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Résumé

Victor Hugo est incontestablement un « homme de presse » : grand défenseur de la liberté de parole et des journalistes, proche des plus grands journalistes de son temps, ins- pirateur de L’Evénement et du Rappel... Et pourtant ! Après l’expérience du Conservateur et de La Muse française, dès le début des années 1830, Hugo n’a plus écrit un seul texte identifiable comme « texte journalistique ». Il revendique alors une séparation entre son travail et celui des hommes de presse, et refuse de participer directement à des journaux… Ce qui n’empêche pas sa parole d’y être très présente, toujours sous la forme secondaire de textes « non jour- nalistiques » insérés : lettres ouvertes, poèmes politiques de circonstances, discours… Or, le statut problématique de ces textes, qui n’appartiennent ni à la « littérature » ni aux genres journalistiques, découle d’une conception particulière de l’écrivain, du journaliste et de leurs rapports. Complémentaires, combattant côte à côte par leur plume pour éclairer et civiliser, journalistes et écrivains ont pour Hugo deux fonctions distinctes : alors que les journaux recueillent les faits, l’écrivain a à s’abstraire du circonstanciel pour aboutir à une hauteur de vue et à une indépendance qui seraient propres à la littérature ou à l’historiographie.

Abstract

Victor Hugo is undoubtedly ‘a man of the press.’ A staunch defender of freedom of speech and of journalists, he was close to the greatest journalists of his age, and inspired L’Evénement and Le Rappel. And yet, after the experiments of Le Conservateur littéraire and La Muse française, from the early 1830s onwards he did not write a single piece of what could properly be called ‘journalism.’ From that moment onwards, he insisted on a neat separation between his own work and that of those who wrote for the press, and refused to contribute directly to newspapers. However, his voice remains very present in them. It manifests itself indirectly in seemingly ‘non-journalistic’ texts that are included in them: open letters, poems marking an occasion, and speeches. The uncertain status of these texts, which belong neither to literature nor to journalism, stems from a particular way of defining the literary writer and the journalist, as well as the relationship between them. Seeing them as complementary to each other, and as brothers-in-arms each using a pen in the fight for enlightenment and civili- zation, Hugo distinguished very clearly between the tasks of journalists and authors. Whereas for him the journalist gathers the facts, the author has to take some distance from them and their immediate circumstances, in order to reach a higher vantage-point and an independence that are the hallmarks of literature and historiography.

Marieke S

tein

« La page c’est le jour ; [...] le livre c’est le siècle » Les écrits de presse de Victor Hugo

Pour citer cet article :

Marieke Stein, « “La page c’est le jour ; [...] le livre c’est le siècle”. Les écrits de presse de Victor Hugo », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n° 6,

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Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KULeuven) Gian Paolo Giudiccetti (UCL) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Kuleuven) Jan Herman (KULeuven) Marie HoldSwortH (UCL) Guido latré (UCL) Nadia lie (KULeuven)

Michel liSSe (FNRS – UCL)

Anneleen maSScHelein (FWO – KULeuven) Christophe meurée (FNRS – UCL)

Reine meylaertS (KULeuven) Olivier odaert (UCL)

Stéphanie vanaSten (FNRS – UCL) Bart vanden boScHe (KULeuven) Marc van vaecK (KULeuven) Pieter VerStraeten (KULeuven)

Olivier ammour-mayeur (Monash University) Ingo berenSmeyer (Universität Giessen)

Lars bernaertS (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel)

Faith bincKeS (Worcester College, Oxford) Philiep boSSier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bruera (Università di Torino)

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César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella & King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen)

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Klaus H. KieFer (Ludwig-Maxilimians-Universität München)

Michael KolHauer (Université de Savoie) Isabelle KrzywKowSKi (Université de Grenoble) Sofiane laGHouati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Paris IV - Sorbonne) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (Queen’s University Belfast) Miguel norbartubarri (Universiteit Antwerpen) Andréa oberHuber (Université de Montréal) Jan ooSterHolt (Universität Oldenburg) Maïté Snauwaert (Université d’Alberta)

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David martenS (KULeuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

Matthieu SerGier (FNRS – UCL & Factultés Universitaires Saint-Louis) – Secrétaire de rédaction Laurence van nuijS (FWO – KULeuven) – Redactiesecretaris

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Lieven d’HulSt (KULeuven – Kortrijk) Hubert roland (FNRS – UCL)

Myriam wattHee-delmotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KULeuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

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L’essor de la presse au XIXe siècle fait de l’écriture journalistique et, plus lar- gement, de la participation à un journal, un passage obligé pour de nombreux écri- vains. Plus qu’une activité alimentaire, plus qu’un accès facilité à la publication, voire à la renommée, la presse apparaît, à partir de 1830 notamment, comme le meilleur mode de diffusion des idées esthétiques et politiques. Que le journal ne soit qu’un moyen de publier des textes et de se faire un nom, ou qu’il constitue un vaste projet organisé d’influence sur le public, il est pour l’écrivain, et plus encore pour l’écrivain qui prétend influer sur la société, une tribune privilégiée.

Victor Hugo s’inscrit successivement dans les différentes formes de pratiques journalistiques des écrivains, et l’évolution de son rapport à la presse suit de près l’évolution de la presse elle-même tout au long du siècle : ayant débuté, à la sortie de l’adolescence, par la publication de critiques, chroniques et comptes-rendus dans plusieurs revues littéraires et artistiques dont il était par ailleurs l’un des fondateurs, il se lance en 1848 dans l’aventure du quotidien politique, L’Événement, puis, à par- tir du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, organise sa présence et surtout la présence de sa parole dans la presse selon une stratégie très élaborée, avant de s’intéresser de près, dans les années 1870, à l’essor de la presse populaire.

Victor Hugo, homme de presse ? Cela est incontestable. Son nom est resté lié à ses nombreuses interventions à la tribune de l’Assemblée en faveur de la liberté de la presse, et, si l’on connaît moins bien ses lettres d’encouragement à des journa- listes ou à de jeunes revues, ces textes abondent. Pour Hugo, la presse est le moyen d’un « vaste enseignement public et presque gratuit » 2, un instrument essentiel de la démocratie (« les minorités trouvent dans la presse libre l’appui qui leur est souvent refusé dans les délibérations intérieures », affirme-t-il dès 18483), et surtout un outil du combat démocratique fonctionnant en binôme avec la tribune parlementaire – car la presse, pour Hugo, est du côté du politique, non du littéraire, écrivain et journaliste œuvrant dans le même sens, mais différemment, même s’ils sont côte à côte dans la grande légion démocratique, selon la terminologie d’un texte de 1871 où Hugo offre aux rédacteurs du Rappel « le serrement de main que l’écrivain vété-

1. Victor HuGo, « Aux rédacteurs du Peuple souverain » (1876), dans Œuvres complètes, s. dir. Guy roSa et Jacques SeebacHer, vol. « Politique », Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 847 – le renvoi à cette édition se fera désormais par l’abréviation O. C., suivie de l’indication du volume.

2. Lettre à Émile de Girardin à propos de la création de son journal Le Bien-être universel, 15 février 1851, dans « Correspondance », Œuvres complètes, tome VII, édition chronologique de Jean maSSin, Le Club Français du Livre, 1971, p. 766.

3. Id., « Pour la liberté de la presse et contre l’état de siège » (1848), dans O. C., vol. « Poli- tique », op. cit., p. 183.

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ran, absent des polémiques et étranger aux luttes de la presse, doit à ce combattant de toutes les heures qu’on appelle le journaliste »4. En plus de cette conception d’un net partage des tâches, l’originalité de sa conception réside en partie dans le fait qu’on ne trouve nulle part sous sa plume ce mépris que tant d’autres écrivains, même journalistes, de Balzac à Mirbeau en passant par Maupassant ou Villiers, vouent plus ou moins ouvertement au publiciste et à l’écriture journalistique, cette sous-littérature qu’ils décrivent soumise aux contingences financières, aux petites polémiques circonstancielles et aux diktats du public, relayés par le rédacteur en chef.

Et pourtant ! S’il ne critique pas ouvertement le journalisme et n’a laissé que des textes de soutien aux « combattants » de la presse, un fait distingue Hugo de bien des écrivains et empreint son rapport à la presse d’une radicale originalité : une fois passée l’expérience adolescente du Conservateur littéraire et des deux revues qui lui succèdent – période de formation et d’élaboration, à la fois, de l’écriture et du mode d’engagement de l’écrivain dans son siècle –, Victor Hugo n’a plus jamais si- gné un article dans un journal. À partir du début des années 1830, ses interventions dans la presse consistent toutes en ce qu’on peut appeler des « textes non journalis- tiques insérés », qui manifestent leur hétérogénéité par rapport au flux du discours journalistique. En somme, ardent défenseur de la presse et des journalistes, ami de Girardin, inspirateur de deux des journaux influents du siècle (L’Événement puis Le Rappel), Victor Hugo, dont la renommée est en partie construite par une stratégie de communication utilisant la presse avec sagacité, refuse d’être journaliste. Les rai- sons de ce refus, jamais clairement explicitées par Hugo lui-même, sont à chercher ailleurs que dans le discrédit du milieu journalistique que l’on retrouve partout, y compris chez les écrivains-journalistes les plus notoires. Pour comprendre ces rai- sons, il importe de préciser, d’une part, la manière dont il conçoit les rapports entre journalisme et littérature, ou, pour utiliser une terminologie moins anachronique, entre l’œuvre et la presse ; et d’autre part, la manière dont il envisage les rapports entre presse, littérature et politique, car ce sont bien ces deux pôles de l’activité du penseur, l’œuvre et le combat politique, qui expliquent l’usage hugolien de la presse et l’ambiguïté générique des textes qu’il y fait insérer.

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Il peut-être utile de rappeler, pour ne pas y revenir ensuite, que, comme beaucoup de ses contemporains, Victor Hugo a parfait, sinon commencé, sa jeune carrière d’homme de lettres par des articles, chroniques, comptes-rendus drama- tiques, dans les colonnes d’une revue littéraire et artistique qu’il fonde en 1818 avec ses frères Abel et Eugène ainsi que quelques amis. L’histoire de cette création est connue : lors du dîner hebdomadaire de jeunes écrivains royalistes émerge le projet d’un recueil de nouvelles, qui s’intitulerait Contes sous la tente. Victor Hugo affirme à ses camarades qu’il peut écrire, avant quinze jours, le premier de ces récits. Ce sera Bug Jargal (qui ne paraîtra en réalité qu’en 1820, dans Le Conservateur littéraire).

Le projet de recueil avorte, ou plutôt se mue en projet de revue littéraire : c’est l’acte de naissance d’une publication dont le premier numéro paraît le 11 décembre

4. Id., « Aux rédacteurs du Rappel », dans Le Rappel, 1er novembre 1871.

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1819, qui vivra deux ans et connaîtra trente livraisons. Parmi les nombreux contri- buteurs, souvent occasionnels (Alexandre Soumet, Émile Deschamps, Alfred de Vigny…), Victor Hugo est l’auteur de près d’un tiers des textes ; il rend compte de l’actualité dramatique et éditoriale et, plus largement, de l’actualité culturelle, qu’il s’agisse d’expositions de peinture, de cours au Collège de France ou de séances aca- démiques. Au total, il est l’auteur de pas moins de 115 textes, dont une petite ving- taine de poèmes et de proses signées de son nom, et près d’une centaine d’articles, presque tous signés de pseudonymes, selon l’usage alors en vogue dans les revues, mais aussi, sans doute, dans le but d’endosser successivement différentes person- nalités littéraires correspondant aux registres très divers auxquels le jeune littérateur s’exerce alors. Le Conservateur littéraire est pour Hugo un laboratoire où se forment son style, mais aussi ses opinions politiques et littéraires, une période de maturation qu’il désignera plus tard comme « la série d’expériences successives (par lesquelles) le jacobite de 1819 est […] devenu le révolutionnaire de 1830 »5.

Lorsque Le Conservateur littéraire cesse de paraître en mars 1821, suite à des dis- sensions dans son équipe de rédacteurs, une autre revue, Les Annales de la littérature et des arts, prend brièvement le relais, puis La Muse française, dont Hugo est l’un des

« fondateurs non bailleurs ». Hugo se désolidarisera progressivement de ces revues, où toujours s’opposent les intérêts des individus impliqués, mais livrera encore quelques articles et chroniques à des revues « amies » : L’Etoile, journal fondé par Abel Hugo ; Le Réveil ; La Quotidienne… Son nom figure encore en 1833 sur la liste des collaborateurs de L’Europe littéraire, mais ses contributions y sont déjà devenues exceptionnelles. On peut dire qu’à partir de 1834, il n’écrit plus dans les journaux.

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Les raisons de ce retrait sont multiples. D’abord, dans les années 1830, la tribune dramatique occupe largement Victor Hugo et semble devoir lui suffire comme tribune politique – jusqu’à ce que les expériences de la censure dramatique se multiplient, de Marion Delorme au Roi s’amuse. Ensuite, la période d’apprentissage et d’essai des différents styles, tons et genres de la chronique est passée : Hugo en a fait le tour. Enfin, l’évolution politique de Victor Hugo a pu l’inciter à quitter les rédactions royalistes dont il faisait partie, sans avoir pour autant l’envie de rejoindre les revues concurrentes – libérales. Une revue, même littéraire, est toujours poli- tique en ce premier XIXe siècle, et l’appartenance à un journal rime trop souvent avec une classification idéologique dans laquelle Victor Hugo, dès avant 1830, ne trouve plus sa place6.

Mais, au-delà de ce faisceau de raisons qui peuvent expliquer que Victor Hugo se retire de l’activité journalistique au début des années 1830, la cause première est à chercher dans une réflexion globale sur la relation entre l’œuvre littéraire et l’actualité. La difficulté qui se pose alors à Hugo, et qu’il énonce en 1834 dans la pré- face de Littérature et philosophie mêlées, recueil de textes, parmi lesquels on trouve des articles et extraits d’articles de la période antérieure, est la différence fondamentale

5. Id., « But de cette publication », Littérature et philosophie mêlées, dans O. C., vol. « Critique », p. 48.

6. Ce qui ne l’empêche pas de fréquenter certains journalistes et patrons de presse, même libéraux – comme les Bertin – et de solliciter à l’occasion ses proches (Sainte-Beuve, Nodier…) pour écrire pour lui dans les journaux.

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de nature entre l’activité « d’actualiste » (plutôt que journaliste) et celle d’écrivain.

Complémentaires, combattant côte à côte pour éclairer le peuple et le civiliser, jour- nalistes et écrivains ont pourtant deux pratiques distinctes : alors que les journaux recueillent les faits, l’écrivain, lui, cherche « l’idée qui germe sous chaque fait »7 ; son rôle est de s’abstraire du circonstanciel, tout en s’en nourrissant, pour aboutir à des conceptions élargies.

La dissémination et la fragmentation de l’écriture périodique ne permet que la consignation de faits quotidiens bruts assortis, en guise d’interprétation, de com- mentaires qui ne peuvent être que de l’ordre de la réaction, souvent gage d’erreurs d’interprétation. Le poète, lui, ne saurait se contenter de consigner des faits et de hasarder un commentaire : son rôle est, au contraire, de restituer leur signification profonde aux événements et de les inscrire dans la marche de l’Histoire. La préface des Voix intérieures (1837) précise ce rôle :

C’est au poète qu’il appartient d’élever, lorsqu’ils le méritent, les événements politiques à la dignité d’événements historiques. Il faut, pour cela, qu’il jette sur ses contemporains ce tranquille regard que l’histoire jette sur le passé ; il faut que, sans se laisser tromper aux illusions d’optique, aux mirages menteurs, aux voisinages momentanés, il mette dès à présent tout en perspective, diminuant ceci, grandissant cela.8

Il semble que pour Hugo, l’écriture périodique interdise cette mise en perspective, ce regard distancié, ou que, du moins, elle les rende hautement périlleux : prisonnier de l’instant, celui qui réagit, sans possibilité de recul, sur un fait d’actualité, risque d’être dans l’erreur, et, donc, de ne pouvoir accéder ni à la vérité, ni à … la pos- térité ! Écrire sur l’actualité, c’est prendre le risque de se tromper. David Charles, analysant le rapport de Victor Hugo à l’actualité, montre, par quelques exemples empruntés aux Misérables (« [En 1817], l’opinion générale était que M. Charles Loy- son serait le génie du siècle »), que quelquefois, pour Hugo, « la signification que prend l’actualité n’est pas seulement trompeuse, mais de l’ordre du contresens »9. Il semble que le Victor Hugo des années 1830 ait une conscience aiguë de ce risque, peut-être pour avoir fait bien des contresens dans les colonnes du Conservateur litté- raire… Cette première expérience de l’écriture périodique a été pour lui l’expérience des erreurs de perspective, qu’il s’agit de corriger, ou du moins de redresser, en publiant en 1834 Littérature et philosophie mêlées. Ce recueil rassemble des essais, notes, articles, extraits d’articles, souvent sous forme fragmentaire, mais dont l’objectif est de retracer l’évolution d’une conscience. En ce qui concerne les articles et extraits d’articles, ils ont fait l’objet d’une sélection rigoureuse, et ont subi coupes et rema- niements. Pourquoi ? Parce que le point de vue du jeune chroniqueur de 1818- 1821 était ultra-royaliste, consistait à tout juger « du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses »10, que toutes ses critiques d’œuvres ou de spectacles dramatiques étaient teintées de cette idéologie et reflétaient ce positionnement politique et social, qu’une pièce « libérale » était généralement raillée, alors qu’un ouvrage d’histoire écrit en hommage à la monarchie était plutôt bien reçu… Quinze ans plus tard,

7. Ibid., p. 48.

8. Préface des Voix Intérieures, dans O. C., vol. « Poésie 1 », p. 802.

9. David cHarleS, « Hugo et la référence à l’actualité : l’exemple des Travailleurs de la mer », dans Actualité[s] de Victor Hugo, s. dir. Frank wilHelm, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 121.

10. Préface des Odes et Ballades (1822), dans O. C., vol. « Poésie 1 », p. 54.

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l’évolution politique de Victor Hugo vers un libéralisme presque démocratique, ain- si qu’une révolution bourgeoise qui passait presque, sur le moment, pour populaire, ont considérablement changé son point de vue, et lui ont fait prendre conscience de la fragilité des jugements sur les faits. Le commentaire d’actualité (en l’occurrence, pour le rédacteur du Conservateur littéraire, le commentaire sur les publications et évé- nements culturels) ne permet pas une distance critique suffisante ; nécessairement mêlé aux polémiques de son temps, il manque de hauteur de vue, et est fatalement voué à l’obsolescence : les articles du Conservateur littéraire, piquants pour les lecteurs de 1818, sont caducs en 1834 : de là le fait que Victor Hugo ne les ait jamais repu- bliés, sauf par bribes et recomposés.

La republication de textes journalistiques, dans une perspective hugolienne, ne peut se faire qu’au prix de suppressions, sélections, corrections : Hugo insère dans Littérature et philosophie mêlées quelques-unes de ses chroniques proposant des idées générales plutôt que des jugements circonstanciés, et coupe, dans les textes du Conservateur littéraire, les passages qui tiennent à l’époque pour que le texte accède à une vérité durable. Ainsi, le texte tiré de l’article de mars 1820 rendant compte d’une mauvaise biographie du Duc de Berry gomme le jugement sur cette publica- tion depuis longtemps oubliée, pour insister sur la notion de « grand sujet » pour les historiens11. Encore l’auteur a-t-il jugé nécessaire d’ajouter au texte une note prudente, qui sonne comme une demande d’indulgence pour toutes les « erreurs de perspective » :

[…] Dans le morceau qu’on va lire, la douleur va jusqu’à la rage, l’éloge jusqu’à l’apothéose, l’exagération dans tous les sens jusqu’à la folie. Tel était en 1820 l’état d’esprit d’un jeune jacobite de 17 ans, bien désintéressé, certes, et bien convaincu. Leçon, nous le répétons, pour tous les fanatismes politiques. Il y a encore beaucoup de passages dans ce volume auxquels nous prions le lecteur d’appliquer cette note.12

Loin d’être (seulement) une tentative maladroite de masquer une évolution politique, ces remaniements répondent à une nécessité philosophique : dégager le sens de l’histoire, interpréter les faits, les mettre en perspective, dégager des petits faits contingents les lignes directrices. C’est bien ce qu’entend faire l’auteur de Lit- térature et philosophie mêlées, qui explique dans sa préface que les textes rassemblés dans le recueil ne sont que « les diverses empreintes » des états successifs d’un esprit dont il s’agit de restituer le parcours, dans sa cohérence, en rétablissant les liens qui existent, sans être apparents, entre des textes isolés. Il s’agit là d’un travail de subor- dination et de coordination qui relie les textes (et les idées) pour mettre en évidence leur logique et leur donner du sens. « […] Dans ce chaos d’illusions généreuses et de préjugés loyaux, souligne ainsi Hugo, sous le flot le plus obscur, sous l’entassement le plus désordonné, on sent poindre et se mouvoir un élément qui s’assimilera un jour tous les autres, l’esprit de liberté » 13. Mettre au jour, ordonner, déduire : seule l’œuvre, avec la prise de distance qu’elle permet, peut opérer ce travail. Et même si le recueil propose toujours des fragments, la juxtaposition même de ces fragments permet de laisser entrevoir un ordre, certes recomposé par l’auteur, mais, de ce fait

11. Il s’agit du texte « Charles de France, duc de Berry ».

12. Id., « Journal d’un jeune jacobite », Littérature et philosophie mêlées, dans O. C., vol. « Cri- tique », p. 78.

13. id., « But de cette publication », dans ibid., p. 49.

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même, signifiant. Le « but de cette publication » est bien de « montrer […] par quels rapports mystérieux et intimes les idées divergentes en apparence de sa première jeunesse se rattachent à la pensée unique et centrale qui s’est peu à peu dégagée au milieu d’elles et qui a fini par les résorber toutes »14. De même que les textes de circonstance sont les empreintes successives d’une évolution globale, les faits d’actualité sont les indices d’une transformation générale, qu’on appelle l’histoire, et que, là encore, le poète doit souligner. C’est d’ailleurs cette volonté de propo- ser une œuvre unificatrice soulignant les liens entre les accidents du monde, qui explique partiellement le refus de Victor Hugo de publier ses romans en feuille- ton avant leur publication en volume : l’écrivain souligne la cohérence du monde, et n’a pas sa place dans le champ d’un périodique, marqué par la discontinuité et l’anecdotique.

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Tout ceci n’empêche pas que Victor Hugo travaille les faits d’actualité, qu’ils sont la matière de son œuvre littéraire15, et qu’il n’est pas question pour lui de faire abstraction de tous ces petits faits qui dessinent « la figure des siècles »16. Si l’actualité n’est pas l’histoire, l’histoire ne saurait se passer de l’actualité.

Preuve de cet intérêt : Hugo consigne, parfois journellement, les petits faits qu’il observe, dans un recueil qui recevra le titre de Choses vues17, et qui correspond exactement à cette écriture fragmentaire, non distanciée, anecdotique qui carac- térise l’écriture journalistique. Mais – et c’est révélateur – Choses Vues ne sera jamais publié du vivant de l’auteur : si l’on veut retrouver la « physionomie » de l’année 1832, il vaut mieux se tourner vers Les Misérables, ou, pour 1866, vers Les Travailleurs de la Mer. L’enregistrement des faits restera de l’ordre des écrits intimes ; il est du devoir de l’écrivain de livrer dans son Œuvre un portrait construit de son siècle… Ainsi, pour que Victor Hugo revienne au journalisme, il lui faudrait un journal qui permette cette mise en perspective, cette hiérarchi- sation des faits, ce regard de philosophe et de penseur sur l’actualité. Ce journal, ce sera L’Événement, tentative de journalisme philosophique d’inspiration hugo- lienne, mais dans lequel Hugo ne signera aucun article, réservant sa parole à la tribune parlementaire, et utilisant L’Événement comme caisse de résonnance pour ses discours.

Fonder un journal après 1848 n’a rien d’original : des centaines de feuilles voient le jour dès le mois de mars de cette année ; peu survivront, d’ailleurs, à l’illusion lyrique, cette période de liberté et d’euphorie républicaine qui succède à la Révolution de Février. Comme la plupart des hommes politiques influents (y compris des écrivains, tels que Lamartine ou Dumas…), Hugo participe à un journal qui le soutient, même s’il n’apparaît ni parmi les rédacteurs, ni parmi les propriétaires ou gérants. Il en est, du moins, l’inspirateur, imprime sa marque au journal, conseille, voire dicte, leurs articles à ses fils et à ses amis Paul Meurice et

14. Ibid.

15. Sur cette question, voir David cHarleS, art. cit.

16. Victor HuGo, « C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles », Les Misérables, I, III, dans O. C., vol. « Romans II », p. 97.

17. Ce titre lui sera donné par les exécuteurs testamentaires de Victor Hugo.

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Auguste Vacquerie, qui, quant ils écrivent, lui rendent (et lui doivent) des comptes18. Mais officiellement, il n’intervient pas dans le journal, et, de fait, n’y écrit rien. Il proclame d’ailleurs son indépendance par rapport à la rédaction du journal dans la lettre « Aux Rédacteurs de L’Événement » qu’il fait paraître dans le numéro du 8 août, en revendiquant son indépendance d’homme politique, mais aussi de penseur :

L’indépendance de toute responsabilité extérieure est plus que jamais néces- saire à l’homme public livré aux luttes de la tribune, ce qui n’exclut pas la solidarité de tous les penseurs devant les ennemis de l’ordre social. Ce que vous faites de votre côté, je le fais du mien. À chacun sa règle, à chacun sa tâche. Nous devons nous entraider dans nos périls et nous isoler dans nos consciences. Nous avons tout à la fois tant de choses à combattre et tant de choses à juger ! Vous êtes les premiers à comprendre que, comme juge des événements, des hommes et des idées, commis par le peuple à la plus austère des fonctions, je dois rester dans ma solitude.19

Victor Hugo est « juge », position surplombante qui sera toujours un élément dé- terminant de sa posture auctoriale, et qui n’est pas compatible avec la fonction de journaliste dont la position relève plutôt de l’immersion. Il refuse aussi – et c’est une constante de sa vie politique au moins jusqu’en 1871 – d’être inféodé à quelque groupe que ce soit, parti ou journal.

Le rôle de L’Événement ne consiste pas seulement à mettre en scène, promou- voir et populariser les actes et paroles hugoliens – même si le journal du clan Hugo remplit parfaitement ce rôle et s’attire ainsi plusieurs procès de presse par lesquels le gouvernement conservateur tente, dès 1850 et surtout en 1851, de museler l’orateur protégé par l’immunité parlementaire. L’Événement, c’est aussi une tentative originale de concilier l’écriture quotidienne de la presse et le regard surplombant du penseur.

Comme l’explique Michèle Fizaine, L’Événement est un journal qui « pose les bases de l’analyse philosophique de la société »20. En cela, le quotidien hugolien réalise ou cherche à réaliser la jonction si difficile à effectuer entre le fait journalier et l’his- toire, entre l’accident et sa valeur universelle objective. Cette intention s’exprime et s’incarne à travers la notion même d’événement, qui donne son titre au journal et à la rubrique première, la Une, qui est titrée « L’événement du jour » ou, parfois,

« L’événement de la séance » Cet événement, d’après le premier numéro du journal, peut être un fait littéraire, culturel, politique – ce sera, dans les faits, le plus souvent un événement politique, et, dans cette catégorie, souvent l’événement sera un dis- cours ou une intervention de Victor Hugo. Mais, selon l’auteur du numéro prospec- tus, mettre à la une l’événement du jour, c’est, toujours, « dégager sous la popularité momentanée et superficielle la vraie et solide valeur », « donner dès à présent aux choses l’attitude qu’elles auront dans l’histoire » 21

Désigner ainsi, en première page, un événement qui se voit octroyer une large place au sein du journal, c’est tenter de repérer, dans la masse confuse des accidents

18. Sur Victor Hugo et L’Événement, voir la thèse de Michèle Fizaine, Victor Hugo et L’Événement : journalisme et littérature, thèse de doctorat, s. dir. Claude Gély, Université Paul Valéry – Montpellier III, 1994.

19. Victor HuGo, « Aux Rédacteurs de L’Événement », dans L’Événement, 8 août 1848.

20. Michèle Fizaine, « Procès de presse en 1850-1851 : la défense de la littérature par Victor Hugo », dans Presse et Plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, s. dir. Marie-Ève tHérenty & Alain vaillant, Paris, Nouveau Monde éditions, 2004, p. 262.

21. L’Événement, numéro prospectus du 30-31 juillet 1848.

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de chaque jour, celui qui a du sens, par rapport à la tourbe des autres faits voués à l’insi- gnifiance. C’est, surtout, opter pour un journalisme de l’idée, comme Hugo revendique à la tribune une « politique de l’idée » : « Les colonnes sont les membres du journal, lit-on dans ce premier numéro. L’idée doit luire au front ». L’Événement est un journal qui cherche à corriger l’aspect transitoire du discours journalistique par le point de vue surplombant de la littérature. « Le journal détourne la presse de sa fonction éphémère, souligne Michèle Fizaine. C’est de la politique, mais de la politique observée par un œil littéraire : la littérature joue le rôle d’instrument d’optique, qui révèle et fixe la réalité des grands débats »22. En somme, L’Événement invente une nouvelle écriture de presse qui tente de conjurer le fragmentaire en créant des liens entre les articles, d’un numéro à l’autre. « Par essence, écrit Michèle Fizaine, l’article de journal est périmé dès sa lec- ture, sauf si d’autres articles le réactualisent et l’inscrivent dans une série » − ce qui se passe dans L’Événement. Dans ce journal, les articles entrent sans cesse en résonance avec des articles antérieurs, mais aussi avec des œuvres et discours (souvent de Victor Hugo), ces écrits finissant par tisser un discours proliférant et universalisant autour des questions d’actualité. Une condamnation à mort, par exemple, est l’occasion pour la rédaction de L’Événement de réactiver toute une série d’écrits antérieurs sur la peine de mort, et de hisser le fait isolé au rang de symbole de l’éternelle négation, par les gouver- nements, de l’inviolabilité de la vie humaine. Le principe de la série, la construction, par la répétition et par des jeux d’échos, d’une cohérence entre les textes disparates, Hugo le reprendra à son compte lorsque, après la suppression de L’Événement et de la plupart des journaux d’opposition consécutive au coup d’État du 2 décembre, il devra inventer un nouveau régime d’intervention dans le champ politique, et inventer un nouvel usage de la presse qui mette en valeur sa parole vouée sans cela à l’extinction.

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Le coup d’État du 2 décembre 1851 entraîne la disparition de toute opposi- tion. Victor Hugo s’exile à Bruxelles, puis s’installe à Jersey avant d’en être expulsé en 1855 et de s’installer à Guernesey. La première tâche qu’il s’assigne, dès les pre- mières semaines de l’exil, est d’entamer la lutte contre Louis-Napoléon Bonaparte.

Sans tribune, sans autorisation de publier en France, Victor Hugo n’a plus qu’une tribune, la presse. Et encore ! dans les premières années du Second Empire, les jour- naux français sont étroitement surveillés, et tout article s’apparentant à une contes- tation du régime est interdit – même si, après quelques années, le régime de la presse française s’assouplira. Malgré ces fortes contraintes, c’est en grande partie par la presse que Victor Hugo adresse la parole au peuple de France, et qu’il construit l’image, bien connue aujourd’hui encore, du proscrit debout sur son rocher, flétris- sant les injustices et les cruautés des Princes, annonçant les États-Unis d’Europe, indiquant aux peuples la voie de la République universelle.

De fait, Victor Hugo, qui depuis six ans se faisait entendre presque exclusi- vement depuis la tribune parlementaire, est forcé d’accepter cette tribune nouvelle qu’est la presse et d’y reporter sa parole. Il envisage brièvement de créer son journal, le Journal des Peuples, dont les autres rédacteurs seraient Kossuth et Mazzini ; il y renonce, mais bénéficiera bientôt des colonnes de L’Homme, le journal de la proscription jer-

22. Ibid., p. 264.

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siaise, fondé à la fin de 1853 à Saint-Hélier par Ribeyrolles et Seigneuret. Hugo travaille surtout, durant tout son exil, à tisser et entretenir un vaste réseau d’amitiés et de col- laborations journalistiques. Chacune de ses interventions, orales (lors de banquets de proscrits, de funérailles…) ou écrites (déclarations, lettres ouvertes…), est largement diffusée dans les journaux belges (L’Indépendance belge, L’Étoile Belge), britanniques, puis français, à partir de l’époque où s’assouplit le régime de la presse (dans des journaux comme La Liberté de Girardin, Le Temps de Nefftzer, L’Opinion nationale, Le Courrier de Paris…), voire dans les journaux du monde entier à mesure que la renommée du poète-combattant s’affirme sur le plan politique (le texte À l’Italie paraît, entre autres, dans l’Italia e populo ; le texte pour Gustave Flourens est publié dans L’Indépendance hel- lénique ; la lettre Aux États-Unis d’Amérique est adressée en décembre 1859 « à tous les journaux libres de l’Europe »…). Les amis de Victor Hugo déposent ses textes dans les rédactions d’Europe ; des alliés politiques les font traduire dans des langues étran- gères ; et la correspondance hugolienne le montre envoyant textes, extraits d’ouvrages à paraître, mais aussi portraits photographiques à des journalistes alliés dont il dresse soigneusement la liste à l’intention de ses intermédiaires, Schoelcher, Paul Meurice, Auguste Vacquerie, ou ses propres fils. Au total, environ 90 textes d’intervention de Victor Hugo sont publiés dans la presse durant le Second Empire. C’est assez peu, en dix-neuf ans, et pourtant, sa voix est démultipliée par des publications simulta- nées dans de nombreux journaux, par des reprises partielles dans d’autres, et par l’écho que certains critiques donnent à ces interventions. Les textes publiés pendant l’exil souffrent néanmoins d’un certain éparpillement du fait de leur périodicité irré- gulière et de leur relative rareté (avec une moyenne de 5 textes d’intervention par an) ainsi que de leurs contextes et sujets très divers (interventions pour des condamnés à mort ; commémorations républicaines ; condamnations des guerres et autres cruautés infligées par les Princes à leurs peuples ; soutiens aux nationalités opprimées ou aux républiques naissantes…) Pour éviter que cette multiplicité devienne éparpillement et donc dissolution, Hugo inscrit ses interventions dans une série d’une grande cohé- rence thématique, stylistique, rhétorique et énonciative, dont l’un des ressorts majeurs est la construction d’une posture tout à fait particulière. Il serait d’ailleurs pertinent d’aller jusqu’à parler, avec Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, de « scénographie auctoriale » dans la mesure où l’œuvre et la presse se combinent chez Hugo pour fon- der une véritable « mythologie personnelle » 23.

Participant tous de cette mythologie commune, les textes de Victor Hugo in- sérés dans la presse trouvent d’abord leur unité dans une caractéristique commune : il ne s’agit jamais d’articles proprement dits, de textes ressortissant d’une manière ou d’une autre à l’écriture journalistique dans ses formes traditionnelles. Il s’agit toujours, au contraire, de textes au statut générique ambigu, se démarquant dans les journaux qui les insèrent par une mise en page et une typographie qui met nette- ment en évidence leur hétérogénéité par rapport au flux de l’écriture journalistique.

De fait, les textes d’interventions hugoliens publiés dans les journaux n’entrent ni dans les genres journalistiques qui tendent alors à se fixer (le reportage, la chro- nique, le fait divers…), ni dans les schémas ordinaires de l’industrie journalistique (Victor Hugo n’a jamais été rémunéré pour ses textes d’intervention).

23. Marie-Françoise melmoux-montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle : un mutant des Lettres, Paris, Cahiers intempestifs, « Lieux littéraires », 2003, p. 12.

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5.

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Une autre particularité de ces textes réside dans leur régime d’énonciation : les textes hugoliens sont presque tous construits sur un même régime d’adresse, qu’il s’agisse de discours, de proclamations écrites, de lettres ouvertes. Presque tous ont pour titre ou sous-titre la mention de leur destinataire, et ce même au-delà du Second Empire : « Aux Habitants de Guernesey », « À lord Palmerston », « À Louis Bonaparte », « Aux Anglais », « À l’armée russe », « Aux Allemands », « Aux États-Unis d’Amérique »… Pourquoi ce régime énonciatif ? D’abord, pour calquer le texte écrit sur le modèle du discours politique, dont Hugo avait pu tester, sous la Seconde République, l’efficacité auprès du public extérieur à l’Assemblée. Les journaux de la Seconde République consacraient une part importante de chaque numéro aux comptes-rendus des séances de l’Assemblée et au commentaire de ces séances. L’Événement, en particulier, était en mesure de livrer deux heures après la séance parlementaire le discours prononcé par Victor Hugo, et laissait une large place aux discours de ses alliés, parfois de ses adversaires, le but de la succession des

« épisodes » parlementaires étant de dramatiser la vie politique et d’y intéresser le public, sur le modèle du feuilleton. L’oralité et la construction rhétorique des textes d’intervention de Victor Hugo reproduisent ce modèle éprouvé sous la Seconde République d’une communication populaire propre à passionner ce lectorat pour des questions parfois arides.

D’autre part, ce régime énonciatif s’accompagne d’une très forte oralité des textes. Cette oralité est reconstruite, dans les textes de presse de Victor Hugo, par une syntaxe fortement expressive, faite d’interpellations, d’exclamations, d’interjec- tions, alors même que la plupart de ces textes n’ont été ni prononcés ni écrits en vue de leur oralisation. Ainsi, en 1854, l’appel « Aux habitants de Guernesey », placardé dans les rues de l’île et diffusé par quelques journaux à la suite de la condamnation de l’assassin Tapner, présente une construction oratoire et de nombreux extraits qui ressortissent bel et bien à l’éloquence :

Quoi ! du milieu de tout ce qui est grand, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est auguste, on verra obstinément surgir la peine de mort ! Quoi ! la ville souveraine, […] aura la Grève, la barrière Saint-Jacques, la Roquette ! Et ce ne sera pas assez de cette contradiction abominable ! et ce contre-sens sera peu ! et cette horreur ne suffira pas ! […] ! Allez-vous-en, vous dis-je ! disparaissez ! Qu’est-ce que vous venez faire, toi, guillotine, au milieu de Paris, toi gibet, en face de l’Océan ?24

Cette tonalité vive est redoublée par la construction même des textes, qui les rat- tache ouvertement aux grands genres de l’éloquence traditionnelle – le délibératif et le judiciaire, parfois l’épidictique. Le texte de presse de Hugo pendant l’exil répond donc aux attentes d’un lectorat friand de ce style ; il recrée aussi cette présence, cette grandeur de l’orateur à la tribune (et du comédien sur les tréteaux ?) : le modèle ora- toire est celui d’une écriture de la présence. Il permet de conjurer l’éloignement de l’auditoire, et surtout d’assigner au texte inséré dans la presse une source énoncia- tive forte, une voix. Comme le texte écrit (journalistique ou littéraire) a souvent une certaine autonomie par rapport à la voix narrative (ou descriptive), il importe, pour

24. Victor HuGo, « Aux habitants de Guernesey », dans Actes et Paroles, op. cit., p. 451.

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l’énonciateur qui souhaite s’imposer à son texte (et à son public) de gérer son rap- port à la vocalité. C’est dans cette vocalité que prend sa source la posture construite par Hugo dans ses textes insérés dans la presse.

La tonalité oratoire de ces textes a pour fonction de ressusciter symbolique- ment la tribune. La presse, qui depuis la Révolution française travaillait en binôme avec la tribune pour diffuser les débats politiques, est d’autant plus apte à recueillir ces reliquats du discours parlementaire qu’elle garde tout au long du siècle un rap- port étroit avec l’éloquence et la rhétorique. Victor Hugo est ici partie prenante de l’évolution d’une presse qui, depuis ses origines dédiée à la diffusion du discours politique et fonctionnant en binôme avec la tribune parlementaire, entraîne une mo- dification graduelle de cette éloquence qui se textualise sans renoncer à sa vocalité.

La presse, explique Corine Saminadayar dans l’article qu’elle consacre aux relations entre la presse et l’éloquence, « apparaît donc comme un conservatoire rhétorique, un espace privilégié où se prolongent et se renouvellent les pratiques politiques, professionnelles et culturelles du discours public, mais aussi comme un laboratoire d’éloquence où s’expérimentent d’autres modes discursifs »25. La presse, pendant l’exil, est de toute évidence ce laboratoire pour un orateur privé de tribune. Elle permet la construction, dans le texte écrit, d’un décalque du discours politique, avec une structure semblable (exorde, narration, confirmation…, jusqu’à la péroraison finale) et surtout d’une situation de parole qui reproduit la position surplombante de l’orateur à la tribune.

Comme le souligne Dominique Maingueneau, la littérature, comme la presse,

« a préservé jusqu’au XIXe siècle le prestige de la rhétorique, c’est-à-dire de la parole vive adressée à un auditoire présent » 26. Cette parole vive est le mode d’énoncia- tion privilégié pour qui veut conjurer l’éloignement de l’auditoire. Dans l’imaginaire hugolien de l’exil, et même après son retour, s’adresser au peuple, c’est s’adresser à lui oralement, de vive voix, Victor Hugo associant volontiers oralité et intimité :

« c’est à l’oreille d’un peuple, c’est au cœur d’un peuple que je parle, et les nations sont comme les femmes, elles ne se lassent pas de s’entendre dire : Je vous aime »27, écrit Hugo en 1860 ; et il assignera encore en 1873 aux rédacteurs du Peuple souverain la tâche de parler au peuple « de plus près encore » : « Parler au peuple sans cesse, et tâcher de lui parler toujours de plus en plus près, c’est un devoir, et vous faites bien de le remplir »28.

Mais le choix du régime énonciatif de l’adresse, que son modèle soit oral (le discours) ou écrit (la lettre), a une signification plus essentielle encore : désigner un interlocuteur, c’est mettre l’accent du même coup sur l’énonciateur du texte, c’est souligner sa source, inscrire comme omniprésente la voix qui énonce le texte. Ce régime de l’interlocution est donc une manière d’emphatiser l’énonciateur et, donc, de mettre l’accent sur une posture auctoriale. Le texte d’intervention hugolien est toujours adresse d’un « je » à un « vous » nommément désigné, et cette interlocution confronte la personne unique du locuteur, placé dans une position dominante, à des

25. Corinne Saminadayar-perrin, « Presse, rhétorique, éloquence : confrontations et reconfi- gurations (1830-1870) », dans Presse et Plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, op. cit., p. 393.

26. Dominique mainGueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 93.

27. Victor HuGo, « Rentrée à Jersey », dans Actes et Paroles, op. cit., p. 521.

28. Id., « Aux rédacteurs du Peuple souverain », art. cit., p. 847.

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destinataires haut placés sur un plan hiérarchique ou institutionnel (« Victor Hugo à Louis Bonaparte » ; « À Lord Palmerston » ; « Lettre de Victor Hugo à Juarez, président de la République mexicaine »), symbolique (« Au Peuple ») ou simple- ment numérique (« Aux Habitants de Guernesey » ; « À la France » ; « À l’Armée russe »)…, tous destinataires interpellés, sommés d’écouter voire de se soumettre à la « voix de Guernesey ».

Le mode dialogal auquel sont soumis chacun de ces textes entre donc dans la construction d’une posture énonciative que travaillent, texte après texte, diffé- rents aspects des énoncés. Comment définir cette posture particulière ? Une pre- mière remarque s’impose : la posture auctoriale construite par les textes de Hugo publiés dans la presse n’est pas une posture d’écrivain, mais d’orateur. Car Victor Hugo, dans ses textes de presse, mobilise sa légitimité politique en même temps qu’il l’assoit. L’étude des énoncés à la première personne le montre le plus sou- vent dans la posture d’un locuteur oral (« Peuple de Guernesey, écoutez-moi » ;

« Permettez-nous de vous adresser la parole »29) ; en outre, la figure imaginaire de l’orateur est omniprésente, comme dans sa lettre de 1871 aux rédacteurs du Rappel :

« Je prends donc encore une fois la parole dans votre tribune, pour en redescendre aussitôt après et me mêler à la foule. Je parle aujourd’hui, ensuite je ne ferai plus qu’écouter »30. Cette posture auctoriale augmente la force persuasive des énoncés par la vocalité, ainsi que par la forte relation interpersonnelle qu’elle suscite : le texte hugolien est tout sauf impersonnel ; il engage un ethos fort, qui prolonge l’ethos de l’orateur républicain des années 1850-1851, en l’enrichissant de sèmes nouveaux : l’ethos hugolien du lutteur résistant vaillamment, depuis la tribune, aux assauts de ses contradicteurs, est enrichi et modifié durant l’exil par les sèmes attachés à la triple image du philosophe, du proscrit et du juge. Mis à part la posture du philosophe, qui n’a rien d’original, ce que construisent les textes de Victor Hugo, c’est bien, essentiellement, une posture politique.

6. l

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Si la pratique hugolienne de l’écriture journalistique durant ses années de formation a pu relever en partie de la volonté de se faire une place dans le champ littéraire et de former sa propre pratique d’écriture, à l’instar de la plupart des écri- vains-journalistes, en revanche, son recours à la presse pour diffuser sa parole à partir de 1852 ne correspond plus à cette visée, son statut de grand écrivain étant incontestable, mais à la nécessité pour l’opposant à l’Empire de construire et de légitimer sa position dans le champ politique. Or cette légitimité politique a tou- jours été contestée par les adversaires de Victor Hugo, que ce soit par les libéraux de 1830, par les républicains de 1848 méfiants envers un ancien pair de France candidat à l’Assemblée constituante, ou, dès 1849, par les royalistes, cléricaux et autres bonapartistes outrés de voir le poète quitter leurs rangs pour les bataillons républicains. Pendant l’exil et même après, les pamphlets, « études » et biographies partisanes se multiplient pour peindre Victor Hugo en opportuniste, traître à toutes les causes ou « poète fourvoyé dans la politique » n’ayant, du fait même de son statut

29. Id., « Aux Habitants de Guernesey », art. cit., p. 447.

30. Id., « Aux Rédacteurs du Rappel », art. cit., p. 825.

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d’écrivain et de poète, aucune légitimité à intervenir dans la sphère politique. Ces attaques et ce déni de sa légitimité politique expliquent que Victor Hugo riposte en effaçant de ses textes d’intervention sa qualité d’écrivain – même si celle-ci, mani- feste dans la signature et détournée dans la posture plus valorisée de « philosophe », reste discrètement présente – au profit d’une posture politique affirmée, combinant la posture de l’orateur républicain et celles du lutteur et du proscrit.

Si la posture du philosophe est présentée dans les textes comme allant de soi, affirmée mais non justifiée, car puisant dans l’image sociale de Victor Hugo et dans la conception (romantique) du sacerdoce de l’écrivain, en revanche la construction de la posture du proscrit – proche, parfois, de celle du sacrifié – est soigneusement organisée et enrichie au gré des textes publiés dans la presse dès les premières années de l’exil (1852-1855). Chacun de ces textes est ponctué de paragraphes d’af- firmation de soi où les termes qui entourent les pronoms de la première personne sont liés à la proscription, comme dans les deux textes de défense du condamné Tapner :

D’ailleurs, cet homme et moi, n’avons-nous pas des souffrances qui se res- semblent ? […] moi banni, lui condamné, ne nous tournons-nous pas chacun vers notre lumière, lui vers la vie, moi vers la patrie ?31

[…] s’il m’est donné à moi, le proscrit rejeté et inutile, de me mettre en travers d’un tombeau qui s’ouvre, de barrer le passage à la mort, et de sauver la tête d’un homme, […] oh ! alors tout est bien.32

[…] ce qui vous parle en cet instant, ce n’est pas moi, qui ne suis que l’atome emporté n’importe dans quelle nuit par le souffle de l’adversité…33

[…] nous habitons, vous et moi, l’infiniment petit. Je ne suis qu’un proscrit et vous n’êtes qu’un ministre.34

Cette image du proscrit s’affirme dans un rapport duel d’opposition avec le régime bonapartiste et ses complices, puissants coalisés contre les peuples, comme cela se voit d’ailleurs encore dans l’adresse « Aux Allemands » de janvier 1870 : « Il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent »35.

Découlant de cet hyperonyme du proscrit, différents sèmes construisent éga- lement une nouvelle posture auctoriale : le dénuement qui, de forcé pendant l’exil, évoluera en frugalité ascétique sous la Troisième république ; la compassion ; la solitude qui, de contrainte elle aussi dans les années 1850, évoluera dès les dernières années d’exil vers une attitude de retrait philosophique. Ces différents aspects de l’image de Victor Hugo servent à légitimer le discours, et, en particulier, à construire une double posture du juge et du suppliant :

Quant à moi, qui ne suis qu’un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m’agenouille avec larmes devant le grand 31. Id., « Aux Habitants de Guernesey », art. cit., p. 453.

32. Ibid., p. 454.

33. Id., « À Lord Palmerston », Actes et paroles, dans O. C., vol. « Politique », p. 459.

34. Id., « À Lord Palmerston », dans ibid., p. 460.

35. Id., « Aux Allemands », dans ibid., p. 727.

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drapeau étoilé du nouveau monde, et je supplie à mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre République Américaine d’aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown.36

Progressivement, et à mesure que la persistance de l’exil assure la légitimité du pros- crit, la posture du juge s’affirme, légitimée par les souffrances subies et acceptées et par l’expérience des combats : ainsi, dans la lettre « Aux Habitants de Guernesey », cette légitimation s’opère explicitement : « Laissez, je vous le dis, le proscrit inter- céder pour le condamné. Ne dites pas : que nous veut cet étranger ? Ne dites pas au banni : de quoi te mêles-tu ? ce n’est pas ton affaire. – Je me mêle des choses du malheur ; c’est mon droit, puisque je souffre »37. Au retour d’exil, cette posture sera de nouveau légèrement infléchie. La légitimation politique étant acquise, elle sera simplement renforcée par la posture grand-paternelle du vieil homme bienveillant encourageant ses enfants à lutter, mais restant désormais à l’écart des luttes – pos- ture pacificatrice essentielle à la lutte pour l’amnistie des Communards et à l’accep- tation, par le peuple, de la République.

Cette posture auctoriale, le style alternativement emphatique et sentencieux des textes insérés dans la presse, la construction homogène de chaque texte et sa clôture sur lui-même (à laquelle contribue largement la péroraison), font de chaque écrit publié par Hugo dans les journaux à la fois un texte absolument autonome, et un élément d’une série signifiante. Comme au temps de L’Evénement, le principe sériel évite l’éparpillement et la dissémination du sens ordinairement liés à l’écriture périodique. Les textes de Victor Hugo dialoguent les uns avec les autres, s’enri- chissent mutuellement, font œuvre car reliés par une énonciation politique stable et cohérente.

7. h

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En revanche, ces textes ne dialoguent pas avec les autres textes publiés dans les mêmes journaux : la singularité, et donc la résonance des textes hugoliens passent par une autonomisation de ces textes par rapport au discours journalistique ambiant.

C’est en se distinguant de l’écriture périodique que la parole hugolienne s’affirme et se fait remarquer. Cette autonomisation s’observe d’abord au niveau du traite- ment du fait : les textes hugoliens insérés dans la presse ne sont jamais de l’ordre de l’écriture référentielle, mais toujours de l’ordre de la prise de position politique et du jugement sur les faits, sans avoir jamais vocation à rendre compte des faits sur le mode actuel du texte journalistique. Ces faits (guerre, exécution, barbarie…) sont, à la fois, une cause contre laquelle plaide l’orateur, et un point de départ à une réflexion plus vaste, de portée universelle. Par exemple, dans la lettre « Les condamnés à mort. À M. Léon Bigot » publiée par Le Rappel en novembre 1871, Victor Hugo commence par rappeler le contexte de sa lettre (la publication d’un mémoire contre la condamnation à mort de Maroteau par son avocat, Léon Bigot, qui avait adressé son texte à Victor Hugo en lui demandant son appui), mais pour réaffirmer aussitôt sa posture − celle du philosophe – qui l’autorise à envisager le fait d’actualité (la condamnation de Maroteau) du point de vue élargi des principes universels : « La

36. Id., « Aux États-Unis d’Amérique », dans ibid., p. 514.

37. Id., « Aux Habitants de Guernesey », art. cit., p. 453.

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question que vous voyez en légiste, je la vois en philosophe. Le problème que vous élucidez si parfaitement, et avec une logique éloquente, au point de vue du droit écrit, est éclairé pour moi d’une lumière plus haute et plus complète encore par le droit naturel »38. Toute la suite du texte procède ensuite par élargissements succes- sifs d’un fait d’actualité à une réflexion d’ensemble (« Vous demandez la vie pour ce condamné. Moi je la demande pour tous »), de faits circonstanciés à des concepts généraux. Loin d’être des textes de circonstance, les textes d’intervention de Victor Hugo revêtent toujours la tonalité et l’aspect de hautaines protestations contre le fait, au nom du droit, de la justice et de l’inviolabilité de la vie humaine39.

Dès lors que, par son contenu et sa fonction, la parole hugolienne s’affirme en se distinguant du discours journalistique, elle devait manifester aussi son hétéro- généité par une mise en page, voire une mise en scène, particulières. Matériellement, ces textes insérés se distinguent presque toujours par une typographie qui invite ainsi le lecteur à voir dans le texte hugolien un événement énonciatif, étranger au flux du discours journalistique consacré aux « pauvretés de l’histoire du jour et de la politique du quart d’heure »40. Visuellement, le texte de Hugo est encadré et mis en valeur par un chapeau de présentation qui le précède, et par la signature en capitales qui le suit. La signature, à partir de l’exil, sera d’ailleurs toujours la même – encore un de ces facteurs d’homogénéisation des textes en vue de leur lecture sérielle :

« victor HuGo », en petites capitales, le prénom étant légèrement plus petit que le nom. Cette signature, qui assure la légitimation de chaque texte en référence à une œuvre globale, est généralement suivie de la mention du lieu, « Marine Terrace »,

« Hauteville-House », « Bruxelles », qui met elle aussi en évidence la situation d’exil de l’énonciateur dans une perspective légitimante.

Jérôme Meizoz, lorsqu’il définit la posture comme « une façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle », voit deux dimensions dans cette posture : une dimension discursive – c’est l’ethos discursif, tel que les textes de presse de Victor Hugo contribuent à le construire –, et une dimension non-discursive qui inclut des

« conduites non-verbales de présentation de soi. »41 De fait, la posture hugolienne est illustrée aussi par l’image, Hugo adressant à des journalistes alliés des portraits montrant le penseur debout sur son rocher − sa tribune − face à l’Océan (l’adver- sité). La photographie, très connue, est redondante par rapport aux textes, dont certains extraits fonctionnent à distance comme des légendes, à l’instar de cet extrait de la lettre « Aux cinq rédacteurs-fondateurs du Rappel » publiée dans Le Rappel du 4 mai 1869 : « Du reste, je ne suis plus guère bon qu’à vivre tête à tête avec l’Océan […]. J’ai pour spectacle ce drame : l’écume insultant le rocher. Je me laisse distraire des grandeurs impériales et royales par la grandeur de la nature. »42 Plus tard, lorsque la posture du combattant sera graduellement remplacée par celle de l’aïeul, c’est une autre imagerie qui prendra le relais, comme le montre la Une de La Presse illustrée du 4 avril 1874 qui présente, sur un tiers de la page, verticalement, le poème « À l’enfant

38. Id., « À M. Léon Bigot, avocat de Maroteau », Actes et paroles, dans O. C., vol. « Politique

», p. 832.

39. Pour l’opposition hugolienne entre « le fait » et « le droit », voir « Le Droit et la Loi », dans ibid., pp. 63-87.

40. Id., « Pyrénées », 27 juillet 1843, Alpes et Pyrénées, dans O. C., vol. « Voyages », p. 773.

41. Jérôme meizoz, « “Postures” d’auteur et poétique (Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq) », dans Vox Poetica, 2004. [En ligne], URL : http://www.vox-poetica.org/t/meizoz.html

42. Id., « Le Rappel », dans Actes et Paroles, op. cit., p. 622.

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malade pendant le siège » en gros caractères, et sur les deux tiers restant, une gra- vure de Daniel Vierge intitulée « Victor Hugo et sa petite-fille ».

Cette scène intimiste et quotidienne sert le combat de Victor Hugo pour l’amnistie des Communards en proposant une image rassurante du patriarche asso- ciée à la mention indirecte des événements de 1871. Tout est fait, en somme, pour que les interventions hugoliennes se légitiment l’une l’autre par la construction d’un discours construit toujours sur le même schéma énonciatif, de thèmes redondants qui ne sont pas du radotage mais visent bien à la répétition pédagogique, et surtout par la construction toujours renouvelée d’une posture auctoriale appuyée par les images, textes et images validant et revalidant sans cesse une posture énonciative qui les valide en retour.

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Le rapport de la parole hugolienne au discours journalistique, dans lequel elle s’insère et qu’elle utilise comme faire-valoir, mais en exhibant toujours son hétéro- généité et sa radicale originalité par une mise en scène de la voix, est mis en abyme dans un intéressant article signé Charles Hugo, et paru dans Le Rappel le 11 sep- tembre 186943. Cet article, titré « Une visite à Victor Hugo », et placé en Une du Rappel, nous intéresse en ce qu’il répond parfaitement à un genre journalistique bien identifié, le reportage, couplé à l’interview. Deuxième d’une série consacrée aux grandes figures républicaines contemporains (Barbès, Louis Blanc, Schoelcher…), il répond à une nécessité politique : répondre (indirectement) à l’appel que Félix Pyat lança le 9 septembre à Victor Hugo pour l’inciter à accepter la dernière amnistie

43. Cet article sera repris dans Les Hommes de l’exil, de Charles HuGo, en 1874-1875.

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