupement (soit 6.798 femmes enregistrées), les activités, le défi de la qualité des produits transformés (avec la logique nouvelle de la traçabilité), les relations entre les structures membres (la plateforme repose sur l’association de 5 unions de groupements féminins).

A la suite de cette longue introduction, une tendance et en même temps une crainte font leur apparition : « Nous, on se demande toujours comment rester unies longtemps ? La division menace toujours dans nos associations ». La présidente raconte alors comment, très souvent, quand une présidente d’union ou de faîtières77 est remplacée lors des élections par une nouvelle, l’ancienne active la division en refondant une nouvelle structure à la tête de laquelle elle reste présidente : « cheffe un jour, cheffe toujours » résumera une participante ! La discussion s’engage alors pour savoir comment, au sein de la plateforme, on tente de prévenir ce genre de division. Une participante décline des mesures phares selon elle : « On fait un vrai suivi des tâches des responsables. Est-ce qu’elles font ce qu’on attend d’elles ? On regarde donc s’il y a clarté dans les buts et si on a bien établi les tâches et modalités. Suivre,

77 Une faitière est une union d’unions de groupements.

c’est bien mais il faut dire où tu vas regarder ». Une autre ajoute que « tu n’es pas dirigeante pour ta gloire mais pour le travail à faire. Pour éviter les divisions, on fait des remplacements programmés des responsables. Si tu dures trop, après tu crois que c’est jusqu’à ta mort. Chez nous, c’est maximum trois ans renouvelables ». Une autre encore souligne l’importance de la communication et la fréquence des rencontres.

3.2.1. Qualité, prix et coûts. Les échanges reviennent ensuite sur les activités. Visiblement les femmes veulent détailler ce qu’elles font ensemble. Elles passent longuement en revue leurs produits, insistant sur les nouveautés et leur souci de s’améliorer. C’est ainsi que la gérante du magasin revient sur la qualité : « On a des critères, on a des procédures, on vérifie, on veut que ce soit des bons produits, c’est ça qui fait la force de la plateforme. On construit une réputation ». Elle explique aussi que, dans chaque groupement, à la base, il y a un membre qui a été formé pour instruire ses collègues des critères de qualité, leur importance, leurs conséquences en cas d’erreurs si on ne respecte pas les consignes, etc. Une autre participante prend l’exemple de la cuisson des amandes de karité pour bien se faire comprendre : « Tu contrôles la chaleur, la durée de la cuisson. Après, tu ne peux pas laisser les amandes plus de 3 jours sans les traiter. Sinon, ça commence à sentir et la couleur change ». Elle explique le principe de la traçabilité. Elle souligne aussi le défi de l’homogénéité : « Quelles que soit les productrices, la qualité doit être la même ».

Ces éléments paraissent purement fonctionnels. A première vue. Mais une fois qu’on y réfléchit, ces postures informent un processus de transformation de la culture du travail : entre la récolte ou la collecte (produire) d’une part et, d’autre part, le marché (vendre), une préoccupation nouvelle s’intercale : la qualité de ce qui a été fait et de comment on fait. Ce qui est travaillé, ici les amandes, devient l’objet d’une attention spécifique et les femmes qui y travaillent se reconnaissent dans la qualité de ce qu’elles produisent : « ce sont nos amandes et elles sont bien préparées, c’est nous là-dedans ». Sous-entendu : ces amandes sont à notre image, des amandes de bonne réputation : « La réputation de ton beurre, c’est ta réputation » dira une participante. Autrement dit, la qualité du travail qui s’inscrit dans les choses travaillées influencent l’identité de celles qui font ces choses. Dans un contexte rural, cette évolution n’est en aucune manière banale : elle suggère que les femmes se reconnaissent dans la qualité de ce qu’elles font. Cette expression que cette participante utilisait, c’est-à-dire « C’est nous là-dedans », n’est pas du tout un propos léger.

Les femmes abordent ensuite la question des ventes. La plateforme n’est pas simplement un lieu de transformation, mais aussi un centre pour la vente des produits. Du coup, nous demandons les prix et nous nous intéressons à la manière dont ces prix sont établis. Nous posons une question anodine qui pourtant surprend l’assemblée : « Est-ce que vos prix de vente couvrent tous vos coûts ? ». De toute évidence, pour ces femmes, cette question n’est pas tout à fait claire. Elles expliquent que le prix, c’est le marché. Elle souligne que le prix à Koumra est plus faible que celui de Ndjamena. « Parce qu’il y a le transport » précise une participante. Mais une autre ne semble pas satisfaite. Elle rappelle à sa collègue les pertes qui ont été causées par le transporteur, un autobus qui en plus des passagers chargent aussi des produits : « Ils jettent les colis sans précaution, parfois ça casse. Alors, qui paie ça ? Pas le chauffeur ! ». Voilà bien un problème. Comment les pertes sont-elles répercutées dans les prix ? La question reste sans réponse claire.

Le débat s’élargit. Du coup, c’est toute la chaîne de production qui est examinée à la lumière des coûts et des difficultés susceptibles de causer des dépenses. Et notamment les pannes de machine. Les pièces de rechange. Les retards quand ça traîne. « On a un maintenancier, mais il faut le payer. Souvent, faut aller à Ndjamena, là où ils ont fabriqué la machine ». Une autre femme s’anime : « Faut dire la vérité, il y a trop de pannes ! ». On découvre à ce niveau un cadre problématique : les femmes ne maîtrisent pas leurs équipements. Elles sont capables d’en faire bon usage mais elles dépendent d’autres intervenants pour les réparations et les remplacements. En outre, la question de l’amortissement n’est pas tout à fait clairement

comprise. Une participante explique cependant qu’il existe une caisse pour les réparations et que ça peut servit aussi, selon elle, s’il faut remplacer la machine. En est-on certain ?

A l’issue de ce premier tour de discussion, il apparait qu’il y a encore du chemin à parcourir pour enrichir la perspective purement productive d’une autre perspective plus directement micro-économique et proprement commerciale. On pense, notamment, à des questions toujours sinueuses comme celle de la rentabilité, de la concurrence sur les marchés, de l’élaboration du prix de vente, etc. Sans parler d’une autre question, plus difficile celle-là, celle de la « juste » rémunération du travail et, dans son sillage direct, celles, plus difficiles encore, de la productivité relative ou marginale du travail et des coûts d’opportunité qui conditionnent fondamentalement la durabilité et l’avenir de l’entreprise lancée par les femmes, … surtout lorsque SODEFIKA fermera ses portes. Autant le dire tout de suite, de telles questions sont pour l’instant hors de portée des animatrices de la plateforme de Koumra. S’en rapprocheront-elles un jour ? Avec l’aide de SODEFIKA ? Comment s’y prépare-t-on ?

3.2.2. Qu’est-ce que la plateforme change dans la vie des femmes ? La plupart des participantes se sont prononcées à ce propos. Les réponses ont été variées, parfois prévisibles comme l’amélioration des revenus féminins, la meilleure considération des femmes dans leur ménage ou dans leur société villageoise, un sentiment de bien-être et de fierté, la réduction de l’isolement pour certaines, le fait de mieux en charge la santé et l’éducation des enfants, une meilleure autonomie dans les activités et dans les conditions de vie en général.

Certaines ont toutefois apporté des précisions qui donnent à réfléchir. Par exemple, cette participante qui explique qu’elle a pu s’acheter un terrain et construire un logement. Et se mettre ainsi à l’abri si son mari meurt. Cette possibilité nouvelle qui s’est ouverte à elle est d’une réelle pertinence dans la société du Moyen-Chari et du Mandoul. En effet, dans ces régions, il n’est pas rare que, lorsque le mari meurt, la belle-famille reprend tous les biens du ménage, « jusque même les marmites ! », la veuve restant parfois démunie et littéralement à la rue avec ses enfants. Une des participantes a d’ailleurs elle-même vécu cette situation. Elle s’en est expliquée dans les détails.

A la suite de son récit, une autre participante a saisi l’occasion pour souligner avec vigueur l’importance de la plateforme comme lieu de socialité et même de « réparation sociale » :

« J’étais seule après le départ de mon mari, c’est ici avec les autres femmes que j’ai retrouvé une famille », expliquant les dynamiques informelles d’entraide et de soutien moral dont elle a bénéficié : « Ici, je suis devenue la sœur de tout le monde et on me respecte ». D’autres témoignages ont été faits dans le même sens, chaque participante ayant semble-t-il trouvé dans la plateforme un réconfort à l’un ou l’autre moment difficile de leur vie. L’une des participantes, qui elle aussi avait eu difficile pour retrouver sa place dans la société à la suite du l’abandon de son mari, n’a pas hésité à s’exclamer : « le karité, mon mari ! ». Une expression élégante qui semblait pouvoir résumer les diverses interventions qui précédaient.

Les échanges se sont poursuivis sur d’autres facettes. « Ici, avec cette plateforme, j’ai appris à avoir confiance en moi. Avant, j’avais peur de parler en public, j’étais honteuse. Petit à petit, j’ai commencé à parler devant les autres femmes …[//]… A la maison, mon mari a vu la différence, je ne suis plus la même femme et ça facilite beaucoup la vie en famille ». Une autre femme, qui n’avait pas dit encore un mot, est invitée à parler. Elle n’est pas très à l’aise. Sans doute parce qu’elle est la plus jeune de l’assemblée. Mais aussi, comme cela se confirmera par des échanges informels après la réunion collective, parce que elle « n’est pas de la même sorte que les autres. Moi, je suis petite, je suis pauvre, ma parole est petite et pauvre aussi » précisera-t-elle. Ce propos est d’un très grand intérêt car il lève un coin du voile sur un aspect de la réalité quotidienne qui passe régulièrement à la trappe dans les actions de développement : toutes les femmes ne sont pas logées sur un même pied, il existe aussi des rapports de force, de pouvoir et vraisemblablement de domination entre les femmes membres de la plateforme, des unions ou des groupements. Il existe aussi de profondes inégalités entre

les femmes au sein de leurs structures associatives ou fédératives. La vie associative n’élimine pas les rapports sociaux, il arrive parfois qu’elle les intensifie. Ce versant de la réalité apparait parfois en pleine lumière lorsqu’on analyse les transactions économiques que les femmes réalisent entre elles (certaines femmes achètent et revendent la production de leurs consœurs.

A leur profit exclusif ? dans le cadre de transactions « justes » ? … Rien n’est moins sûr.

De ces échanges, une conclusion s’insinue : l’activité économique n’est pas seulement économique, elle est aussi sociale, sinon sociétale en ce sens que ses formes et conditions exercent une influence déterminante sur la société et ceux qui y vivent. Pour les femmes de la plateforme, les activités économiques prennent – et produisent – aussi de la valeur parce qu’elles génèrent de la socialité, c’est-à-dire du lien social (du capital social) et surtout des structures relationnelles qui sont autant de matrices pour forger le sens de ce qu’elles vivent et le sentiment de bien-être. En définitive, nous avons été surpris de découvrir que, dans une plateforme à vocation de production et de commerce, les femmes aient tellement parlé des aspects non économiques, c’est-à-dire de leur vie et de la place de cette activité économique dans la configuration de leur vie non économique. Voilà qui suggère sans doute que des projets comme SODEFIKA n’ont pas pour seule dimension la production, la transformation et la vente (avec en ligne de mire l’amélioration des revenus) mais aussi une autre vocation, davantage sociale et sociétale qui devrait probablement figurer plus explicitement parmi les préoccupations et les finalités des projets de développement.

3.2.3. Et la durabilité ? Avant de clôturer la rencontre, nous avons soulevé la question de la