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BAB EL OUED VILLE OUVERTE

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Academic year: 2022

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BAB EL OUED

VILLE OUVERTE

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@ Éditions Paris-Méditerranée, 1999 12, rue du Renard 75 004 Paris ISBN : 2-84272-072-5

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Abderrahmane Djelfaoui

BAB EL O U E D

VILLE OUVERTE

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Juste vous dire que...

Ce que vous tenez entre les mains n'était, au départ, qu'un ensemble de notes prises lors d'une enquête menée grâce à l'association SOS Culture Bab El Oued.

Une longue investigation qui devait préparer le tournage d'un documentaire hard sur ce faubourg d'Alger où

«tous les jeunes n'ont plus que la mer devant eux et le béton du quartier derrière...»

Des semaines durant, j'ai écrit sur des petits cahiers d'écolier pour y consigner sur le vif, et pour mémoire, une foule de détails, de rencontres, de dialogues, d'évo- cations, de tempo et autres fragments d'atmosphère dont je comptais, et compte toujours, me servir pour mon tra- vail cinéatographique. Cela pour dire que ces pages ont été écrites au jour le jour, chaque soir, d'un jet plutôt naïf et sans recul, après des pérégrinations impromptues sur le terrain avec les copains de Bab El Oued, dont vous allez faire connaissance à votre tour...

J'avoue qu'il ne m'était pas venu à l'esprit que ces pages, bleuies ou noircies à la hâte pour mes besoins de repérages, pourraient, un jour, faire «corps littéraire» ! J'en suis étonné et ne sais d'ailleurs pas dans quelle caté- gorie classer un tel écrit... Je suis plutôt un homme d'images; et si l'écriture me fascine en berçant baucoup de mes rêves depuis l'adolescence, je dois avouer qu'un trac sérieux m'a toujours retenu de m'y adonner autre-

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ment que pour les menus travaux d'écriture éphémère, qu'il s'agisse de scénario ou de journalisme culturel.

Toutefois, dans ce cas précis, les tribulations de Hard, El Houma Hard, Dur le quartier, dur ! (autrement dit : se concilier la sympathie des gens du quartier d'abord, trouver ensuite un producteur, le contacter, le sensibili- ser, le relancer et négocier avec lui - longuement - à tra- vers des intermédiaires, et en particulier la représentation de la CEE à Alger...) m'ont donné le temps de revoir ma copie et (après tout, pourquoi pas ?) d'envisager ce corpus foisonnant de portraits et vues en direct comme un grand reportage journalistique à publier par livrai- sons régulières dans un quotidien algérois. C'était ten- tant, mais je me suis vite ravisé. La raison en est simple : la continuité de mon journal ne me semblait pas, à la réflexion, pouvoir être suivie avec sûreté et sans accrocs dans un quelconque quotidien dont, au surplus, je sais par expérience tous les impondérables de pagination et autres urgences (politiques ou publicitaires pour la plu- part) un jour sur l'autre... Ne restait plus qu'à chercher à l'éditer en une seule fois dans son intégralité. Tel que.

Voilà donc, en vous épargnant l'histoire des pérégri- nations mêmes du manuscrit, comment j'aboutis à cet ouvrage que je confie à votre sensibilité et à votre intel- ligence. C'est là un prière d'insérer que je ne vous fais pas pour la forme, comme on dit, parce que, sous les signes scripturaires de ce récit, j'espère que vous pour- rez revivre avec autant de chaleur et d'étonnement que moi une expérience phénoménale qui se poursuit dans l'un des plus gros quartiers, («gros» comme peut l'être le cœur) de ma ville natale. Un quartier que je croyais un peu connaître, mais que le coup de foudre d'un rêve de film m'a, heureusement, fait découvrir de façon inat- tendue et impressionnante. À tel point que j'ose prendre le risque par-delà les saisons de la Méditerranée de vous

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donner rendez-vous afin de vous offrir, un jour ou une nuit, les sons et les images du film même... «L'espoir fait vivre», ai-je aussi entendu murmurer les jeunes de Bab El Oued qui m'ont d'ailleurs demandé de transmettre ce message, le plus haut et le plus fort possible : «Les enfants de Bab El Oued ne sont pas des cannibales ! Bab El Oued c'est pas Kaboul !»

Alger, mai 1999

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L u n d i 19 o c t o b r e 98

21 heures 35

J'aurais dû tenir au jour le jour un carnet de bord, dès les premières entrevues avec Nacer et Kacem en juillet.

Depuis, je me suis certes imbibé de ces rencontres au plus profond de mon être, mais j'ai perdu de nombreux détails tels que le moment, le lieu, la personne, ses blagues, ses réflexions spontanées ou son silence, son regard, tout le suc de la vie, de la détresse contenue, assu- mée, comme de l'espoir, souvent fou.

Aujourd'hui, ayant perdu le contact téléphonique avec eux depuis plus de trois jours, je suis allé à leur recherche dans Bab El Oued. Le seul endroit où j'étais sûr de retrouver leur trace est le café du père de Kacem, Aux Trois Horloges. En bus. Parce que, à 17 heures, au centre-ville, l'affluence était telle, voitures et piéton, qu'avoir une place de taxi relevait de l'improbable. Le bus a été aussi rapide que le taxi. Un direct, avec un seul arrêt place des Martyrs. Debout, accoudé à une des fenêtres totalement ouverte, le visage au vent, j'ai regar- dé comme un gosse des tas de choses connues mais que je n'avais pas encore vues sous cet angle. Des rues en plongée. Des balcons en fer forgé. Des carrefours où les guérites ont dispau. Des trouées de bâtiments superpo- sés. La foule, bigarrée, pacifique, noyant trottoirs et

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chaussée. Des couples, jeunes, bras dessus bras dessous, sans complexe. Pizzerias de fortune. Vendeurs de tissus.

Echoppes déjà illuminées. Cafés bondés d'hommes.

Vendeurs de cigarettes à la sauvette. Lambeaux de nuages gris sur un ciel à demi-bleu. Gyrophares de police.

Escaliers plutôt sombres. Grilles de jardins publics.

Pavés du terminus de Provence...

Heureux de retrouver cette impression du lycéen que j'étais quand je descendais sur l'Emir deux fois par jour et en revenait autant, traversant la ville sur presque toute sa longueur. Un écolier posté dans la cabine du receveur, absent puisque nous avons tous payé au départ, m'aidait dans cette remontée du temps. Il déconnait le gosse, un peu bouboule, interpellant parfois les jeunes de sa vitre, quand le bus roulait à petite allure : «Hé, jeune, je te prends gratis et je te dépose !» Et il se retournait vers l'intérieur pour partager son rire avec un de ses cama- rades, habillé comme lui d'un tablier blanc, de l'autre côté du guichet. C'est aussi ça Alger. Pourtant les voya- geurs, apparemment sereins mais en fait noyés dans les vagues urgences de la fin du jour, n'accordent presque aucune attention à ces enfants «maîtres» du bus, à une heure de pointe...

De l'autre côté du carrefour, je vois déjà Kacem, der- rière le comptoir, près de son père. Pas rasé, l'air fatigué.

Etonné et content de me voir arriver. Il me fait immé- diatement passer de l'autre côté et m'offre un café noir.

Échange d'amabilité et de banalités. Le tiroir caisse, totalement ouvert sur un de ses côtés comme s'il avait chaud, n'arrête pas d'aller et de revenir. Kacem encaisse de grosses pièces et rend de la menue monnaie. Au bout d'un moment, il me demande de prendre mon verre et de le suivre à la cave, une trentaine de marches plus bas, où nous serons plus tranquilles pour discuter et attendre Nacer. Café, cigarettes. Et Kacem, pendant plus d'une

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demi-heure, me raconte par le menu, le geste plus rapide que la parole, tous les problèmes qu'il affronte depuis plus de trois mois pour le paiement des artistes, chan- teurs et autres musiciens qui se sont produits en juillet dernier. Les responsables de l'APC* comme ceux de la Wilaya* refusent d'honorer leur engagement en slalo- mant en maîtres par promesses interposées. Malgré des contrats signés. Kacem et Nacer se retrouvent quoti- diennement face aux artistes qu'ils ont sollicités sans pouvoir assurer leurs rémunérations. J'avoue que, malgré mon attention, je me perds dans le dédale des anti- chambres, téléphones, secrétaires, photocopies, vire- ments de compte à compte, réunions de bureau, dates, propos acérés ou fielleux des uns et des autres sans par- ler de l'histoire du passeport de Nacer laissé en gage de paiement dans un hôtel de Sidi Bel Abbès où il était allé chercher le groupe de Raïna Raï*, etc.

Nacer n'arrive toujours pas et comme je n'ai pas prévu cette fois de rester longtemps, je dis à Kacem que nous allons prendre rendez-vous pour demain ou après- demain. Il m'informe alors qu'il a contacté quelqu'un pour nous préparer la visite de la Casbah. Puis, sans transition, il me demande si je n'ai vraiment pas une demi-heure de plus. Pourquoi ? «Pour juste aller don- ner un coup d'œil à la Carrière, vite fait », m'assure-t-il.

la Carrière, j'hésite... Il ajoute, en regardant sa montre, que l'heure est la meilleure pour que je puisse me rendre compte du mouvement réel de ce «quartier interdit». La tentation est forte, tant j'ai entendu parler sous toutes les formes, et surtout les plus noires, terriblement gla- ciales, de ce quartier populaire et populeux, bastion pendant longtemps, ne l'est-il pas encore ?, des terros...

OK !, dis-je.

À pied, nous escaladons les rues en pente douce d'abord, puis de plus en plus abruptes. La nuit tombante.

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Lumières dérisoires. Ordures. Mouvements incroyables d'hommes autant que de femmes, en tenues modernes, sans complexe. Quelques barbus, mais rares, pour ne pas dire rarissimes. Kacem salue de la main tous les dix mètres un jeune adossé à un mur, un vieillard, un bouti- quier, un type en voiture. Tel un véritable natif du quar- tier. Je sens qu'il me porte encore plus haut dans son estime pour avoir accepté à la volée sa proposition d'al- ler à la Carrière.

Sous nos yeux, presque tout Bab El Oued, le cimetière d'El Kettar dans sa presque totalité avec les tombes innombrables comme un camp de toiles blanches ouvertes pour la nuit douce qui vient, sans fureur, sans haine, juste comme un arôme de bon thé dans un café maure. Je pense, une fois de plus, que cette ville est mer- veilleusement belle, et garce en même temps. Qui pour- rait, face à un tel panorama de crépuscule, croire qu'on s'entretue ici de façon plus barbare que sous Gengis Khan ? Comme si le vécu passé n'avait été qu'un film, une bande cinématographique dont on serait sorti à peine une heure auparavant tout en croquant des caca- huètes salées, un peu trop grillées...

Dès l'entrée dans le quartier, Kacem oblique sur une échoppe de gargotier, Le serveur vient à sa rencontre. Ils s'embrassent. Kacem me présente son cousin. Le gars nous offre des rafraîchissements, et ils se mettent tous deux à discutailler pendant cinq bonnes minutes des nouvelles des leurs, de leurs domiciles, des affaires, de la zlabia* du ramadan qui vient, etc. Kacem reprend les présentations et précise ce que je suis venu repérer en vue de notre projet de film. Le gars sourit, répète plus chaleureusement encore ses formules de bienvenue. «La réalité telle que, lui dis je, avec sa noirceur et sa beauté.»

Il a compris. Il appelle un de ses copains au fond de l'échoppe et lui demande de nous accompagner dans la

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cité. «Avec lui, n'y aura pas de problème, parce qu'il y a juste deux jours il y a eu du grabuge avec des flics ici et les gens sont sur les nerfs. Il y a eu des vitres cassées. Il a même failli arriver pire... »

La cité est un vrai dédale. A la fois une sorte de navire à fond de cale et une bourgade du Moyen-Âge avec ses mini-échoppes nichées dans les cages d'escaliers sans lumière, ses passages que personne ne repérerait s'il n'était de la cité même. Par bonheur, les garde-fous des cages d'escaliers tiennent bien; on peut suivre son che- min en s'y guidant de la main. Puis, d'un coup, sans crier gare, l'inattendu. Quelqu'un me tape amicalement sur l'épaule, par derrière. Je suis étonné sans plus, sans parvenir encore à remettre le visage, surtout dans le noir, de ce type qui me sourit et me demande, étonné lui- même, ce que je fais là... Au bout de quelques secondes la mémoire me revient. Pas possible ! Un copain techni- cien du cinéma et marionnettiste avec qui je travaillais il y a près de 8 ans à l'ENPA* ! C'est pas possible ! Et pendant que Kacem et son accompagnateur nous regar- dent eux aussi étonnés, nous échangeons paroles et exclamations sur ce que nous sommes devenus, où l'on en est, ce que l'on a fait toutes ces années... Il m'ap- prend qu'il habite là, me montrant de son doigt pointé une cage d'escalier bétonnée un peu plus illuminée que les autres. Il m'apprend aussi qu'ils viennent de mettre en place une association de quartier, une association de jeunes, «une vraie, sans vieux, sans boulets», précise-t-il.

Ça ne pouvait pas mieux tomber. À se demander si tous les détails de cette promenade impromptue n'avaient pas été arrangés à l'avance par un imprésario de conte ! Nous prenons rendez-vous pour vendredi prochain, après la prière, à 15 heures, ici même...

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M a r d i 20 o c t o b r e 98 18 heures 50

Dans un peu plus d'une heure je vais aller retrouver Johny et ses camarades de chambrée à Bab El Oued. Ils ont lancé l'invitation et l'ont renouvelée, ce que me rap- pelait tout à l'heure Nacer alors que nous montions vers Notre-Dame d'Afrique.

Une après-midi de balade, de rencontres, surtout avec Latifa Benakouche, à son domicile, en plein Bab El Oued. Un personnage ! Directe, pleine de verve, offen- sive, avenante et aussi troublante qu'une paume de main offerte... Elle nous raconte son interview en direct il y a quelques jours à Radio Bahja, où elle a dit

«crûment» ce qu'elle pensait d'un certain nombre d'ar- tistes et de leur attitude, Puis elle a quitté le plateau au beau milieu de cette émission qui se voulait «doucereu- se», dit-elle. Dans le taxi qui la ramenait vers Bab El Oued, elle entendit la suite, avec toutes les minauderies.

Elle demanda aussi sec au chauffeur d'éteindre sa radio : «Je ne peux écouter ça !» Et le taxieur qui la connaissait obtempéra.

Bénédicte, de l'ONG Songes, que les copains de SOS Culture avaient invitée pour lui faire connaître le quartier de l'intérieur, nous accompagnait chez Latifa.

A l'aise, sans complexe et disponible elle aussi à ce qu'elle rencontrait pour la première fois, ouverte à la

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compréhension. Ce qui manque souvent à bon nombre de nos connaissances françaises, malheureuse- ment.

Difficile pourtant de noter ici quoi que ce soit sur Latifa par le biais des mots. Pour être dans le vrai, il fau- drait la filmer, l'enregistrer dans l'intégralité de ses regards, de son dire, de ses gestes, dans son cadre de vie où elle nous a offert d'abord de la limonade avant le thé et les gâteaux maison. «Chez nous, dit-elle affectueuse et un rien provocatrice à l'adresse de Bénédicte, l'hospi- talité est innée.» Sourire. Bénédicte a très bien saisi le message. Convivialité. Une artiste du peuple, du terroir.

20 heures 15

Kacem est derrière le comptoir de son père. Cafetier, il annonce les commandes à haute voix, sert, encaisse, dis- cute avec l'un et l'autre, salue...

Je retrouve ici les quatre jeunes peintres qui ont fondé leur association El Bahdja, fête et couleurs. Ils me préci- sent qu'ils courent toujours pour le local... Après que Kacem m'a servi un café bien serré et que, pour l'ac- compagner, j'ai acheté une cigarette, la discussion s'en- clenche. Sur l'art. Sur ces jeunes qui veulent absolument faire «autre chose» que travailler sur du support tradi- tionnel telle que la toile faite «pour les salons». Nous débattons des conventions morales et sociales; des réac- tions châabï* (populaires) vis-à-vis de l'art abstrait; de l'amélioration notable de la situation sécuritaire dans le quartier, «alors qu'il y a encore quelques mois on tra- vaillait pratiquement sous les bombes», disent-ils presque en cœur. J'insiste quant à moi sur l'endurance et la régularité dans le travail. Avec ce qu'ils ont dans les tripes, et non en fonction de ce que quiconque peut

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attendre d'eux. Se libérer. L'un d'eux (apparemment le plus intello : lunettes et autres détails du genre) me croque en quelques mots le portrait réel de l'artiste.

«C'est comme une mer absolument calme, dit-il, mais en dessous de laquelle commence à s'éveiller un volcan que personne n'a encore vu. Lentement d'abord.

Premières émissions de chaleur dans les grands fonds.

Puis un beau jour, c'est l'explosion, la chaleur, la lave, les vagues et le surgissement d'une île nouvelle, fumante, en pleine mer.» Belle image...

Ces gars-là, dont les vestes de survêts me rappellent des kids de Chicago, on les sent frais, hardis, sans fausses prétentions, les yeux gardant un pétillement d'enfance dans des visages pourtant amaigris et fatigués.

Malgré le manque de local qui rend tout aléatoire, nous nous promettons de nous rencontrer autour de leurs travaux..

Enfin Nacer arrive juste, un peu avant 21 heures, et me trouve pratiquement derrière le comptoir, en discus- sion avec Kacem et le copain blond ras, affublé du nom de Djamel-Niffou, avec qui, l'autre semaine, nous avons fait la virée de nuit aux voûtes de Saint-Eugène. Kacem m'expliquait le partage du boulot avec son père pour la gestion du café. Le paternel : de quatre heures du matin à 17 ou 18 heures. Kacem assure ensuite la relève jusqu'à 23 heures, parfois un peu plus. «J'ai déclaré à mon père : quatre heures du matin, je ne peux plus le faire... Aussi c'est toujours lui le premier à ouvrir et faire monter la pression des machines à café». Je m'étonne qu'il com- mence si tôt. Y a-t-il vraiment foule de clients à cette heure-là ? Kacem m'explique, et Djamel-Niffou de ren- chérir avec lui que c'est ça le paradoxe de Bab El Oued.

«Quand tu regardes le mouvement de ce quartier dans la journée, les dizaines de milliers de gens qui circulent, tu te dis que personne n'est musulman. Quand tu te

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pointes ici entre quatre et cinq heures du matin, tu les vois aller puis revenir de la prière de l'aube à croire que la population est pratiquante à 150% !»

21 heures passées

Ce soir, il y a parmi nous un nouveau que je ne reconnais pas tout de suite. C'est en fait l'apprenti photographe qui nous avait pris en photo, Mouna, Sofiane et moi lors de la fameuse soirée cachire à la piscine d'El Kettani au mois d'août. D'un meuble minuscule, recouvert d'un bout de toile cirée, il sort un paquet de photos dont celle qu'il avait faite de nous trois, avec Kacem derrière appuyé des deux mains aux dossiers de nos chaises d'été. Ce qui me rappelle que, si lors de cette soirée de variétés Kacem avait bien chanté, en tant qu'animateur-présentateur, il n'avait pas non plus manqué une seule occasion pour, micro en main, remercier les grands patrons de bouche- ries et autres dérivés des viandes du Grand Alger qui avaient financé la manifestation...

D'emblée, je dis aux copains que, maintenant que nous nous connaissons, nous allons discuter plus à fond du film qu'il y a à faire sur leur quartier, leur vie, leurs proches, l'ambiance, etc. Après un léger instant d'hési- tation (je les ai pris un peu de court), Jo commence à parler, lentement comme à son habitude, accoudé à un bout de son matelas éponge. «C'est la vie des jeunes que je vois. Le rythme de ceux qui fument. Le rythme du chômeur. Il drague. Quand il a un boulot, il le fait.

Quand il n'en a pas, il s'en fout... Mais tout dépend au bout du compte du milieu dans lequel il vit et dans lequel il est pris. Son destin dépend de ça...»

Krimo, «El Hadj Krimo» comme l'appellent parfois ses copains, quitte d'un coup ses rêves et ses pensées :

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«Combien de fois les week-end il nous est arrivé de louer un J5 et de nous en aller en balade à Zéralda !»

Rabah affirme, quant à lui, qu'il ne faudra pas oublier la beauté de Bab El Oued : le Rocher carré, El Kettani, le front de mer, les collines, Notre-Dame d'Afrique, etc.

Les interventions fusent de plus en plus et s'entre- coupent, s'enchevêtrent au point que j'ai un peu de mal à suivre l'un tout en ne voulant pas perdre le fil de l'autre. «Viens entre 17 et 18 heures aux Trois Horloges et tu verras tout ce qui est nouveau. Les bagnoles, les dernières marques de lunettes de soleil, les griffes d'ha- bits, tout ! Ce sont les patrons et demi-patrons des réseaux de la Marlboro. Dans la journée, ils peuvent paraître comme des riens à côté de leur table à cigarettes, mais à cette heure tout change. Ils ont tellement de fric que certains, tout en continuant à vivre de la sorte à Bab El Oued, ont construit des maisons pour leurs parents ou leurs frères ailleurs...»

Au cours de la discussion, j'apprends ainsi pas mal de choses sur le trafic de cigarettes qui permet de brasser des dizaines de millions de bénéfice chaque jour. Des

«petites gens» dont les rentrées quotidiennes sont plus importantes que celles d'un médecin spécialiste ou d'un pilote de ligne ! J'en saurais également un bout sur les filières d'achat de Tamanrasset et de Ghardaïa. Sur les connexions avec les Oranais qui viennent jusqu'ici se ravitailler, mais auxquels on a parfois fourgué d'autres marques de troisième ordre en lieu et place de ce qui avait été convenu, la différence de bénef n'étant évidem- ment jamais remboursée... Des bénéfices qu'on comp- tabilise à «la pierre». 70 millions de centimes au petit jour, bien avant que les écoliers n'aient pris le chemin des classes, ce sont «70 pierres»

Nacer, qui a d'abord écouté sans rien dire, essaie de faire une leçon de politique, d'expliquer — «ce n'est pas

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juste que l'un de vous se casse le cul, quand il trouve du boulot, à le faire pour à peine 6000 DA dans le meilleur des cas, et que ces gens-là brassent sous votre nez des centaines de millions par semaine !» OK semble approuver la compagnie, «mais les choses sont ainsi faites», comme s'ils attendaient de la part de Nacer une solution réelle et opérationnelle pour changer tout ça.

Ce qu'évidemment Nacer ne pouvait donner quelle que fût sa foi dans le progrès...

Puis Rabah, je crois, aborde la question des malades mentaux pour souligner qu'il y en a énormément à Bab El Oued, partout. Sur quoi un autre enchaîne «qu'il y a encore un peu de tendresse dans ce quartier. Si la plupart de ces malades passent leurs nuits dans les cages d'esca- liers des bâtiments, il n'empêche que les gens sont soli- daires avec eux. On leur donne à manger, on leur passe de vieilles fringues, et il n'est pas rare qu'on leur paye même le hammam pour qu'ils aillent se décrasser...» Je pense à Mouna et au type d'enquête psycho-sociolo-

gique qu'il y aurait à faire sur une réalité pareille...

De fil en aiguille, ils en arrivent à évoquer la figure de Moh Errouji. Un type qui habite dans le bâtiment où nous nous trouvons, «qui a fait l'Angleterre et je ne sais quelles études là-bas, mais des petites études qui lui ont en tout cas permis d'être enseignant pendant un certain temps». Le rouquin faisait régulièrement l'aller et retour entre l'Angleterre et l'Algérie jusqu'au jour où il est resté ici à cause d'une dépression nerveuse. «À cause de sa mère», dit l'un. «Un gars qui ne fait plus rien, me dit Jo, mais m'apprend à jouer de la guitare et me donne des leçons d'anglais !» «Un poète et un polyglotte, renchérit Krimo, le tout jeune et nouveau tenant de la cantine d'Hussein Dey, capable, poursuit-il, de vous raconter une longue histoire en anglais puis de vous la traduire successivement en français, en arabe, en kabyle. Il habite

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juste en dessous», indique-il le pouce pointé ver le bas tout en révélant son nom de famille. C'est comme si un gong venait de sonner dans ma tête. Ce nom, c'est bien sûr, celui de l'ami Kader dont j'ai perdu la trace depuis l'expo posthume de Boukerche à la Maison de la Presse, au début de l'été; lui que je recherche, presque à la loupe dirais-je, moi qui ai connement égaré son numé- ro de fil ! Les jeunes me montrent à nouveau la photo de l'Anglais de Bab El Oued et je comprends alors pourquoi j'avais eu cet étrange et énigmatique senti- ment de reconnaissance, vague. Un air de famille avec Kader, son frère...

Kader, pour la plupart, ces jeunes le connaissent depuis leur enfance. Rabah, qui tient ses longues jambes le plus repliées possible sous lui, se souvient subitement qu'il a une photo, «gosse, tenant par la main une corde à laquelle est attaché un chameau. C'est quand on prome- nait ce type d'animaux pour amuser les enfants. Et c'était Kader qui, du balcon de chez lui, avait happé cette vue...» Un autre m'apprend que, pour vivre, Kader est obligé de se faire portefaix à la Société nationale des Tabacs et Allumettes de Bab El Oued. Lui, l'un des meilleurs photographes reporters de sa génération !...

J'ai bien sûr demandé à ce que l'un d'eux aille l'invi- ter à monter nous rejoindre.

Minutes lourdes de mémoire. Une certaine forme de déception et d'amertume. Une colère sourde. Des minutes empreintes aussi de recul philosophique...

J'essaye d'imaginer les pensées de ces jeunes aux lèvres pincées quand Nacer leur dit le vol que représente les gains des revendeurs de tabacs à la sauvette...

Et Kader arrive. Je l'avais connu maigre lors du lance- ment d'Alger Républicain dont il était l'un des reporters

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photographes attitrés Maintenant, il me semble déme- surément allongé. Vieilli, comme parcheminé. Sa barbe grise de plusieurs jours lui donne l'air d'un petit vieux malingre et malade qui a plus que dépassé la soixantaine...

Mais ses yeux brillent toujours de contentement. Nacer tombe des nues, le reconnaît et lui rappelle leur compa- gnonnage de la fin des années 70 ! «Kader, s'exclame-t- il en direction des jeunes qui sont maintenant tous assis sur un seul matelas face à nous, Kader, c'est depuis 78 que je l'ai vu faire de la photo !»

Nous partons dans l'évocation d'Alger Rep, de cette période où je les avais rencontrés pour la première fois, lui et Boukerche. Anecdotes. Blagues. Mention de cer- taines unes à titraille et photos de franc-tireur. Puis crise et dégringolade du journal. Rappel des négociations qu'il y eut alors avec Hamid Benzine, le directeur, pour qu'il lui rende ses négatifs, qu'ils ne restent pas au jour- nal. «Et je les ai repris; toujours, mon frère», souligne-t- il. Évocation de Kamel Khalfallah, reparti d'Alger vers Jijel, sa ville natale, en 88, cessant depuis toute activité photographique. De Kader Boukerche et de leur repor- tage commun avec le journaliste Ahmed Ancer en Irak lors de la guerre du Golfe... «Kader était obsédé par l'image photo. C'était sa seule préoccupation. Il avait coupé totalement avec sa famille d'ici. Parce que c'était un gars de Bab El Oued. Il me raccompagnait souvent en bagnole au quartier. J'essayais alors de faire en sorte qu'il passe voir ses parents, sa mère surtout, ne serait-ce qu'un moment. Il ne voulait rien savoir. Il avait rompu.

Il était comme ça, quelle que soit sa douleur dont il ne disait rien...»

1. Alger Républicain, quotidien né à Bab El Oued dans les années 30.

Albert Camus y travailla. Organe du PC algérien après la Deuxième Guerre mondiale, il est interdit en 1956, reparaît à l'Indépendance et jusqu'au coup d'État de Boummédienne en 1965. Édité à nouveau après 1988, il disparaît après 1995.

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Les jeunes écoutent de tous leurs yeux en faisant tourner un joint. Ils n'interviennent pratiquement pas.

C'est Kader qui parle. Ils lui ont allumé une de leurs cigarettes roulées main. Son visage parcheminé me fait frissonner tant il me rappell des images que je tente de refouler... Il fume et il parle. Lentement. Souvent d'ailleurs avec le sourire, même pour les souvenirs pénibles. Kader n'a aucun ressentiment vis-à-vis de qui que ce soit. Il est vieilli, fatigué, complètement décapé, mais il est mû par une sorte de sérénité intérieure.

Légère, comme lorsqu'on se rappelle avec tendresse tel et tel épisode de son enfance...

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V e n d r e d i 23 o c t o b r e 1998

23 heures 45

Nous étions bien attendus par les gars de l'association de La Carrière. Mais je ne pensais pas découvrir de façon aussi sympa et aussi simple les réalités prosaïques du quotidien de cette cité rebelle où, dit-on, aucun officiel de la commune ne s'aventure à mettre les pieds.

En grand groupe, nous faisons longuement le tour de la cité. Ses belvédères plongeants sur Bab El Oued et la baie d'Alger ou donnant sur les hauteurs en direction de la carrière à ciel ouvert, à l'arrêt en ce jour de repos.

Donc pas de concasseurs, pas de fumée, pas de poussière.

Omar Sahraoui, président de l'Association pour la pro- motion de la capitale (Mezghena) — pour laquelle ils n'ont toujours pas reçu l'agrément — et Mounir Idir, son secrétaire général, m'expliquent qu'à cause de cette foutue activité industrielle, juste au-dessus de leur tête, la cité ne recense pas moins de 230 asthmatiques ! Les entendre avancer ces chiffres dans le cadre de ce site imprenable, en cette journée ensoleillée, à la lumière conviviale et tendre, relève du surréel. Ils le disent avec la confiance souriante de ceux qui savent que ce ne sera pas demain la veille qu'ils garrotteront ce chancre qui brûle leur corps du dedans. D'autant, affirment-ils, que la nouvelle polyclinique, ouverte juste au pied de la cité,

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Abderrahmane Djelfaoui a été animateur à la Cinémathèque algé- rienne. Après des études de cinéma à Prague, il a été réalisateur documentaliste à la télévision algérienne. Durant les année 90, il est tour à tour responsable de la page culture à Alger Républicain puis collaborateur à El Watan. Il assure actuellement la rédaction de la revue parking nomade qui paraît à Alger.

Alors qu'il prépare un film sur Bab el-Oued, le quartier d'Alger où il est né, Abderrahmane Djelfaoui consigne sur des cahiers d'écolier une multitude de détails, de dialogues, d'évocations d'atmosphère. Ce quartier qu'il croyait bien connaître, il le découvre au gré de ses rencontres avec ceux qui y vivent — des hommes, des femmes, beaucoup de jeunes — et qui expriment leurs craintes, leurs déceptions, leur rési- gnation ou leur volonté de s'en sortir.

Au-delà de la vie d'un quartier d'Alger, ce journal d'un «film impossible» constitue un témoignage vivant et riche sur la réalité quotidienne de l'Algérie d'aujourd'hui. L'implication de son auteur et son style incisif en font aussi une œuvre littéraire.

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