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À propos de quelques ambassadeurs

Dans le document « ESSAIS » LIVRE PREMIER (Page 80-89)

1. Au cours de mes voyages, afin d’apprendre toujours quelque chose par les conversations que j’ai avec les gens (ce qui est une des meilleures écoles qu’on puisse trouver), j’ai pour habitude de ramener toujours ceux avec qui je parle aux sujets qu’ils connaissent le mieux.

Que le capitaine parle des vents, Le laboureur des taureaux,

Le guerrier de ses blessures, Et le berger des troupeaux.

[Properce, II, 1,43]63

2. Car il advient bien souvent, au contraire, que chacun choisit de discourir d’un métier autre que le sien, estimant se faire ainsi une nouvelle réputation. En témoigne le reproche qu’Archidamos fit à Périandre en lui disant qu’il abandonnait la gloire d’un bon médecin pour celle d’un mauvais poète.

3. Voyez combien César passe de temps à nous exposer ses inventions dans la construction de ponts et de machines de guerre, et combien, à l’inverse, il est discret quand il parle des aspects propres à son métier, de sa vaillance et de la conduite de son armée. Ses exploits prouvent assez qu’il est un excellent

63 Vers italiens que selon P. Villey Montaigne aurait pris dans un ouvrage de Stefano Guazzo, La civil conversation, et qui sont traduits de Properce (II,1,43).

pitaine ; mais il veut être reconnu comme un excellent ingé-nieur, ce qui est tout de même assez différent !

4. Denys l’Ancien était un grand chef de guerre, comme il convenait à son rang. Mais il se donnait un mal fou pour être reconnu plutôt par la poésie – à laquelle il n’entendait rien.

Un juriste, qu’on avait emmené il y a quelque temps visiter une étude bien fournie en toutes sortes de livres concernant son domaine et bien d’autres, ne trouva aucun commentaire à en faire ; mais il s’arrêta longuement pour critiquer durement et comme en connaisseur une balustrade qu’on avait installée sur l’escalier à vis de l’étude, que cent capitaines et soldats voyaient tous les jours, sans la remarquer et sans en être irrités.

Le bœuf aspire à la selle, le cheval aspire à labourer.

[Horace, Épîtres, I, 14]

Mais en se conduisant ainsi, on n’arrive jamais à rien.

5. Il faut donc s’efforcer de ramener toujours l’archi-tecte, le peintre, le cordonnier et les autres, chacun à leur do-maine. Et à ce propos, à la lecture des livres d’histoire, qui sont écrits par des gens de toutes sortes, j’ai pris l’habitude de cher-cher à savoir qui en sont les auteurs. Si ce sont des gens qui n’exercent que dans les Lettres, j’apprends chez eux particuliè-rement le style et le langage ; si ce sont des médecins, je les suis plus volontiers quand ils nous parlent de l’état de l’air, de la santé et de la complexion des princes, des blessures et des ma-ladies. Si ce sont des jurisconsultes, il faut apprendre chez eux les controverses juridiques, les lois, l’organisation politique et autres choses du même genre. Si ce sont des théologiens, les affaires de l’Église, les règles de la censure ecclésiastique, les dispenses et les mariages. Si ce sont des courtisans, l’Étiquette et les cérémonials. Si ce sont des gens de guerre, ce qui est de leur compétence, et principalement les récits des exploits aux-quels ils ont participé en personne. Si ce sont des ambassa-deurs, les projets, les secrets, les opérations et la manière de les conduire.

6. Pour cette raison, ce sur quoi je serais passé sans m’arrêter chez un autre, je l’ai noté et remarqué en lisant l’His-toire du seigneur de Langey, très connaisseur en ces matières.

Et voici de quoi il retourne :

L’empereur Charles-Quint avait fait de vives remontrances, durant le consistoire de Rome, en présence de l’évêque de Mâ-con et du seigneur du Velly, nos ambassadeurs ; il y avait mêlé des paroles outrageuses à notre égard, et entre autres, que si ses capitaines et soldats n’étaient pas plus fidèles et plus experts en matière militaire que ceux du roi, il se passerait immédiatement la corde autour du cou pour aller lui demander sa miséricorde.

(Et il semble bien qu’il en était persuadé, car deux ou trois fois dans sa vie, il répéta les mêmes choses). Il alla même jusqu’à défier le roi de combattre en chemise avec l’épée et le poignard, dans un bateau.

7. En racontant cela, le seigneur de Langey ajoute que les ambassadeurs, faisant leur rapport au roi sur cette affaire, lui en dissimulèrent la plus grande partie, et même lui cachèrent les deux derniers points. Or j’ai trouvé bien étonnant qu’il soit dans le pouvoir d’un ambassadeur de faire un choix dans les propos qu’il doit rapporter à son maître, surtout quand ils sont de si grande conséquence, venant d’une telle personne, et pro-noncés dans une si grande assemblée.

8. Il me semble que la fonction du serviteur devrait être plutôt de rapporter intégralement les choses, telles qu’elles se sont produites, afin que la liberté d’ordonner, de juger, et de choisir demeure celle du maître. Car lui altérer ou cacher la vé-rité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à prendre quelque mauvais parti, en le laissant ignorant de ses affaires, cela me semble appartenir à celui qui dispense la loi, non à celui qui la reçoit, au tuteur et au maître d’école, non à celui qui doit se considérer comme inférieur, du point de vue de l’autorité, de la sagesse et du savoir-faire. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas être servi de cette façon dans mon modeste cas.

9. Nous nous soustrayons bien volontiers au comman-dement sous quelque prétexte, et accaparons un peu le pouvoir du maître : chacun aspire si naturellement à la liberté et à l’autorité, que rien n’est plus utile au supérieur, venant de ceux qui le servent, que leur simple et naturelle obéissance.

10. On corrompt la fonction du commandement quand on obéit par raison, et non par sujétion. P. Crassus, celui que les romains estimèrent cinq fois heureux lorsqu’il était consul en Asie, ayant ordonné à un ingénieur grec de lui faire amener le plus grand des deux mâts de navire qu’il avait vus à Athènes pour quelque engin de batterie qu’il voulait en faire, celui-ci, en vertu de sa science, se crut autorisé à faire un autre choix, et lui fit livrer le plus petit qui, selon son point de vue, était le plus convenable. Crassus, après avoir patiemment entendu ses expli-cations, lui fit donner le fouet, accordant plus d’importance au respect de la discipline qu’à l’ouvrage lui-même.

11. On pourrait cependant considérer, d’autre part, qu’une obéissance aussi forcée ne concerne que les ordres précis et prévus à l’avance. Les ambassadeurs ont une charge plus li-bre, qui en plusieurs points, dépend complètement de leur ap-préciation : ils n’exécutent pas simplement, mais forment et dirigent aussi, par l’avis qu’il donnent, la volonté du maître. J’ai vu de mon temps des personnes chargées de commandement réprimandées pour avoir obéi aux termes des lettres du roi plu-tôt qu’en fonction de la situation telle qu’elle se présentait à eux.

12. Les hommes de bon jugement critiquent encore au-jourd’hui l’usage des rois de Perse de donner des ordres si précis à leurs agents et lieutenants que pour les moindres choses, ils devaient recourir de nouveau à leurs ordres. Dans un Empire aussi étendu, ce délai de transmission aurait souvent eu des conséquences néfastes sur leurs affaires. Et Crassus, écrivant à un homme du métier, et l’informant de l’usage auquel il desti-nait ce mât, ne semblait-il pas lui demander son avis, et l’inciter à prendre une position personnelle ?

Chapitre 17 De la peur.

Je demeurai stupide, mes cheveux se dressèrent, Ma voix s’arrêta dans ma gorge » [Virgile, Énéide, II]

1. Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu’il en soit, c’est une étrange affection, et les médecins disent qu’il n’en est aucune qui fasse plus dérailler notre jugement. Et c’est vrai que j’ai vu des gens devenus fous de peur : même pour le plus rassis, il est certain que pendant les accès, elle engendre de terribles mirages. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaître tantôt les ancêtres sortis du tom-beau et enveloppés dans leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des monstres. Mais parmi les soldats eux-mêmes, chez qui elle devrait avoir moins d’importance, combien de fois n’a-t-elle pas changé un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers ? des roseaux et des bambous64 en gendarmes et en lanciers ? Nos amis en ennemis ? Et la croix blanche en rouge65 ?

64 Selon le dictionnaire Robert, le mot « bambou » serait apparu en 1598 seulement. Le mot mais pas la chose elle-même ! Puisque je traduis aujourd’hui, je me permets donc de l’employer plutôt que le banal

« canne » par lequel à mon avis Montaigne désigne ici bel et bien ce que nous appelons bambou.

65 La « croix blanche » était celle des Protestants.

2. Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était préposé à la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi à la première alarme, qu’il se jeta hors de la place, l’enseigne au poing, par une brèche dans les murs, droit sur l’ennemi, pensant au contraire se réfugier à l’intérieur. Et ce n’est qu’en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tête, croyant d’abord qu’il s’agissait d’une sortie que faisaient ceux de la ville, qu’il comprit enfin son er-reur, et faisant volte-face, rentra par le trou d’où il était sorti ayant fait plus de trois cents pas à découvert66.

3. Les choses ne tournèrent pas aussi bien pour l’ensei-gne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol67 nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Car il était si éperdu de frayeur qu’il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtrière, et qu’il fut mis en pièces par les assaillants. Et pen-dant le même siège, on se souvient de la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentilhomme qu’il en tomba raide mort à terre, près d’une brèche, sans avoir reçu aucune blessure.

4. Une semblable folie saisit parfois toute une multitude.

Lors d’une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l’effroi, deux routes op-posées : l’une fuyait de l’endroit d’où l’autre partait.68

5. Tantôt la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantôt elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire à propos de l’Empereur Théo-phile : lors d’une bataille qu’il perdit contre les Agarènes, il fut

66 Tiré des Mémoires... des frères Du Bellay, II, p. 30

67 Ville prise et détruite par Charles-Quint en 1537.

68 Tacite, Annales, II, 17. A. Lanly écrit ici : « l’une fuyait de l’en-droit vers lequel l’autre partait » – ce qui me semble être une erreur, puisque selon Montaigne, il s’agit de « routes opposées »... ?

tellement frappé de stupeur et figé sur place qu’il ne pouvait se décider à fuir : « Tant la peur s’effraie même des secours »69 jusqu’à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l’ayant agrippé et secoué, comme pour l’éveiller d’un profond sommeil, lui dit : « Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutôt que de perdre l’Em-pire en étant fait prisonnier. »

6. La peur atteint son paroxysme, quand elle nous vient nous rendre le courage qu’elle a enlevé à notre devoir et à notre honneur. Lors de la première vraie70 bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d’au moins dix mille hommes de pied, prise d’épouvante, ne trouvant rien d’autre pour donner passage à sa lâcheté, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu’elle enfonça par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du même prix qu’elle eût payé une glorieuse victoire. La peur est de quoi j’ai le plus peur !

C’est qu’elle dépasse en âpreté toutes les autres épreuves.

7. Quelle émotion pourrait-elle être plus rude et plus juste que celle des amis de Pompée, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre ?71

8. Et cependant, la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à s’approcher d’eux, l’étouffa, d’une façon qui a été remarquée : ils ne se préoccupèrent alors que d’exhorter les mariniers à se presser, et de s’échapper à force de rames.

69 Quinte-Curce, III, 2.

70 A. Lanly traduit « juste bataille » par « bataille rangée » ; je trouve le terme un peu trop précis, trop « technique » en quelque sorte.

71 La bataille de Pharsale. La source de Montaigne semble être Ci-céron, Tusculanes, IV,7.

qu’au moment où, arrivés à Tyr, et libérés de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu’ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes, que cette émotion plus forte avait un moment suspendues.

« Alors la peur m’arrache du cœur toute espèce de sa-gesse. »

[Ennius, in Cicéron, Tusculanes, IV, VII]

9. À la guerre, ceux qui ont été bien éprouvés dans quel-que bataille, on les ramène pourtant le lendemain au combat, encore blessés et ensanglantés. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez même pas regarder en face ! Ceux qui sont terrorisés à l’idée de perdre leurs biens, d’être exilés ou réduits en esclavage, vivent dans une continuelle an-goisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, le serfs vivent souvent aussi joyeu-sement que les autres. Et l’exemple de tous les gens qui, ne pou-vant plus supporter d’être transpercés par la peur, se sont pen-dus, noyés ou précipités par terre 72 nous montre bien qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-même.

10. Les Grecs identifiaient une autre espèce de peur, qui ne relevait pas d’une erreur de jugement, disaient-ils, qui n’avait pas de cause apparente, mais était due à une impulsion d’origine divine. Des peuples entiers et des armées entières en étaient saisis. Comme ce fut le cas à Carthage, où elle produisit une extrême désolation. 73 On n’y entendait que des cris d’effroi. On y voyait les habitants sortir de leurs maisons,

72 Montaigne emploie « precipitez » seul, mais ce n’est plus notre usage d’aujourd’hui. « défenestrés » serait trop restrictif. A. Lanly traduit par « jetez de haut en bas », mais j’ai préféré conserver le mot de Mon-taigne ici, quitte à rajouter « par terre ».

73 Cf. Diodore de Sicile, XV, 7.

comme à l’appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s’entre-tuer, comme si des ennemis étaient venus parmi eux s’emparer de leur ville. Tout ne fut que désordre et tumulte jusqu’au moment où, par des prières et des sacrifices, la colère des Dieux se trouva apaisée. On appelait cela « terreur pani-que ».

Chapitre 18

Dans le document « ESSAIS » LIVRE PREMIER (Page 80-89)