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Esquisse d'une théorie de la monnaie chez Lacan

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ESQUISSE D’UNE THÉORIE DE LA MONNAIE CHEZ LACAN

L’investigation des usages lacaniens du terme de monnaie nous met en présence de trois sources d’influence récurrentes dans la pensée de Lacan :

- la pensée des Lumières, orientée dans la recherche effective des plaisirs et du bonheur, par la question de la valeur et des valeurs

- la pensée utilitariste, qui instaure la scène des entités fictives comme arène du calcul des plaisirs et des peines, dont la monnaie est l’instrument de mesure.

- la pensée freudienne, en particulier sa notion de pulsion comme exigence de travail au sein de l’économie psychique.

L’installation de la problématique monétaire est donc guidée par ces trois références au croisement de la pensée des valeurs et de l’économie politique.

1) La source des Lumières

Avec l’accélération des échanges au XVIII ème siècle, la question de la valeur marchande des biens revient au premier plan. Les premiers économistes mais aussi certains philosophes établissent des comparaisons entre la monnaie et le signe, le commerce et la communication.1 Francine Markovits, dans l’Ordre des échanges2 analyse les controverses entre économistes autour la valeur représentative des signes, qu’ils soient linguistiques ou monétaires : si Quesnay dénie aux signes une matérialité propre, Turgot en revanche établit un parallèle entre l’échange des signes et la valeur monétaire des choses échangées. Cette controverse n’est autre que celle qui oppose la représentation des choses par des signes adéquats et l’expression des choses par identification aux signes.

Si l’analyse linguistique des Lumières est à dominante nominaliste, c’est-à-dire que le principe de représentation renvoie à un espace d’adéquation entre la pensée et le langage, l’attention renouvelée aux manifestions d’un langage expressif, aux effets du discours refait apparaître les contours d’une économie du discours, où la langue se définit par son dynamisme physique, le discours par ses effets politiques et sociaux, le langage par sa dépense affective. La jonction entre examen des valeurs en morale et étude de la valeur en économie politique s’effectue par l’opérateur monétaire.

Les penseurs des Lumières héritent de la question des rapports entre bonheur et utilité, posée par les philosophes du XVIIème siècle : dans leur effort pour penser la valeur des choses, ils avaient défendu la thèse d’un subjectivisme des valeurs :

1 chez F.Bacon, qui compare le signe linguistique et la monnaie, chez Hobbes et Leibniz qui eux aussi de servent de la monnaie pour illustrer la nature du signe, chez Locke encore qui compare l’abus des mots à celui des chiffres et de la monnaie.

2 Philosophie de l’économie et économie du discours au XVIIIème siècle en France, Paris, PUF, 1986.

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- Descartes avait soutenu que les choses convenables et bonnes se rapportaient à l’utilité de l’homme et qu’elles le satisfaisait en accroissant sa perfection ;

- Hobbes prétendait que la valeur des choses ne leur est nullement intrinsèque mais dépend de leur aptitude à conserver l’individu en produisant en lui des passions agréables ;

- Spinoza avait relié l’utilité de l’objet, le désir de le posséder, la joie de la jouissance tirée de sa possession et la valeur qu’on lui attribue : « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons écrit Spinoza dans l’Ethique.3

L’originalité des penseurs des Lumières, en particulier celle des philosophes moralistes des Lumières écossaises, Shaftesbury, Hutcheson, et Adam Smith et Hume consiste à considérer qu’ « il n’est pas du tout évident que le jeu des plaisirs et des douleurs ait pour théâtre le moi individuel »4 et que si fictive que soit la passion, il est plus correct de dire que c’est elle qui calcule en nous : c’est le jeu passionnel qui sous-tend la subjectivité. Les signifiants sont des semblants qu’il s’agit de disposer dans des dispositifs juridiques, économiques, sociaux, politiques.

L’apport de Hume est de dégager la notion d’entité fictive à partir d’une analyse des signifiants. Avec Smith, il considère que le seul critère rationnel de la morale et de la justice réside dans « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Peu importe les intentions, dont la pureté est toujours indécidable, seuls comptent le résultat, les conséquences : c’est une philosophie conséquentialiste. Est valorisé ce qui rapporte ou produit des conséquences pratiques désirables. Cette philosophie porte toutefois en elle une dimension sacrificialiste puisque les intérêts des individus doivent parfois être sacrifiés pour l’intérêt du plus grand nombre.

Ces philosophes vont exercer une influence majeure sur la naissance de l’utilitarisme.

2) La doctrine utilitariste

L’utilitarisme est la doctrine élaborée par Jérémy Bentham et affinée par John Stuart Mill. Elle repose sur un pilier positif, qui va devenir le présupposé de la majorité des doctrines économiques postérieures : les hommes sont des individus égoïstes, calculateurs et rationnels mais aussi sur un pilier normatif qui pose que les intérêts des individus doivent être subordonnés à ceux du plus grand nombre. Bentham suggère qu'il y a dans l'utilitarisme l'articulation d'un principe individuel de plaisir et d'une norme politique où se conjuguent la raison et la loi. Ce principe, aussi bien en morale qu'en politique voire en économie, propose

3 Ethique III, 9, scolie, trad. Robert Misrahi, Paris, PUF, 1990.

4 J.P.Cléro, Le calcul benthamien des plaisirs et des peines, in Le plaisir, Réflexions antiques, approches modernes, PURH, 2006.

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d'adopter une tactique des plaisirs en vue d'éviter la douleur ou la souffrance, mais cette articulation est problématique car une tension s'exerce de façon permanente entre le maximum de plaisir désirable et accessible et le maximum de bonheur compatible avec celui de chacun.

La sphère de l’utilité, occupé par des entités fictive est la scène où s'organisent les pratiques et les objectifs des hommes, où s’opère la distribution sociale des biens, c'est-à-dire la distribution sociale « des plaisirs et des douleurs », qui sont les entités réelles. L'artifice institutionnel vise donc à créer les conditions permettant d'optimiser la sphère de l'utilité.

Pour Bentham, l’instrument par lequel le législateur mesure les quantités de douleur ou de plaisir est la monnaie.

La monnaie est ainsi érigée en équivalent hégémonique de la mesure de la valeur des choses et de biens, des investissements ou des échanges c’est-à-dire de l’utilité des choses.

L’utilité n’est alors pas une idée neuve en Europe puisque c’est une notion issue du droit romain où elle désignait la capacité d’un objet à satisfaire un besoin de la vie humaine en société, ce qui impliquait qu’il soit concret et disponible, mais en quantité limitée. Etaient considérés comme sans utilité un cadavre ou un bien appartenant à l’ennemi mais également l’air, l’eau pluviale, la mer communs à tous. La disponibilité restreinte de l’objet faisait prendre conscience aux sujets de leur intérêt à s’en assurer la jouissance et à le soustraire à la disposition commune de tous les autres. Cicéron lie l’utilitas privée et l’utilitas commune, sauf dans le cas où l’utilitas commune entravait l’utilitas individuelle, l’utilitas s’opposant à la cupiditas (avidité).

Ce qui va intéresser Lacan dans l’utilitarisme, particulièrement dans son séminaire VII, c’est le signifiant.

3) La source freudienne

Il est connu que Freud a emprunté à la thermodynamique ses modèles pour penser l’autre scène psychique qu’il était en train de découvrir. L'origine du concept de pulsion (Trieb) y prend ses références, où la pulsion se définit comme exigence de travail, morceau d'activité orienté dans un seul but : la décharge motrice. Freud distingue quatre termes dans cette exigence de travail: la source, ce sont les organes du corps ; la poussée, facteur moteur de la pulsion ; l’objet, qui n’a aucune importance, qui peut facilement être échangé contre un autre donc se révèle indifférent et le but qui est toujours la décharge de satisfaction mais peut subir une transformation.

De ce point de départ, où la pulsion est présentée comme exigence de travail, Freud en vient à définir le psychisme comme une économie, en reprenant à son compte le principe d’économie énoncé par Leibniz en 1697 de la manière suivante : « il y a toujours, dans les

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choses, un principe de détermination (…) à savoir que le maximum d’effet soit fourni avec le minimum de dépense »5, principe qui a conquis selon Leibniz le principe de raison lui-même.

Quand il élabore ses Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, en 1911, Freud revient sur ses analyses de l’économie psychique et reprend l’idée d’une tendance générale de notre appareil psychique à une moindre dépense. Si le moi-plaisir ne peut rien faire d’autre que travailler - à gagner du plaisir et éviter le déplaisir selon une approche benthamienne-, de même le moi-réalité n’a rien d’autre à faire que de tendre vers l’utile et s’assurer contre les dommages. Cette analyse sera toutefois révisée au tournant des années 1920 avec la mise en évidence d’une pulsion de mort, qui porte au-delà du principe de plaisir, du côté de la jouissance où la satisfaction est souffrance.

Lorsque le principe de plaisir signifie réduction absolue des tensions - selon le principe économique de la réduction des tensions à zéro, réduction du fracas et du tumulte de la pulsion de vie - il peut même se mettre « au service de la pulsion de mort. »6

Sur un plan épistémique, Freud met en garde contre la tentation de se laisser entraîner à introduire l’étalon de réalité dans les formations psychiques refoulées. La distinction entre réalité psychique - la fiction investie d’affect - et réalité extra psychique - la vérité - est très difficile à opérer. En matière de processus psychique, « la réalité de pensée équivaut à la réalité extérieure. »7 C’est pourquoi ajoute-t-il, « on a l’obligation de se servir de la monnaie qui a cours dans le pays que l’on explore - dans notre cas, la monnaie névrotique. » 8

La monnaie s’entend ici comme davantage qu’une métaphore du langage, c’est aussi une logique, un mode de satisfaction pulsionnelle, une orientation que le rapprochement avec l’idée d’un pays que l’on explore invite à considérer comme d’abord inconnus donc à déchiffrer. Qu’il y ait une langue propre à une structure est déjà le fruit inouï d’une écoute nouvelle.

Il n’est guère surprenant que, pensant le psychisme comme une économie où la pulsion est au travail, Freud en vienne à faire usage de la notion de monnaie, centrale dans les théories économiques, notamment quand elles se penchent sur la question de la valeur.

Quatre ans plus tard, dans ses Actuelles considérations sur la guerre et sur la mort, Freud nous livre son analyse du rapport de l’individu à l’Etat : ce dernier exige du premier un sacrifice de jouissance, il faut payer de sa personne (c’est l’époque où les hommes servent de chair à canon) analyse qu’il confirme dans Malaise dans la civilisation en 1930.

La monnaie se retrouve donc dans chacune de ces pensées de la valeur : dans l’économie des échanges de biens ou linguistiques, dans la mesure des plaisirs et des peines, dans la nouvelle économie psychique freudienne.

5 De rerum originatione radicali, Opuscules philosophiques choisis, trad. Paul Schrecker, Paris, Vrin, 1978, p85.

6 « Au-delà du principe de plaisir » (1920), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981

7 S.Freud, Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, Résultats, Idées, Problèmes, Paris, PUF, p142.

8 Ibid.

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En se servant lui aussi de la monnaie comme instrument de sa théorie du signifiant et en s’appuyant sur la notion marxiste de plus-value, Lacan va contribuer à renouveler la question monétaire.

1. Le signe comme monnaie d’échange

Qu’elle soit courante, effacée ou fausse, la monnaie est d’abord chez Lacan une métaphore du langage. Lacan s’inscrit donc dans la tradition qui compare les signes et la monnaie. Rappelons que Lacan ne distingue pas le langage comme instrument de la pensée et le langage véhicule des passions mais il s’appuie sur la différence saussurienne entre signifiant et signifié. Le rapport à cet objet particulier qu’est la monnaie lui sert à circuler dans l’opacité du signifiant inconscient.

La monnaie est aussi l’une des clés utilisée par Lacan pour articuler le champ de la vérité à la valeur économique de la jouissance.

La monnaie vise donc à interroger la fonction du signe dans l’économie du discours.

1.1. La monnaie courante, monnaie d’un signe effacé

L’occurrence du signifiant monnaie dans l’enseignement de Lacan insérée dans l’expression « monnaie courante » révèle d’abord la manière dont Lacan va progressivement dégager un autre régime discursif que celui en vigueur dans ce qu’il va qualifier de « discours courant ». Il prolonge ainsi, en l’accentuant, l’image de la monnaie névrotique identifiée par Freud. Ce régime nouveau concerne aussi bien la parole analysante que celle de son enseignement, puisque que celui-ci s’élabore à partir de ce qui s’entend dans les cures. Ce dernier va s’extraire progressivement à la fois des idéaux de la civilisation et des préjugés de la science psychiatrique d’abord puis de « la dégradation de la psychanalyse, consécutive sa transplantation américaine. »9

Lacan dans ses années de formation est influencé par le surréalisme. Breton énonce dans son Manifeste le projet du surréalisme en ces termes: « Le surréalisme en tant que mouvement organisé a pris naissance dans une opération de grande envergure portant sur le langage. Retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte, restituer le langage à sa vraie vie. »10

Lacan signe son geste d’entrée dans la psychanalyse par l’attention qu’il va porter au dire des délirants, considéré comme négligeable par les psychiatres de son temps. Cette attention va le conduire dans son séminaire III consacré aux psychoses à la nécessité de poser la notion de discours par laquelle il vise « l’économie du discours, le rapport de la signification à la signification, le rapport de leur discours à l’ordonnance commune du

9 La signification du phallus, 1958, Ecrits II, Points Seuil 1999, p165.

10 André Breton, Manifeste du surréalisme, Folio Essai, Gallimard, 2000, p165 et 167.

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discours. »11 Son expérience des cures va lui permettre de se rendre compte à quel point le sujet est aliéné à l’ordre symbolique de la même façon qu’il se trouve aliéné à l’image dans le registre imaginaire. La relation du sujet au signifiant est encore plus primaire que sa relation à l’image : c’est l’apport du séminaire III consacré aux psychoses. L’attention

Lacan emprunte sa conception du langage comme monnaie d’abord à Mallarmé auquel il fait référence de manière insistante dans les années 1950 quoique selon des significations un peu nuancées en fonction des contextes concernés:

- dans son premier rapport de Rome intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » prononcé en septembre 1953. Lacan indique que « l’art de l’analyste doit être de suspendre les certitudes du sujet, jusqu’à ce que s’en consument les derniers mirages. Et c’est dans le discours que doit se scander leur résolution.

Quelque vide en effet qu’apparaisse ce discours, il n’en est ainsi qu’à le prendre à sa valeur faciale : celle qui justifie la phrase de Mallarmé quand il compare l’usage commun du langage à l’échange d’une monnaie dont l’avers comme l’envers ne montrent plus que des figures effacées et que l’on se passe de main en main « en silence ». Cette métaphore suffit à nous rappeler que la parole, même à l’extrême de son usure, garde sa valeur de tessère (tablette ou jeton) ».

Ce n’est pas une condamnation de la parole vide car Lacan poursuit:

« Même s’il ne communique rien, le discours représente l’existence de la communication ; même s’il nie l’évidence, il affirme que la parole constitue la vérité ; même s’il est destiné à tromper, il spécule sur la foi dans le témoignage.»12

C’est l’instance même du dire qui va progressivement se démarquer par rapport à celle du dit pour constituer un écart irréductible, la différence discursive entre énonciation et énoncé.

- l’année suivante dans son premier Séminaire, consacré aux Ecrits techniques de Freud, le 7 avril 1954 par référence à sa citation de 1953, Lacan reprend : même parler pour ne rien dire

« a aussi sa signification ; cette réalisation du langage qui ne sert plus que comme une monnaie effacée que l’on se passe en silence, cité dans mon Rapport, et qui est de Mallarmé, montre une fois de plus la fonction pure du langage, qui est justement de nous assurer que nous sommes - et rien de plus. »13 Lacan explique un peu plus loin ce qu’il entend : « tous les êtres humains participent à l’univers des symboles. Il y sont inclus et le subissent, beaucoup plus qu’ils ne le constituent. Ils en sont bien plus les supports qu’ils n’en sont les agents. »14 On peut ici relever la différence avec les présupposés dominants des théories économiques fondées sur l’hypothèse de l’agent économique. Une autre fonction du langage se dégage, qui débouchera sur le néologisme de parlêtre, nous assurer de notre être.

11 Le Sémonaire, Livre III, p44.

12 Ecrits I, 1966, Point Seuil, p250.

13 Le Séminaire, Livre 1, Paris, Point Seuil, p248.

14 Ibid, p249.

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- dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », encore, communication présentée au Congrès de Royaumont dans la cadre des « Colloques philosophiques internationaux », à l’invitation de Jean Wahl en septembre 1960, publié dans les Ecrits15, Lacan évoque cette fois le faux discours, « ce que le discours réalise à se vider comme parole, à n’être plus que la monnaie à la frappe usée dont parle Mallarmé, qu’on se passe de main à main « en silence ». Le contraire du faux discours, c’est la prosopopée de la vérité qui parle dans un lieu intersticiel, entre dénotation et désignation, comme s’y situe la parole poétique selon Mallarmé. Il faut toutefois préciser que selon Lacan la vérité ne se dit pas toute mais ne peut que se mi-dire.

- l’année suivante enfin dans son séminaire consacré à L’identification :

« Je pense donc je suis » me paraît sous cette forme concentrer les usages communs, au point de devenir cette monnaie usée sans figure à laquelle Mallarmé fait allusion quelque part. Si nous le retenons un instant et essayons d’en polir la fonction de signe, si nous essayons d’en ranimer la fonction à notre usage, je voudrais vous remarquer ceci, c’est que cette formule, « je pense » n’est pas une pensée. »16 La référence de 1954 laissait plutôt entendre un « je parle donc je suis. »

L’expression « monnaie usée » que cite Lacan n’est en réalité pas présente chez Mallarmé. Peut-être vient-elle plutôt de Nietzsche,17 qui précise : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal. »18

Dans Divagations, Crise de Vers19, voici ce qu’écrit Mallarmé :

« Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie, l'emploi élémentaire du discours dessert l'universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d'écrits contemporains. [...]

Mallarmé en déduit par contraste la parole du poète :

“Au contraire d'une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d'abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, par nécessité constitutive d'un art consacré aux fictions, sa virtualité. ”

15 Ecrits II, Paris, Point Seuil, p281.

16 L’identification, 15 novembre 1961.

17 Comme le suggère Nils Gascuel dans « Le style du pire Lacan et Mallarmé », Essaim 2006/1 n°16, p111-128, disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/revue-essaim-2006-1-page-111.htm.

18 F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Babel, Actes-Sud, Arles, 1997, p 16 19 S.Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard poésie, 2003, p259.

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En distinguant la fonction économique de la parole, vouée à la communication, de sa fonction symbolique ou poétique, Mallarmé entendait ériger la littérature en espace privilégié d'une crise générale des valeurs et des représentations.

La référence à la monnaie sert donc Lacan à dégager différentes fonctions du langage

- faire exister les relations sociales, dans l’échange, même quand il est vide (1953) : c’est sa valeur d’échange

- nous assurer de notre être (1954) : c’est sa valeur d’usage, qui est nulle quand on ne l’utilise pas

- souligner qu’il peut se dévaluer (se polir, 1960) ou se réévaluer (se ranimer, 1961) : c’est sa fonction d’instrument de mesure.

- interroger la fonction de dénomination, à savoir le rapport du signifiant à son référent (1964):

« Il y a un mode d’interroger la fonction de la dénomination, c’est de prendre le signifiant comme quelque chose qui, soit se colle, soit se détache de l’individu qu’il est fait pour désigner (...) » 20

Le collage renvoie à la frappe monétaire tandis que le détachement vise un mouvement d’autonomisation par rapport au référent, sous l’effet de l’usage et de dématérialisation (suppression progressive de la référence à l’étalon monétaire).

Lacan va en effet dégager après Freud un régime discursif où le langage rompt avec sa fonction traditionnelle de représentation, celui du traumatisme.

1.2.La frappe monétaire comme résonnance traumatique

La notion de frappe de la monnaie renvoie à cette période où la monnaie a été constituée de métal précieux (or et argent), accentuant sa fonction de réserve de valeur. C’est aussi la période de l’étalon monétaire.

Lacan a recours à la métaphore de la frappe monétaire dans son premier Séminaire pour dégager la valeur de ce qui constitue un traumatisme, c’est-à-dire un phénomène qui produit des résonnances à la suite d’une effraction qui n’a pas été intégrée. S’ouvre ici le champ antérieur à l’intentionnalité et à l’organisation même spatio-temporels des vécus. La barre que Lacan dégage entre le signifiant et le signifié est alors particulièrement sensible : le symptôme inconscient opère ici « une oblitération des vécus par le non – sens et même le hors sens. »21 Le signifiant de détache de sa fonction représentative.

20 Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 9 décembre 1964.

21 Guy-Félix Duportail, L’a priori littéral, Cerf, 2003, p23.

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« Ce rêve d’angoisse est pour nous, ainsi, la première manifestation de la valeur traumatique de ce que j’ai appelé tout à l’heure l’effraction imaginaire ; disons si vous voulez pour emprunter un terme à la théorie des instincts (…) la Prägung- emportant avec lui les résonnances de la frappe, frappe d’une monnaie - de la Prägung de l’événement traumatique originatif...Cette Prägung se situe dans un inconscient non refoulé, disons qu’elle n’a été intégrée d’aucune façon au système verbalisé du sujet, qu’elle n’est même pas encore montée à la verbalisation. »22

Quand c’est l’ensemble du signifiant qui prend cette valeur traumatique, le statut même des personnes grammaticales en vient à être fragilisé, comme le souligne Lacan dans Les psychoses :

« Quant au je, est-il lui aussi une monnaie, un élément fiduciaire circulant dans le discours ?(…) Le tu est loin de s’adresser à une personne ineffable, à cette espèce d’au-delà dont les tendances sentimentalistes, à la mode de l’existentialisme, voudraient nous montrer l’accent premier. C’est tout à fait autre chose dans l’usage. »23

C’est dans ses Problèmes dits cruciaux donc de première importance pour la psychanalyse que Lacan revient explicitement sur sa méthode d’investigation du langage à l’aide de la monnaie. Il souligne que si peu de linguistes ont recours à la monnaie dans leurs travaux, en revanche, ceux qui étudient la monnaie font fréquemment référence au langage.

Le but est d’éviter toute configuration psychologique. Il s’agit de poser la question commune : examiner de quoi la monnaie est le garant peut aider à mieux cerner de quoi le signifiant est le garant24 : ni instrument de mesure neutre, objectivant la valeur d’un bien, simple intermédiaire des échanges entre biens recherchés pour leur utilité, ni simple réserve de valeur indexée sur une quantité de métal dont elle dirait la vérité. Alors quoi ?

On croit un instant que Lacan va enfin dire ce qu’il a derrière la tête, de quoi Lacan est le garant en l’occurrence mais non. Il se défile une nouvelle fois à l’approche même de la chose :

« Ce n’est pas la monnaie de mon enseignement qui vous sera donnée ici, à moins que vous n’entendiez précisément par le terme de monnaie, justement ces moments fermes, voire fermés, opaques et résistants dont je ne fais ailleurs, bien souvent, que pouvoir faire plus que de vous faire passer la présence sous ce que pour vous j’articule. Ce sera donc en fin de compte, si c’est selon mon vœu, des éléments plus durs, plus opaques, plus localisés qui vous seront proposés. »25

22 Les écrits techniques de Freud, 19 mai 1954.

23 Les psychoses, 13 juin 1956.

24 « Terme oublié dans les travaux des linguistes mais dont il est clair qu’avant eux, et dans ceux qui ont étudié la monnaie, dans leur texte, on voit venir sous leur plume, en quelque sorte nécessairement, la référence avec le langage, le langage, le signifiant comme garantie de quelque chose qui dépasse infiniment le problème de l’objectif et qui n’est pas non plus ce point idéal, où nous pouvons nous placer, de référence à la vérité » Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 9 décembre 1964

25 Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 27 janvier 1965.

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Revenons donc à son invite sur les quelques moments fermes et opaques où Lacan use de la monnaie dans son enseignement pour tenter de sentir cette présence fuyante.

1.3.Les emplois de la monnaie

Livre V : Les formations de l’inconscient, je cite :

« Les phénomènes de stature et de prestige sont à tel point la monnaie courante de notre expérience vécue que nous n’en percevons même pas le relief…Entendez le dans les deux sens de ce terme ambigu. »26

L’expression monnaie courante peut se comprendre ici comme faisant référence, retour, à une expérience à la fois quotidienne et perdue de vue, perdue de vue car quotidienne : les phénomènes de stature et de prestige – expérience comportant le risque de passer à côté des coordonnées de ce phénomène, en raison même de son caractère répété. Elle coïncide avec la rencontre d’une ambiguïté lexicale à laquelle il convient de porter attention dans le contexte du Séminaire qui concerne les Formations de l’inconscient. Elle fait référence aux luttes de prestige en vigueur depuis la prime enfance chez tous les sujets. « La relativité du désir humain par rapport au désir de l’autre, nous la connaissons dans toute réaction où il y a rivalité, concurrence, et jusque dans tout le développement de la civilisation » indiquait Lacan dans son séminaire sur les Ecrits techniques de Freud27. C’est une analyse qui mérite d’être lue à l’envers- dans les deux sens est-il dit, c’est-à-dire qui vaut évidemment d’abord pour le désir de monnaie, en tant que représentant de la richesse, en tant que représentant visible, relief et qui vaut aussi dans l’expérience à laquelle la psychanalyse non pas confère mais reconnaît un statut privilégié, l’expérience sexuelle.

En témoigne quinze ans plus tard le retour de la formule:

« C’est la monnaie courante - l’homme, il est actif le cher mignon. Dans le rapport sexuel pourtant, il me semble que c’est plutôt la femme qui, elle, en met un coup. »28

Lacan invite alors les analystes à « aérer un peu le sens avec des éléments qui seraient un peu nouveaux. »29

Aérer un peu le sens dans le rapport sexuel, aérer un peu le sens dans la distinction anatomique entre les sexes :

26 J.Lacan, Le Séminaire Livre IV, Les formations de l’inconscient, 18 décembre 1957.

27 Le Séminaire, Livre I, p233.

28 Ibid.

29 Le Séminaire XIX, Ou Pire, Paris, Seuil, 2011, 17 mai 1972, p187.

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« Ils ne se reconnaissent comme êtres parlants qu’à rejeter cette distinction par toutes sortes d’identifications dont c’est la monnaie courante de la psychanalyse que de s’apercevoir que c’est le ressort majeur des phases de chaque enfance. »30

Resserrer le sens au contraire, le rapport à l’étalon, pour penser cliniquement l’interpénétration de la sexualité et de la mort :

« La sexualité vient s’engager dans les défilés du signifiant par son facteur létal. Ce n’est pas parce que nous le constatons, ce facteur létal, qu’il est élucidé là-dedans, pas plus que l’être pour la mort n’est absolument, chez nous, monnaie courante, quoi qu’on en dise, n’est-ce pas ?31

Ce qui tourne chez Lacan à l’agacement, c’est quand son enseignement est mal compris :

- soit qu’il circule de bouche à oreille, en étant purement et simplement répété, en ritournelle, sa valeur se perdant dans l’échange et dans l’usage : « C’est monnaie courante d’entendre que le transfert est une répétition. »32

- soit qu’il tombe « à la portée des innocents pour qu’ils s’en servent à tort et à travers, ce qui est vraiment monnaie courante, parfois, dans mon entourage. »33

Essayons toutefois de poursuivre, malgré cette mise en garde, sur l’exploration des propriétés signifiantes de la monnaie.

2. La monnaie, le phallus, les deux fétiches de Lacan ou les propriétés signifiantes de la monnaie

La monnaie paraît partager avec le signifiant phallus la capacité de représenter l’ensemble des autres significations. Ils seraient ainsi indéfiniment recherchés pour cette faculté même, qui les rend aussi insaisissable.

2.1. La monnaie, un signe comme les autres ?

La relation d’objet, qui s’inscrit pour Lacan sur fond d’échange, est primitivement relation entre des signes. Mais dans cette économie des signes, tous ne sont pas équivalents ou interchangeables ni même échangeables ou déjà constitués. Certains sont constituants c’est-à- dire créateurs de valeur:

« Ce qui se produit de la relation avec l’objet le plus primordial, l’objet maternel, s’opère d’emblée sur des signes, sur ce que nous pourrions appeler pour imager ce que nous voulons dire, la monnaie du désir de l’Autre…Parmi ces signes, une division peut s’opérer.

En effet, tous ne sont pas réductibles à ce que je vous ai déjà indiqué comme des titres de

30 Ibid, 8 décembre 1971.

31 Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 29 mai 1964.

32 Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 29 janvier 1964.

33 L’envers de la psychanalyse, 10 juin 1970.

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propriété, des valeurs fiduciaires, valeurs représentatives, monnaie d’échange, signes constitués comme tels. Il y en a parmi ces signes qui sont des signes constituants, je veux dire par où la création de valeur est assurée, par où ce quelque chose de réel qui est engagé à chaque instant dans cette économie est frappé de cette balle qui en fait un signe…Tout le possible de l’introduction à l’ordre de l’amour suppose ce signe fondamental pour le sujet qui peut être ou annulé ou reconnu comme tel. »34

Parmi ces signes électifs, on retrouve le phallus qui, dans l’ économie des objets et des signes, a une fonction privilégiée : il « est plus dépendant qu’un autre (objet) d’une fonction de signifiance. Les autres objets sont jusqu’à un certain degré donnés au-dehors en tant qu’objets tandis que le phallus est une monnaie dans l’échange amoureux, qui a besoin de passer à l’état de signifiant pour servir de moyen, à la façon de ces scories ou coquillages qui servent dans certaines tribus éloignées d’objets d’échange. »35

Il ne s’agit donc pas là d’une logique d’attribution - avoir ou non le phallus - mais d’un moyen dans l’économie des échanges, amoureux spécialement, et moyen qui partage avec la monnaie la caractéristique de ne pas disparaître dans l’échange mais de tendre à être désiré pour lui-même.

Vers la fin de ce même Séminaire, Lacan poursuit son exploration de l’économie des échanges à partir de la distinction appliquée à la marchandise entre valeur d’usage et valeur d’échange. La différence entre valeur d’usage et valeur d’échange n’est pas propre au développement de l’économie capitaliste, elle apparaît dès qu’il y a commerce et a été analysée par Aristote. Aristote voit dans l’utilisation l’usage propre de la chose alors que la valeur d’échange est son usage non propre et lui est accidentelle. Dans la production artisanale, seul le besoin est producteur, le besoin ou l’utilité fondent la valeur d’échange, l’argent n’est qu’un substitut. Aristote reconnaît la nécessité que tous les biens soient mesurés à l’aide d’un unique étalon et cet étalon n’est autre que le besoin qui est le bien universel mais il remarque déjà dans son Ethique à Nicomaque que la monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin36.

Smith et Ricardo à leur tour distingueront la valeur d’usage et la valeur d’échange qui doit avoir un fondement objectif indépendamment de la marchandise échangée et de l’usage qui est fait par l’utilisateur. Mais la monnaie n’est là que pour simplifier le troc.

Quand il s’astreint à étudier « toute cette merde d’économie » comme il l’écrit dans une lettre à Engels le 2 avril 1851, expression confirmée 8 ans plus tard, parce que le monde qui l’entoure lui doit ses caractéristiques, Marx s’appuie sur les analyses aristotéliciennes, et notamment sur son concept de praxis qui permet de situer dans la finitude l’activité de constitution du donné et de définir cette finitude non par la conscience théorétique mais par sa corporéité vivante. C’est un point d’écart avec l’influence sur Marx d’Hegel pour qui le travail procure son effectivité à la conscience de soi. Pour Marx, parce que le travail est la

34 Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, 12 février 1958.

35 Les formations de l’inconscient, 25 juin 1958.

36 Ethique à Nicomaque, V, 8, 1133a, Vrin.

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mise en mouvement des forces naturelles appartenant à la corporéité - on peut à cet égard s’interroger sur le partage entre travail comme exigence pulsionnelle ou travail comme activité de transformation - l’étant apparaît sous la forme phénoménale de l’utilité. Sa forme caractéristique est alors la valeur d’usage : l’utilité d’une chose en fait sa valeur d’usage. A l’époque industrielle, l’étant devient marchandise, c’est la première phrase du Capital : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque collection de marchandises dont la marchandise individuelle est la forme élémentaire. » Il s’agit donc selon la formulation des Manuscrits de 1861-1863 de partir de la marchandise comme d’un donné. Dès lors que le capitalisme a pour finalité la production de la valeur d’échange, celle-ci n’est plus une propriété accidentelle de l’objet produit mais son essence, l’utilité devenant secondaire. La valeur d’échange apparaît quand la chose utile est échangée, elle est précisément ce qui la rend échangeable.

La valeur d’échange apparaît comme le résultat d’une réduction de la valeur d’usage, son résidu.

Ces rappels permettent de mieux comprendre la fin du séminaire IV sur la relation d’objet envisagée dans le cadre de l’économie des échanges fondée sur la monnaie. Lacan rencontre le statut spécial de la monnaie qui paraît servir de moyen d’échange mais conserver tout de même une valeur d’usage dans un coffre, où l’on sait que Lacan situe également l’objet agalmatique, qui ne conserve sa valeur que pourvu qu’on n’y touche pas.

« La valeur d’usage à l’intérieur, là où on l’attendrait, est précisément interdite, et il n’y subsiste que par sa valeur d’échange. Là où c’est plus énigmatique, c’est quand il ne s’agit plus de la marchandise mais du fétiche par excellence, de la monnaie. Alors là, cette chose qui n’a pas de valeur d’usage, qui n’a que valeur d’échange, quelle valeur conserve-t- elle quand elle est dans un coffre ? Il est pourtant bien clair qu’on l’y met et qu’on l’y garde.

Qu’est-ce que c’est que ce dedans qui semble rendre complètement énigmatique ce qu’on y enferme ? Est-ce qu’à sa façon, par rapport à ce qui fait l’essence de la monnaie, ça n’est pas un dedans tout à fait en dehors, en dehors de ce qui fait l’essence de la monnaie ? »

Ces considérations sur l’exception monétaire par rapport aux autres objets en ce sens qu’elle comporterait une valeur autre que d’échange même conservée dans un entrepôt ouvre sur des développements sur le fétichisme de la monnaie.

2.2. La monnaie, fétiche par excellence

Lacan repère donc dans son séminaire IV sur La relation d’objet, que la pièce de monnaie ne répond pas aux mêmes propriétés que les autres objets de l’expérience humaine courante, ce qui lui permet de mettre en évidence les coordonnées d’une relation d’écran à l’objet. Il étudie en effet la situation où cette pièce n’est pas recherchée à titre de moyen d’échange, son usage courant, ni même à titre de mise en réserve, perspective du thésauriseur,

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mais pour sa valorisation. Il s’inscrit alors, quoique sans développer, dans les analyses de Marx sur le fétichisme de la marchandise37.

L’analyse de Marx se situe à l’intersection de la philosophie des représentations, de la religion et d’une critique de l’économie politique. Marx ne procède pas à l’unification théorique de ces différents terrains mais à leur mise en relation dynamique. En ce sens, le fétichisme est à la fois une métaphore et un concept qui donne accès à la façon dont Marx relie représentations symboliques et monétaires :

« Les nations qui sont encore aveuglées par l’éclat sensible des métaux précieux et qui sont encore des fétichistes de l’argent-métal ne sont pas encore des nations d’argent achevées » indique-t-il dans les manuscrits de 1844.38

Marx montre que les représentations sont des médiations dynamiques. Pour Marx, l’argent, qui a pour fonction de relier les besoins à leur satisfaction ne disparaît pas au cours de la médiation qu’il effectue mais y acquiert une puissance unique et devient l’objet d’une demande spécifique. A terme, l’argent est moins une représentation monétaire que cette force sociale qui permet la réalisation objective des représentations subjectives. Il est le moyen et a le pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation : l’argent est la confusion et la permutation universelle de toutes choses donc le monde à l’envers.

« Représentant matériel de la richesse générale, l’argent ne devient réel qu’en étant jeté à nouveau en circulation, il n’est jamais réel que pour autant qu’on le cède. Si je veux le retenir, il s’évapore, devient un simple fantôme de la richesse » précise Marx sans sa Contribution à la critique de l’économie politique.39 La monnaie n’est donc pas tant une chose qu’un rapport social et à ce titre la première forme d’apparition du capital.

Si la monnaie occupe chez Marx le statut de représentant de l’ensemble des représentations, cette fonction paraît proche de celle que semble occuper un temps, dans l’enseignement de Lacan l’instance du phallus.

Dans le séminaire consacré au Transfert (1961), Lacan s’efforce trois ans après sa Conférence sur La signification du phallus40 de préciser cette instance, si dominante dans les cures. Pour mémoire, la Conférence de 1958 s’ouvrait sur la fonction du complexe de castration et s’attachait à dégager les effets – perspective conséquentialiste aussi - du langage sur l’institution du sujet. Le phallus est alors défini comme « le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié »41, ce qui a pour effet, pour conséquence, une 37 « Le fait que dans un certain registre nous la perdions en tant que moyen d’échange, (…) ne nous introduit-il pas de mille façons la question de ce qui effectivement a été résolu par un terme très voisin, mais non pas synonyme de celui que nous venons d’introduire dans la notion de fétiche, dans la théorie marxiste, bref la notion d’objet, la notion aussi si voulez vous d’objet écran, et du même coup, la fonction de cette constitution de la réalité si singulière sur laquelle dès le début Freud a apporté cette lumière ? »

38 trad. E.Bottigelli, Editions sociales, 1968, p106.

39 trad M.Husson et G.Badiou, Editions sociales, 1977, p228.

40 La signification du phallus, texte de la conférence prononcée en allemand le 9 mai 1958 à Munich, Ecrits II, Point Seuil, 1999, p163 à174.

41 Op cité, p168.

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déviation des désirs de l’homme par rapport à ses besoins du fait de devoir les exprimer.

Lacan précise que « de cette fonction signifiante, l’organe qui en est revêtu prend valeur de fétiche. »42

Après avoir proposé un commentaire du Banquet de Platon, Lacan en vient à examiner

« l’économie des échanges singuliers, de cette substitution, de cette métonymie permanente »43 propres à l’obsessionnel, sujet à la dégradation du signifiant phallique avec ses correspondants sur sa relation aux autres. Le phallus est bien « en position de mise en fonction de tous les objets »44 mais sous une forme dégradée.

Lacan parle d’un sujet obsessionnel qui fomentait un fantasme45 qui n’a rien d’exceptionnel, précise-t-il, qui n’est pas à interpréter trop vite « dans le registre d’une banalisation telle que celle d’une prétendue distance à l’objet»46. Il propose au contraire de considérer que le désir vient habiter la place de la présence réelle et la peupler de ses fantômes. De signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié, le phallus est devenu le défaut du signifiant, destiné à faire signe pour quelqu’un, « que ce signe l’assimile, que le quelqu’un devienne lui aussi ce signifiant. »47 C’est dans ce moment que Lacan qualifie de pervers que se situe l’instance du phallus.

C’est me semble-t-il avec cet éclairage qu’il convient de relire les références antérieures au phallus comme monnaie majeure de l’échange symbolique mis en évidence dans les Formations de l’inconscient à propos de l’analyse de la phobie du petit Hans48 et de cet échange symbolique majeur que constitue l’échange amoureux, par opposition à ce qui n’apparaît que comme de la « petite monnaie. »49

D’autres formes d’échange symbolique qui se prêtaient selon Freud à un détournement de la pulsion à travers la sublimation ne sont vouées à plus de succès : les productions esthétiques, morales ou religieuses peuvent elles-mêmes être de la petite monnaie, source d’aliénation, « un circuit tournant entre ce que nous pourrions appeler conformisme ou formes conformes socialement, activité dite culturelle (là l’expression devient excellente pour définir tout ce qui de la culture se monnaie et s’aliène dans la société). »50

42 Ibid, p172.

43 Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, Paris, Seuil, p302.

44 Ibid, p273.

45 « Ne croyez pas là que ce soit un de ces raffinements tels qu’on ne les trouve que dans une littérature spéciale. C’est vraiment monnaie courante dans le registre de la fantaisie, spécialement obsessionnelle. »p309 46 Ibid, p309.

47 Ibid, p311.

48 « Nous sommes sur le chemin de voir comment et à quel moment ceci est pris par l’enfant, comment aussi ceci entre en jeu dans l’entrée de l’enfant lui-même dans cette relation à l’objet symbolique, en tant que c’est le phallus qui en est la monnaie majeure. » SV, 30 janvier 1957.

49 « Voyez le tournant de l’histoire de la perversion dans l’analyse. Pour sortir de la notion que la perversion était purement et simplement la pulsion qui émerge, c’est-à-dire le contraire de la névrose, on a attendu le signal du chef d’orchestre, c’est-à-dire le moment où Freud a écrit Ein Kind wird geschlagen, texte d’une sublimité totale dont tout ce qui a été dit après n’est que de la petite monnaie. » SV, 5 février 1958.

50 Fin de la citation : « ici au niveau du sujet logique, la perversion pour autant qu’elle représente, par une série de dégradés, tout ce qui dans la conformisation se présente comme protestation dans la dimension à proprement parler du désir en tant qu’il est rapport du sujet à son être - c’est ici cette fameuse sublimation », Le désir et son interprétation, 1er juillet 1959.

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La monnaie comme le phallus qui paraissent dans certains cas désirables pour eux- mêmes n’ont donc de valeur qu’à condition de s’en servir dans l’échange, même s’ils y subissent une perte.

3. Clinique de la jouissance

3.1. L’apport du Séminaire XVI : « plus value » et « plus de jouir »

Une nouvelle avancée est franchie avec le Séminaire XVI, de 1969-70 d’un Autre à l’autre, qui introduit le terme de plus-de-jouir en relation avec la notion marxiste de plus- value. Lacan considère que l’économie politique et la référence marxiste sont plus pertinentes pour rendre compte de ce qu’il en est de la jouissance que la référence thermodynamique et énergétique de Freud.

L’objet a introduit en 1964 pour désigner ce cœur vide de l’être, cause de son désir, revêt une fonction de plus-de-jouir en relation d’homologie- et non simplement d’analogie - précise Lacan avec la plus-value de Marx. Il s’agit bien de la même chose, de la même étoffe

Plus-de-jouir et plus-value résultent de ce que devient la renonciation à la jouissance : celle du travailleur du fait de son entrée dans le travail, celle du sujet du fait de son entrée dans le discours.51Lacan fait du travailleur l’homologue du « je » dans le discours.

Ces deux fonctions ne ressortissent donc pas à la logique cumulative puisqu’elles affectent par soustraction le corps du vivant. C’est un manque-à-jouir qui se situe à la place de la cause. Il est donc ce qui se perd dans l’échange, le résidu de la valeur d’échange repéré par Marx, le creux où le capitalisme ne cesse d’entretenir la promesse d’un gain de jouissance.

L’objet plus de jouir est celui qui vient faire suppléance à ce manque, la petite compensation qu’on peut trouver, un plus, un gain. Ce que le sujet récupère n’a rien à faire avec la jouissance mais avec sa perte et résulte d’une animation que Lacan qualifie de féroce.

Car aucun objet ne peut satisfaire cette quête : la perte est restaurée dans le même mouvement et réapparaît comme nouvel appel à la satisfaction, dans le cycle sans fin de la répétition.

Dans la sphère économique, la plus-value est récupérée par le travailleur sous la forme de l’objet de consommation mis en circulation sur le marché.

3.2. Le tournant de 1971

Dans le Séminaire suivant, Ou pire, Lacan rectifie l’un de ses propres énoncés à partir d’un commentaire de l’article de Frege Uber Sinn und Bedeutung, venant d’être traduit en français en 1971 par « Sens et dénotation. » Il revient sur la différence établie par Frege entre die Bedeutung- que Lacan ne traduit plus par signification

51 Cf Guillermo Rubio, « Plus de jouir et plus-value », article consultable en ligne à l’adresse : http://www.fcl- b.be/spip.php?article 255

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comme en 1958 dans sa conférence prononcée en allemand intitulée die Bedeutung des Phallus mais, en référence à l’usage qu’en fait Frege, par dénotation et Sinn, qui répond au sens d’une proposition:

« Ce que je raconte aujourd’hui peut être devenu pour un certain nombre d’entre vous monnaie courante. Die Bedeutung, pourtant, était bien référé à l’usage, à l’usage que Frege fait de ce mot pour l’opposer au terme de Sinn.»52

Le phallus n’est plus le signifiant qui manque mais ce dont ne sort aucune parole. C’est ce qui appelle à parler53. Le phallus, qui ne joue son rôle que voilé, est la signification, référence lointaine mais il y a autre chose qui s’oppose au phallus et qui relève d’un usage métaphorique du langage, différent donc de la monnaie usée que l’on se passe en silence de main en main. La métaphore devient en 1971 une fonction généralisée du langage ; le référent n’est jamais le bon, toute désignation ne peut se faire que par l’intermédiaire d’autre chose.

Le nom du père n’a plus le monopole de la fonction métaphorique, il se monnaie en s’opposant à l’essence phallique de l’enfant.54

De ce tournant de 1971 découlent un certain nombre de conséquences sur le prix des échanges sociaux. Les affects générés par le fait que le langage comme la monnaie introduisent le manque dans le réel sont des affects « qui s’éprouvent mais ne se déchiffrent pas »55.

L’objet a est ce qui manque, une part de vie perdue par la faute du langage, c’est ce qui manque et que tous les objets qui ne manquent pas dans la réalité cherchent à faire oublier. Cet objet se situe donc du côté de ce que Freud nommait libido, énergie pulsionnelle.

Avec lui, c’est le moteur de la vie psychique aussi bien que sociale qui est en question. Il est partout et pas seulement dans la psychanalyse. Dans Radiophonie en 1970, Lacan le repérait au zénith social. Notre mode de jouir ne se situe plus que dans le plus de jouir et même ne se parle plus autrement (Télévision).

Il y a des affects liés à ce qu’il y a et des affects liés à ce qui manque. Quand la recherche de satisfaction pulsionnelle échoue, elle laisse sa trace dans le sentiment d’impuissance, d’infériorité, d’humiliation, de trahison et d’échec. Autant de douleurs qui sont présentées par Freud comme inévitables, d’abord parce que une partie des attentes de l’enfant sont incompatibles avec la réalité, butent sur l’ordre auquel préside la loi, pulsions d’origine qui n’ont mené à rien et ne mènent à rien, à aucune satisfaction de l’ordre du plaisir.

Affects inquiétants comme effets du réel, à la fois celui des exigences et des limites du corps vivant et celui des impossibles propres au symbolique. D’autres affects se révèlent là où le

52 Ou pire, 19 janvier 1972, p55.

53 Cf Erik Porge, « Nommer quoi ? À propos de la nomination dans la passe », Essaim 1/2003 (n° 11), p. 39-56.

URL : www.cairn.info/revue-essaim-2003-1-page-39.htm. DOI : 10.3917/ess.011.0039.

54 « Le nom du père aurait rapport avec l’ancienneté de la famille, qu’est-ce que ça peut être ? je ne pense pas que ça puisse s’aborder de front. Je voudrais vous montrer comment se monnaie ce nom…c’est à savoir que tout homme ne peut s’avouer dans sa jouissance, c’est-à-dire dans son essence, phallique pour l’appeler par son nom, que tout homme ne parvient qu’à se fonder sur cette exception de quelque chose, le père, en tant que propositionnellement, il dit non à cette essence. »

55 Selon la formule de Colette Soler dans « Les affects lacaniens », PUF, 2011, pVII.

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signifiant manque, que la représentation soit refoulée et le quantum d’affect se détache ou défaillante.

Parmi les jouissances supplétives, certaines demeurent énigmatiques.

Seule demeure alors la vertu comme rempart au sentiment de honte et de dégoût :

« L’objet a cette fonction précisément de signifier ce point où le sujet ne peut se nommer, où la pudeur dirai-je est la forme royale de ce qui se monnaie dans les symptômes en honte et en dégoût. »56

La honte, c’est l’affect du dévoilement de l’ex-time, ce qui me constitue dans mon être sans être moi, qu’on l’appelle le désir, la chose, l’objet, le symptôme, tout ce que cet autre affect la pudeur protège. La seule vertu, s’il n’y a pas de rapports sexuel c’est la pudeur. On retrouve le champ dans lequel Lacan inscrit sa pensée du désir qui est celui de l’éthique. Mais l’éthique est avant tout chez lui une éthique du bien dire, ce qui suppose maintenir un lien entre la valeur et la vérité.

3.3. La fausse monnaie

Lacan tient à maintenir un lien entre valeur ét vérité.

Qu'est-ce que veut dire une pièce de monnaie fausse ? Est-ce que la fausse pièce de monnaie n'est pas aussi quelque chose qui est? Elle est ce qu'elle est. Elle n'est pas fausse. Elle n'est fausse qu'au regard de cette fonction qui conjoint à la vérité la valeur.57

Pour Lacan, il n’y a pas de plus grave péché que celui que commet le faux-monnayeur.

Fabriquer de la fausse monnaie, c’est le symbole de la tromperie en tant que sa possibilité définit la parole. La monnaie, « parole de la vérité »58 revient à chaque fois que Lacan veut souligner la valeur de quelque chose :

« la fausse monnaie est une image de la faute originelle […] Lorsque la monnaie est falsifiée, le rapport authentique du signe et de la matière est détruit. Le symbole perverti en fiction crée une image d'intégrité sous laquelle s'imbriquent tous les abus de la fraude. La fraude falsifie donc la vérité de la monnaie et du même coup elle falsifie la monnaie de la vérité. La monnaie de la vérité c'est une chose sainte. Elle adultère donc l'ordre divin; elle adultère le rapport à Dieu , le rapport à la source qui fonde l'ordre naturel des valeurs. »59

56 Le désir et son interprétation, 3 juin 1959.

57 Ibid.

58 Ibid.

59 Le Séminaire Livre XIII, 19 janvier 1966

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La vérité ne saurait être tenue pour falsifiable que dans la mesure où elle demeure l’étalon de la valeur. Lacan envisage bien la falsifiabilité possible du discours de l’analyste, rejoignant ainsi le critère de scientificité des théories scientifiques posé par Popper.

Cette falsifiabilité dépend du statut de celui qui l’énonce, selon qu’il parle au nom de quelqu’un qui sait ou bien au nom de quelqu’un qui occupe la place du manque :

« Le maintien du non-sens, comme signifiant de la présence du sujet, l’atomia socratique est essentiel (à cette recherche même). Néanmoins pour la poursuivre, et tant que sa voie n’est point tracée, le rôle de celui qui assume, non point celui du rôle du sujet supposé savoir, mais de se risquer à la place où il manque, est une place privilégiée et qui a le droit à une certaine règle du jeu, nommément celle-ci, que pour tous ceux qui viennent l’entendre, quelque chose ne soit pas fait, de l’usage des mots qu’il avance, qui s’appelle de la fausse monnaie. »60

Si l’Ethique de la psychanalyse définit le signe comme leurre réussi, il y a donc bien un usage éthique du signe.61

« Ce terme de signe, confinant presque à celui d’une monnaie représentative, est ce quelque chose qu’évoque expressément la phrase qu’il y a bien longtemps, j’ai intégrée à l’un de mes premiers discours, celui sur la causalité psychique, dans la formule qui inaugure l’un de ses paragraphes : « Plus inaccessibles à nos yeux faits pour les signes du changeur. »62 Lacan explore ici la nécessité de repenser das Ding en d’autres termes dans son rapport à la loi, en donnant à ce dernier terme l’accent d’une loi de signes où le sujet n’est garanti par rien.

La loi est aussi ce qui peut venir tempérer les effets mortifères de la course à la jouissance et réguler « les anomalies très bizarres dans les échanges, des modifications, exceptions, paradoxes qui apparaissent dans les lois de l’échange »63 au niveau des structures de la parenté comme des échanges marchands ou monétaires.

Conclusions

La conception lacanienne de la monnaie s’inscrit donc dans une réflexion sur la valeur et rejoint par là l’approche économique.

60 Le Séminaire Livre XII, 9 décembre 1964.

61 L’éthique de la psychanalyse, 23 décembre 1959. Lacan se met dans les pas de Kant pour réinterroger le terme de Wohl, qu’il redéfinit comme « le confort du sujet pour autant que s’il se réfère à das Ding comme à son horizon, fonctionne pour lui le principe de plaisir, qui donne la loi où se résout une tension liée, selon la formule freudienne, à ce que nous appellerons des leurres réussis - ou mieux encore, des signes, que la réalité honore ou n’honore pas. Le signe confine presqu’ici à la monnaie représentative. »

62 L’éthique de la psychanalyse, 23 décembre 1959.

63 Le séminaire Livre IV, p191.

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La monnaie est pour Lacan l’étalon imparfait de sa théorie générale de la valeur, adossée à celle de la vérité, théorie incomplète, insufisante, défaillante, trouée, comme le sont les systèmes symboliques et les discours.

En cela, il est proche de William James qu’il ne cite pas. James n’hésite pas à parler de

« monnayer » les vérités qui n’ont « pour caractère commun que d’être, toutes, des idées qui paient ». Pour James en effet, la vérité vit à crédit:

Nos pensées et nos croyances passent comme monnaie ayant cours tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les billets de banque tant que personne ne les refuse.

Mais tout ceci sous-entend des vérifications, expressément faites quelque part, des confrontations directes avec les faits, sans quoi tout notre édifice de vérités s’écroule, comme s’écroulerait un système financier à la base duquel manquerait toute réserve métallique. Vous acceptez ma vérification pour une chose et moi j’accepte pour une autre votre vérification. Il se fait entre nous un trafic de vérités. Mais il y a des croyances qui, vérifiées par quelqu’un, servent d’assises à toute la superstructure.64

La « vérité qui paie » n’est donc pas tant la vérité de l’être pas plus que la vérité d’un fait mais celle, qui de tomber juste, révèle sa valeur de vérité.

L’approche pragmatique présente une tentative d’articulation entre le Dit (entendu comme contenu propositionnel articulant les fonctions de prédication et d’identification référentielle) et le Dire (la force illocutoire mise en évidence par Austin)65.

Si Lacan souligne la primauté de l’effet, c’est moins en tant qu’il suit la cause (logique) que comme mise en pratique de la vérité. Effets et pratique sont solidaires : c’est à partir de la considération de l’effet qu’on mesure la validité du propos ou de l’expérience mise en place. Le vrai est dire conforme à la réalité dans la mesure où la réalité est ce qui fonctionne. De même, l’interprétation n’est vraie que par ses suites, comme l’oracle. « Elle n’est vraie qu’en tant que vraiment suivie. »66

Mais Lacan nous met aussi en garde contre les effets de la vérité: on veut à toute force que la vérité soit utile, qu’elle aide, console, rassure.

Ce que la vérité quand elle surgit a de résolutif, ça peut être de temps en temps heureux, et puis dans d’autres cas désastreux. On ne voit pas pourquoi la vérité serait toujours forcément bénéfique.67

Cette relativité des effets de la vérité associée aux variations elles-mêmes de la vérité qui fonde le néologisme de varité en fonction des types de confrontation à l’expérience souligne la nécessité de faire apparaître les qualités de l’objet dans une structure contextuelle qui seule peut être validante, opérationnelle par rapport à la vérité. De la même façon, l’interprétation vise une création de valeur parce qu’il n’y a pas de sens préexistant que l’on pourrait retrouver par une analyse rationnelle.

64 W.James, Pragmatism, Nouvelle traduction, S. Madelrieux; N. Ferron, Flammarion, Paris, Champs, 2007.

65 Cf Guy-Félix Duportail, « Intentionnalité et trauma, Levinas et Lacan », L’Harmattan, 2005, p29.

66 Le Séminaire, Livre XVIII, 13 janvier 1971.

67 Le Séminaire, Livre XVII, p122.

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La guérison, qu'est-ce que ça veut dire? Exactement ce qui arrive à quelque point possible où Pascal arrête le jeu et peut faire à ce moment la répartition des mises d'une façon, pour les deux, satisfaisante. La guérison n'a absolument pas d'autre sens que cette répartition des enjeux à un point quelconque du processus, si nous partons de l'idée que, jusqu'à un certain point, sujet et savoir sont parfaitement faits pour s'entendre.68

Car l’effet principal que Lacan s’attache à mettre en valeur, c’est l’effet produit par le langage sur le vivant qui parle. Les signes sont des habitudes de croyance qui produisent à leur tour des habitudes d’action. La signification d’un mot est l’ensemble des actes que sa pensée produit ou peut produire en nous. Le sujet n’étant pas cause de lui-même, il trouve sa cause dans le langage, qui le fend. Sa cause, c’est le signifiant dont il n’est que l’effet et un effet qui a pour conséquence de l’effacer comme sujet. A l’encontre du cogito cartésien, Lacan pose que je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas.

L’effet imposé du langage sur le sujet fait de celui-ci un « assujet » qui, pour se séparer de cet effet imposé doit constituer un symptôme qui enveloppe l’interdit de l’inceste mais qui est en lui-même un facteur de souffrance. Dans un troisième temps, ce symptôme peut grâce au savoir-faire du sujet s’adoucir. L’effet proprement recherché est l’émergence d’un désir inédit, dont la structure demeure souvent méconnue et la déviance constitutionnelle69.

Cette orientation conduit également, au-delà des valeurs de vérité ou d’usage, à l’utilisation de jouissance de l’objet qui ne consiste pas dans sa consommation. Jouir d’un objet veut dire pour Lacan qu’on n’y touche pas. La force du discours capitaliste est de se fonder sur une économie de la jouissance : le sujet animé d’une soif du manque à jouir est pris dans une course aux plus de jouir qui trompent son désir. L’opération du discours capitaliste sur le désir consiste à ramener sa valeur à une valeur de jouissance. La valeur d’échange, c’est ici la valeur du désir, la valeur d’usage c’est la valeur de la jouissance avec la promesse du plus de jouir : le plus de jouir, c’est le prix offert pour le désir. Le discours du capitaliste veut résoudre la question du désir par le gain de jouissance. C’est un discours réussi qui pousse les êtres dans les ruelles de l’échange mais les laisse souvent seuls face à leur jouissance individuelle et ne fait pas nécessairement lien social.

« Chacun sait que l’argent ne sert pas simplement à acheter des objets, mais que les prix qui, dans notre civilisation, sont calculés au plus juste, ont pour fonction d’amortir quelque chose d’infiniment plus dangereux que de payer de la monnaie, qui est de devoir quelque chose à quelqu’un. »70

68 Le Séminaire, Livre XII, 19 mai 1965.

69 Cf J-A.Miller, L’orientation lacanienne, Choses de finesse en psychanalyse, cours du 12 novembre 2008, disponible sur le site http://www.causefreudienne.org/

70 Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 26 avril 1955.

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