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Les déclinaisons du nihilisme

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Academic year: 2022

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Aucun mot ne semble aussi bien caractériser notre époque, du moins le moment que vivent les pays riches, que celui de crise. Mais touche- t-il juste ? Plus qu’une crise, affirment certains intellectuels, il y a malaise, déclin, décadence.

Derrière tous ces concepts, cependant, se trouve une positivité : les conditions qu’ils défi- nissent sont passagères, un chemin de sortie existe. Dans un dossier passionnant, la revue Esprit estime qu’il faut aller plus loin dans la ré- flexion sur le présent.1 Et se demander si le mot le plus adéquat n’est pas celui de nihilisme.

Semblant frappés d’une asthénie sans re- mède, les citoyens ne font plus confiance aux institutions et se désintéressent de l’action po- litique. Les médias, instruments des démocra- ties par leur esprit critique, se retirent en dé- bâcle devant la montée de l’information liquide.

Les populismes et les discours identitaires se répandent, manifestant la victoire du ressenti- ment sur la liberté. La notion de progrès se trouve vidée de son pouvoir de régénération utopique. Plus caractéristique encore, l’Histoire du 20e siècle et ses massacres de masse se prolonge dans celle d’aujourd’hui, avec, pour ne parler que des événements les plus récents, des violences au-delà de toute limite humaine en Syrie et en Centrafrique.

Peut-être, dira-t-on, mais en même temps nous assistons à un retour des valeurs. Là encore, pourtant, c’est comme si l’on assistait à un effacement par saturation. Répété un peu partout et sans conviction, le discours sur le sens semble tourner en boucle.

C’est dans ce cadre que plusieurs auteurs de la revue Esprit réintroduisent la notion de nihilisme, celle que Dostoïevski et Cioran utili- saient pour évoquer la fin du monde religieux, que Nietzche et Heidegger désignaient comme la caractéristique essentielle de l’aventure de l’esprit occidental, ou encore qu’un écrivain comme Camus plaçait au cœur de sa recher- che de l’humain.

Le nihilisme, écrit Michaël Foessel,2 désigne l’élévation du rien «au rang de puissance active».

Il ne s’agit pas de relativisme, mais plutôt «d’une certaine fascination pour le néant». Plus qu’un processus passif, donc, une sorte d’attraction.

On peut aussi présenter le nihilisme comme une fatigue collective, comme une lassitude devant les modèles de vie que proposent les sociétés désenchantées. Georges Steiner parle d’ennui.3 Déjà, à la fin du 19e, la révolution industrielle ayant résolu une quantité de pro- blèmes de survie et les anciennes croyances s’effondrant, la mode était au spleen, à l’inac- tion triste. Or, rappelle Steiner, c’est dans cette ambiance que s’est développée une pensée

du type : «tout, même la guerre, même la guerre pour rien, plutôt que de sombrer dans l’ennui».

La barbarie du 20e siècle, pour Steiner, est le fruit de la mélancolie et du besoin obscur d’excitation des humains désabusés, ayant perdu leur foi dans les références religieuses, mais plus encore, dans la consistance de l’être. «Vouloir le rien plutôt que de ne rien vou- loir» : voilà ce qui, selon Nietzsche, résume le mieux l’attitude nihiliste.

Les guerres menées «au nom de rien» sont à la fois les plus extrêmes de l’Histoire et les plus typiques de notre époque. Pour Valéry, rap- pelle Foessel, la Première Guerre mondiale a représenté le «suicide de l’Europe, au moyen d’une dévastation technique d’autant plus radi- cale qu’elle laisse en suspens la question de savoir "au nom de quoi" se mène la lutte». Il n’y a eu aucune raison aux génocides du 20e siècle, seulement quelques explications. Et ce trouble lié à l’absence de finalité de conflits à l’extrême cruauté n’a cessé de s’accentuer depuis.

La trace du néant peut aussi se trouver, écrit Foessel, «dans une demande hyperbolique de sens qui sombre dans les théories du complot, le fanatisme religieux ou le terrorisme. A cha- que fois, tout vaut mieux que d’accepter l’in- certitude qui émane du monde moderne. Tout, c’est-à-dire aussi bien le rien devenu l’objet d’un désir passionné».

Il ne s’agit pas d’accepter le nihilisme, mais de le regarder en face, de dévoiler sa posture et son système. Ce qui suppose d’avancer par le doute et la contestation. Si la question du sens doit être reposée, c’est par refus des faux- semblants. Quant à la méthode du «problem solving», si elle est inutile, c’est parce qu’elle fait elle-même partie de l’impasse. Il n’existe pas de réponse simple aux questions de savoir, de croyance, de vision du monde. Im- possible de se rassurer avec des affirmations du type : «pour résorber le chômage, il suffit de créer de la croissance». Le diagnostic de nihilisme, rappelle Foessel, oblige à dépasser le prêt à penser. Et à se demander, par exemple :

«que vaut le mythe de la croissance ?». L’épo que contemporaine a édifié quantité d’idoles qu’elle adore sans même les considérer comme telles.

Et il se pourrait bien, explique Foessel, qu’il n’y ait rien derrière elles. Or justement : c’est à ce

«rien» qu’il faut s’intéresser.

L’étrange, c’est qu’une époque aussi saturée de sens et de technologies fascinantes que la nôtre puisse en réalité reposer sur le nihilisme.

Mais voyons bien : le rien est une affaire de méthode, une superproduction de vide. «Le

nihilisme, explique Foessel, n’est pas syno- nyme d’absence de sens, mais il désigne sa réduction à un modèle unique : celui de l’effi- cience».

Nous y voilà. S’il y a bien un domaine où la question de l’efficience se pose en des termes de sens et d’attraction vers le modèle de l’effi- cience seule, c’est la médecine. Plus que toute autre activité, elle est saisie par le «dogme de l’évaluation» que décrit Foessel. Les activités hospitalières et ambulatoires, la qualité, l’effi- cacité, tout est jugé par statistiques. On com- pare et analyse des chiffres, mais on s’interdit tout critère qui décrirait autrement la réalité mé- dicale. On fait comme si, en dehors de la me- sure évaluative, il n’y avait aucune pensée va- lable, qu’un bavardage à distance de la réalité.

D’une certaine manière, la tentation nihiliste pourrait sembler moindre en médecine que dans d’autres domaines de la société : elle s’occupe d’abord de prendre en charge la souffrance humaine et en cela elle a un but concret, qui n’est pas rien. Mais pour cette même raison, n’avoir que l’efficience pour horizon peut la mener à un désœuvrement absolu. La méde- cine échappe au rien en ce qu’elle est une pra- tique portant sur les infinies variations des per- sonnes face à la maladie. Sa réalité n’est pas celle des machines et de leurs calculs. Elle s’en sert, bien sûr, mais sa curiosité porte au-delà.

Le nihilisme, écrit Olivier Mongin,4 se trouve

«con forté par une révolution technologique qui voile la réalité des maux et des malheurs».

C’est bien dans l’incapacité de choyer ce qu’il y a d’incertain dans la vie humaine, dans le re- fus de s’intéresser aux déviances, aux erreurs et aux errances – mais aussi de leur trouver une fécondité – que se trouve le dégoût mo- derne d’exister.

Le nihilisme est la certitude du rien. La mé- decine repose sur la conviction que, face à l’humain qui souffre, face à l’humain tout court, il y a quelque chose à penser.

Bertrand Kiefer

Bloc-notes

1096 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 14 mai 2014

1 Notre nihilisme. Esprit, mars-avril 2014.

2 Foessel M. Pourquoi le nihilisme ? Id, 16-26.

3 Cf par exemple : Steiner G. Dans le château de Barbe- Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture. Coll.

Folio essais. Paris : Gallimard, 1973.

4 Mongin O. Généalogies : une histoire européenne ? Introduction. Esprit, mars-avril 2014;47-51.

Les déclinaisons du nihilisme

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