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DÉVELOPPER UNE CULTURE INFORMATIONNELLE

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INFORMATIONNELLE

La théorie de l’action conjointe en didactique

JACQUES KERNEIS

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Introduction

Dans cet article nous présentons tout d’abord la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD), telle qu’elle peut se situer actuellement dans l’ensemble des approches existantes en didactique. Nous en tirons un certain nombre de conséquences épistémologiques et méthodologiques. Nous présentons ensuite un dispositif d’ingénierie didactique qui a été expérimenté avec un groupe d’enseignants du second degré issus de différentes disciplines. Nous précisons également les savoirs qui sont réellement travaillés dans ces groupes et proposons des pistes pour améliorer encore ce dispositif. Nous le faisons en le comparant avec d’autres actions de formation-recherche, auxquelles nous avons participé plus ou moins activement Nous nous interrogeons pour finir sur la capacité de la théorie de l’action conjointe à rendre compte de ces dynamiques et à en permettre l’évolution.

Une théorie didactique de l’action conjointe

Il nous semble d’abord nécessaire de situer cette théorie par rapport aux autres courants existants dans le champ de la didactique. Même s’il n’est pas question de parler de didactique générale, nous constatons tout de même1 que de nombreux concepts (transposition, mais aussi contrat, dévolution, réticence...) sont transversaux aux didactiques de différentes disciplines.

La théorie des situations didactiques (TSD) qui a pris sa source en mathématiques a d’ailleurs fourni nombre de ces concepts. La TACD en est issue et s’est inspirée parallèlement de la théorie anthropologique didactique (TAD) élaborée par Chevallard. Ces deux théories poursuivent leur évolution mais nous pensons qu’il n’est pas caricatural d’écrire qu’elles se centrent sur « ce qui est appris », le contenu, comme on le dit souvent. Elles le font chacune à leur façon. En mettant en place des ingénieries didactiques fort élaborées pour la première et en menant des études poussées de la transposition didactique pour la seconde afin de trouver l’origine des savoirs travaillés.

La TACD n’abandonne pas la question des savoirs. Elle tente de répondre à la question suivante : « qu’est-ce qui se passe quand on apprend quoi ? ». Elle a effectué, sous l’impulsion de Sensevy et Mercier (2007) ce que l’on a coutume d’appeler un « tournant actionnel ». Celui-ci s’accentue à travers certains des derniers travaux menés dans ce champ : Marlot (2008) et Kerneis (2009) qui prennent en compte les théories énonciatives et interactionnelles proposées par

1. Et nous l’avons montré dans Kerneis (2007), en nous appuyant sur l’exemple de la transposition didactique.

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Rabatel (2007), en particulier. La TACD intègre également une forte dimension comparative2, que Sensevy (2008) différencie d’une didactique générale. Nous parlerons donc d’une didactique de l’éducation aux médias en construction qui pourrait utilement apporter sa contribution à une didactique de la culture informationnelle. Elle en constitue d’ailleurs une dimension à part entière et pourrait participer, avec la didactique de l’informatique et de l’info- documentation, à l’élaboration d’un curriculum qui pourrait ainsi, de manière crédible, concerner tous les élèves.

Nous le disons d’autant plus facilement que si nous distinguons éducation aux médias et éducation par les médias, nous pensons qu’il est improductif de les séparer, comme l’exprimait Jacquinot il y a déjà fort longtemps.

Cette didactique émergente aurait également intérêt à s’appuyer sur les didactiques curriculaires3 prenant en compte les spécificités des « éducation à » et en particulier l’absence de programme bien défini.

Cette théorie a la particularité de voir les transactions didactiques comme des jeux et de distinguer 3 niveaux qui s’emboîtent. Le professeur est chargé de faire jouer le jeu d’apprentissage aux élèves, mais il doit également le construire et celui-ci est déterminé par différents facteurs qui souvent lui échappent.

Comme l’écrit Sensevy (2007, p. 45) : « d’une certaine manière, nous ne faisons jamais que participer à une action didactique, qui nous transcende toujours en tant qu’individu, que nous soyons professeur ou élève ». L’aspect nécessairement4 conjoint apparaît donc ici clairement.

Cet état de fait nous amène à prendre en compte les théories5 de l’action située qui donnent le primat à l’acteur. Cependant, nous considérons que l’acteur ne perçoit pas forcément, même confronté à son action, certains aspects de celle-ci.

Nous représentons cet emboîtement de la façon suivante et insistons sur le fait qu’il permet de percevoir différents niveaux (ou grains) de description qui ne prennent sens que dans la mesure où ils sont articulés et appliqués à des situations concrètes.

2. Cet article permet de situer la didactique comparée par rapport à une didactique générale très largement critiquée. D’autres entrées voisines de ce dictionnaire étudient d’autres couples problématiques qui nous intéressent : didactique/pédagogie et didactique des mathématiques/didactique des sciences.

3. Telles qu’elles sont envisagées par Lebeaume et Lange (2008).

4. On pourrait dire de façon grammaticale, au sens de Wittgenstein.

5. Par exemple Theureau (2006).

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Faire jouer le jeu Construire le jeu

Les déterminations du jeu

Tableau 1. Système théorique de description de l’action didactique

Alexandre Serres (2008) au dernier congrès de la Fadben, s’interrogeait à propos de la relation qui existe entre didactique et culture informationnelle.

L’approche multiscalaire que nous proposons permet de dépasser l’obstacle qui nous semble assez artificiel et qui consiste à opposer les approches dites top- down et buttom-up6 que l’on rencontre en didactique. Si l’on considère simplement le niveau de la construction du jeu, on se rend bien compte qu’il dépend de l’épistémologie pratique de l’enseignant, ou si l’on préfère de son propre rapport au savoir mais également, et de façon mêlée, de l’institution à laquelle il appartient (établissement, programmes...). La notion de jeu essaye de lier l’enaction, présente dans chaque situation particulière, avec sa grammaire générique et de rendre compte de l’aspect irrémédiablement personnel d’une action irrémédiablement sociale.

L’étude de la transposition didactique7 des infographies que nous avons réalisée (2009), dans ses dimensions internes (dépendant de l’enseignant) et externes (réalisées en amont de son action), montre assez bien cette circulation ascendante et descendante de la construction du sens. Après avoir identifié la place de la TACD dans le champ didactique, nous allons maintenant en saisir les dimensions épistémologiques et méthodologiques.

Conséquences épistémologiques et méthodologiques

Voir les transactions didactiques comme un jeu est une attitude suggérée par Wittgenstein. En effet, son épistémologie constitue l’arrière-plan de la TACD et il est souhaitable de mettre en évidence ces liens. Le fait qu’ils apparaissent clairement nous permet de rechercher une cohérence du système et d’en percevoir les limites. En effet, si cette façon de « voir l’action comme un jeu » nous apporte, comme nous essayerons de le montrer, des moyens de description heuristiques, nous avons tout de suite la prudence de déclarer que, dans le même mouvement, elle nous « empêche » de voir autrement. C’est le cas

6. Frisch a étudié ces deux approches de la transposition didactique.

7. Développée par Chevallard (1985) à la suite des travaux de Verret (1975).

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de toute théorie, mais la force de l’approche wittgensteinienne est d’attirer notre attention sur cet aspect dès le départ. Cela nous permet d’en tirer les conséquences du point de vue méthodologique. Il s’agit effectivement, dans un premier temps, d’identifier le plus précisément possible les jeux d’apprentissages qui sont en question puis de multiplier les types de description de l’action. Les entretiens menés avec les enseignants ont en particulier cette fonction là.

Nous plaçons le concept d’incertitude au cœur de notre système d’analyse de l’action en nous référant également à Wittgenstein8. Il s’agit pour nous de voir dans quelle mesure l’incertitude inhérente (grammaticale) à l’action didactique permet la construction de certitudes ou au contraire produit de la désorientation pour les élèves et éventuellement pour le professeur.

Pour mieux le comprendre et faire en sorte que l’action didactique reste orientée dans la première direction, nous avons mis en place un dispositif particulier que nous allons maintenant présenter.

Un dispositif d’ingénierie didactique coopératif

Nous avons effectivement mis en place ce dispositif dans le cadre de notre recherche sur l’éducation aux médias portant sur les classes-presse9 en Bretagne. Des professeurs-documentalistes y ont participé avec des enseignants de diverses disciplines. Deux séances ont été conçues collectivement par le groupe de professeurs, réalisées dans les classes et filmées. La première s’appuyait sur une séance ordinaire filmée et analysée. La seconde a été créée de toutes pièces par le groupe. Le chercheur y joue un rôle d’ingénieur-didacticien, au même titre que les enseignants. Il se situe dans le registre de la sémantique familière de l’action (Sensevy, 2007, p. 40). Il poursuit ensuite seul l’analyse en intégrant les modèles théoriques de la TACD, puis les met en discussion dans le groupe. On voit bien que ce dispositif10 doit se réaliser sur une année scolaire et alterner les phases de conception, de réalisations échelonnées dans les classes et d’analyses collectives et individuelles graduées. Un retour a aussi parfois été réalisé devant les élèves avec les images des séances réalisées. La question de l’influence du chercheur « ingénieur didacticien » auprès des groupes

8. De la certitude (1976).

9. Ce projet a démarré en 2002 dans le Finistère. Il touche maintenant 15 départements de l’ouest de la France. Son objectif est d’apprendre à (bien) lire la presse et à écrire en ligne. Chaque élève reçoit son journal chaque jour pendant 10 semaines et chaque classe (20 par département), a un journaliste-parrain qui les aide à rédiger leurs articles.

10. Selon les années, le dispositif a réuni les enseignants 2 journées ou 4 demi-journées dans l’année.

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d’enseignants accompagnés doit bien sûr être prise en compte dans l’analyse des résultats obtenus. Cependant, c’est le microdidactique qui est particulièrement observé, et celui-ci échappe en grande partie au contrôle dans le cours de l’action.

Ces séances ont fait l’objet de plusieurs phases de réalisation puis d’analyse.

Cela a permis au chercheur de mieux comprendre l’action et au dispositif didactique de gagner en efficacité.

C’est en ce sens que la méthodologie est à la fois indiciaire (elle passe par l’analyse fine des tours de parole des épisodes repérés pour leur densité didactique) et expérimentale (dans la mesure où elle met en place les possibilités de comparaisons)11. L’incertitude est inhérente au travail didactique. Le professeur ne peut dire à l’élève ce qu’il doit découvrir. Sinon il l’empêche de le construire de son propre mouvement (proprio motu). Le professeur doit toujours savoir moduler finement cette dimension grammaticale de l’incertitude. Il doit assurer l’incertitude sans la laisser devenir envahissante et risquer de rompre la mobilisation des élèves et le contrat implicite qui lie le professeur et l’élève : « la tâche proposée est difficile mais on peut y arriver ». Le concept de contrat12 est central dans les analyses didactiques et regroupe les attentes réciproques du professeur et des élèves. En éducation aux médias, d’autres dimensions renforcent la difficulté. Les faits d’actualité exigent une « culture générale » qui trouve toujours, à un moment ou à un autre, ses limites. De plus, les professeurs n’ont, en général, reçu aucune formation initiale dans ce domaine.

Du coup, le développement de l’esprit critique est le plus souvent la seule finalité qu’ils se fixent sans trop savoir vraiment comment l’atteindre.

L’analyse collective des séances permet aux professeurs de prendre conscience de l’importance des consignes et des phénomènes de

« transparence » qui émaillent les interactions. D’une phase à l’autre du travail demandé aux élèves, le « thème de l’article » devient le « sujet de l’article ». Le professeur ne perçoit pas la difficulté, mais les élèves sont gênés dans leur travail de groupe et laissent souvent cette case vide sur leur fiche.

Dans l’autre sens aussi, le contrat peut être mis à mal. Le professeur feint souvent, plus ou moins consciemment, de reconnaître le « gain du jeu ». C’est en effet lui qui fixe les règles et évalue les résultats. C’est une des spécificités du jeu didactique. Brousseau appelle « effet Jourdain » cette façon de tricher au jeu.

11. Cette méthodologie est située dans son cadre théorique et épistémologique par Leutenegger dès 1999 et donne lieu à un ouvrage de référence en sciences de l’éducation en 2002.

12. Introduit par Brousseau (1980).

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Elle peut prendre une autre forme lorsque le professeur vide la situation de sa substance didactique en raison des difficultés qu’éprouvent les élèves. Cette manière de faire « glisser » le jeu est appelée « effet Topaze », en référence à la dictée de Pagnol où le professeur aide ses élèves (les moutonsss...).

Nous en exposons ici un exemple concret qui servira à poursuivre l’analyse.

Les élèves de 3e essaient de classer des infographies en fonction de quatre catégories fournies par leur professeur de lettres (rétrospective, d’anticipation, explicative et analytique).

Figure 1. Infographie sur l’avortement publiée dans Le Télégramme du 26 novembre 2004 Pierre est interrogé sur cet ensemble infographique coupé de son contexte.

Voici les interactions entre Pierre et le professeur.

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Tableau 2. Extrait de transcript

233 Professeure Heu / Pierre (?)

234 Pierre Heu / j’ai mis que c’était un graphique et une carte / et que c’était rétrospective (?)

235 Professeure Pourquoi (?)

236 Pierre Ben ça parle de 2000 / en bas /

237 Professeure Ça part de 1995 / à 2000 / on vous donne / l’évolution / en fait /heu / des heu des avortements / dans les départements bretons / Par contre / la carte /est ce que c’est rétrospectif (?) 238 élèves Analyse (?)

239 Professeure Oui / La carte / elle / elle est plutôt [du type] analyse /

On voit que le travail est mené de façon extrêmement rapide. Bien qu’il s’agisse de la 9e infographie analysée, le contrat n’est pas encore clair. Chaque infographie doit-elle être placée systématiquement dans deux catégories ou bien est-ce seulement celle qui est la plus prégnante qui doit être indiquée ? A travers ces déclarations, le professeur semble indiquer que c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne.

Les courbes ont effectivement une dimension temporelle plus évidente et c’est pour cela que Pierre préfère parler du 2e élément, pour répondre aux attentes.

Le professeur se contente d’indices (Tdp. 236) : « ça parle de 2000, en bas » et fait l’essentiel du travail. Son indication (Tdp. 237) : « par contre » peut être perçue comme une indication Topaze (qui réduit l’incertitude des élèves), mais également comme un élément qui vient semer le trouble. En effet, la carte est rétrospective également, puisqu’elle s’appuie sur des données se rapportant forcément à une période antérieure et d’ailleurs inconnue. Elle a simplement un caractère analytique plus évident, ce qui n’a rien de contradictoire (le « par contre » n’est donc pas de nature à éclairer un grand nombre d’élèves encore mal à l’aise avec ce système de catégories).

On perçoit à travers ces transactions la subtilité du jeu du professeur. Il est souvent à la limite du « hors jeu » pour maintenir la dynamique interactionnelle.

On repère donc un aspect générique, grammatical de cette gestion de l’incertitude, mais aussi une grande variabilité des interactions professeur/élèves (fréquence d’utilisation de tels procédés, simples indications ou effets massifs, nécessité de suspension ou facilité...). De plus, ces interactions ont également

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un caractère singulier. Dans la même situation, un autre professeur n’aurait pas posé tout à fait la même question et se serait attaché à un autre élément de réponse... L’appui sur les postures énonciatives proposées par Rabatel nous est ici utile. Dans les interactions orales, c’est soit le professeur, soit l’élève (nous considérons ici un élève épistémique, collectif) qui a une position dominante.

On dit qu’il est sur-énonciateur ou si l’on préfère qu’il prend plus de responsabilités dans la construction d’un point de vue (PDV) commun. Cet équilibre est cependant susceptible de varier d’un moment à l’autre. Dans notre exemple, il s’agit d’indiquer à quelle catégorie appartient l’infographie et de donner des indices qui justifient ce choix.

Consensus Å (centripète) interactions13 (centrifuges) Æ Dissensus Co-énonciation Sur-énonciation Sous-énonciation Énonciation de 2 PDV opposés

Figure 2. Les postures énonciatives présentées par Rabatel

Pour aboutir à cet accord sur l’indice pertinent (l’échelle du temps couvre la période de 1995 à 2000), le professeur valide l’investissement très synthétique (et minimaliste) de l’élève. Il reconnaît ce signe (« ça parle de 2000, en bas ») comme un indice satisfaisant. Le concept didactique de topogenèse, qui analyse l’évolution des places potentielles des élèves du point de vue du savoir, nous apporte alors des éléments plus fins. En effet, même si le professeur veut faire dévolution du jeu aux élèves, les laisser devenir sur-énonciateurs, il faut encore qu’ils acceptent d’entrer dans le jeu.

Nous avons produit deux métaphores pour distinguer ces deux systèmes descriptifs. Les postures énonciatives peuvent se voir comme une balançoire posée sur un terrain incliné (le professeur ayant naturellement tendance à être dominant). Quand le professeur monte, l’élève descend. La topogenèse est plus complexe : le professeur met à disposition de l’élève un espace d’explorations.

Celui-ci peut ou non l’investir. Si ce n’est pas le cas, les deux interlocuteurs sont en position basse et rien ne progresse. Pour poursuivre l’analyse, nous ajouterons que des apprentissages ne peuvent avoir lieu que dans la mesure où des ruptures de contrat s’opèrent.

13. Au cours des interactions entre le professeur et les élèves, des mouvements se créent. Tantôt les positions se rapprochent, une compréhension réciproque se construit, et tantôt les désaccords ou la désorientation prennent le dessus.

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Nous nous sommes jusqu’ici essentiellement penchés sur le premier niveau d’analyse (faire jouer le jeu) et nous allons maintenant voir comment l’ingénierie didactique s’articule avec la construction et la détermination du jeu.

Savoirs travaillés et potentialités

Dans l’exemple précédent, l’intervention de Pierre est minimale mais essentielle. Le professeur la reconnaît comme un signe d’avancée du savoir malgré son caractère énigmatique. Le niveau de l’incertitude est probablement assez élevé chez les autres élèves. Le travail réalisé par le professeur dans cet exemple est surtout destiné aux autres élèves, bien qu’il s’adresse à Pierre. Voici encore une spécificité de l’interaction didactique que l’on nomme trilogue. Ce geste professionnel est utilisé par les enseignants pour assurer une incertitude soutenable et permettre ainsi la constitution de certitudes provisoires, partielles et partagées.

Le fait de visionner en groupe de tels extraits permet aux professeurs de prendre conscience de l’importance de ces interactions. Les jeux d’apprentissages sont ainsi clairement identifiés. S’agit-il, dans notre exemple, de mettre au jour les spécificités des infographies, comme le prévoyait le projet du professeur ? Les catégories, qui devaient seulement servir de support à cette exploration, sont devenues l’enjeu même de la séance et masquent l’objectif originel. Ce constat nous conduit à analyser la transposition didactique. Il s’agit de savoir quelle est la source de ce savoir et d’identifier quelle mise en scène en est proposée. Les enseignants sont les seuls à pouvoir le faire en ce qui concerne la partie interne. Une longue enquête nous amène du côté des hyperstructures et de l’élément emblématique que constitue l’infographie en son sein. Adam et Lugrin (2006) ont en effet mis en évidence la tendance des journaux à créer des dossiers constitués de textes courts qui permettent au sens de circuler entre eux. L’infographie est très souvent présente dans de tels ensembles et elle est particulièrement représentative d’un trait commun dominant : l’effacement énonciatif. À travers son apparence « scientifique », elle produit un effet d’autorité. D’une manière plus générale, c’est souvent au lecteur de créer des liens entre les différentes unités. Le journaliste « s’efface » derrière des « textes sans auteur ». Il pense ainsi produire un texte « objectif » et être dégagé de sa responsabilité (individuelle et collective) d’énonciateur. Ceci constitue un simulacre qu’il est utile de mettre en évidence avec les enseignants14. Il est utile de signaler que cette tendance est due en grande partie

14. Rabatel (2006), par exemple, l’a fait sur de multiples corpus empiriques.

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à l’influence de l’internet et se retrouve de manière très visible dans les manuels scolaires et, bien évidemment, dans les livres documentaires.

Cet aspect des connaissances du professeur est fondamental et participe de la construction du jeu. Il s’appuie le plus souvent sur des concepts issus des sciences de l’information et de la communication ou des sciences du langage.

Nous considérons en effet comme Jacquinot que « quand on travaille dans le champ des médias, et des technologies pour l’éducation et la formation, on n’échappe pas à au moins deux secteurs disciplinaires, eux-mêmes interdisciplinaires, que sont les sciences de l’éducation et les sciences de l’information » (2001, p.77). L’auteure nous prévient d’ailleurs que « cette position épistémologique n’est pas simple à tenir institutionnellement » (Ibid.).

Les déterminations du jeu sont aussi à élucider avec les enseignants.

L’échange suivant a lieu entre un professeur d’histoire-géographie (Marie) et un professeur de lettres (Jessie). Il se produit pendant le visionnement d’une séance réalisée par cette dernière.

Tableau 3. Extrait transcript d’analyse collective de séance

Jessie Moi / c’est pas ça mon objectif / c’est pas de leur montrer qu’ils ont été manipulés / moi / mon objectif était beaucoup plus simple / qu’ils lisent /

Marie C’est un peu mon dada / leur montrer comment ils peuvent être manipulés /

On voit donc qu’une action didactique peut être lue différemment par les enseignants présents et il est fort utile de lever ce genre « d’effet de transparence ».

Ce dispositif d’ingénierie didactique coopérative a un statut tout à fait expérimental et ne peut que s’enrichir des expériences comparables menées dans le champ de la culture informationnelle. Nous allons en citer deux en insistant sur les aspects susceptibles d’être intégrés dans notre dispositif.

Des pistes pour de nouvelles ingénieries en s’appuyant sur d’autres dispositifs

Ces actions ont toutes les deux pour but d’associer recherche et formation de manière particulière. Les dispositifs induisent des postures particulières de la

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part des chercheurs et des enseignants, mais celles-ci sont aussi influencées par l’objet même des « éducations à ».

La première est une formation pour les enseignants-documentalistes de l’Académie de Rennes que nous co-animons depuis septembre 2006. Nous avons travaillé sur la conception de séances basées sur une approche notionnelle de l’info-documentation. La notion d’auteur a d’abord été questionnée. Ensuite est venue l’idée de se centrer sur la façon de construire des liens entre les concepts. L’articulation entre théorie et pratique est étroite et les séances réalisées par les documentalistes sont ensuite analysées à différents niveaux et éventuellement reproduites en tenant compte des incertitudes potentielles et des sources de désorientations qu’elles peuvent produire chez les élèves. Des modules de formation seront proposés l’an prochain aux enseignants-documentalistes de l’académie et ils seront animés conjointement par un praticien et un chercheur. Cette accroche avec le terrain doit toujours être recherchée.

La seconde est un groupe de recherche innovation (GRI) inter-degré qui travaille sur le thème de la culture numérique au cycle 3 de l’école primaire.

L’équipe a choisi de mettre l’accent sur la lecture documentaire. Cela permet également de travailler l’effacement énonciatif que nous avons déjà évoqué. Il est présent dans les documentaires, mais aussi dans le discours des enseignants qui souhaitent laisser le plus possible les élèves construire leur savoir. Cet aspect central de gestion fine de l’incertitude nous semble aussi à privilégier.

Toutes ces actions ont leurs spécificités, mais aussi des caractères communs.

On y trouve toujours la nécessité d’un travail d’appropriation per se (pour soi) des domaines abordés. Celui-ci étant utilement complété par des échanges autour de ce domaine épistémique en rapide évolution.

On trouve également la même impossibilité de prétendre à une position axiologique neutre. Les différences épistémologiques radicales énoncées par Serres (2007) entre data, knowledge et news doivent être prises en compte.

Cependant, cela n’empêche absolument pas un travail commun. En effet, Bruillard (2008) rappelle que la science informatique possède trois branches (algorithme et raisonnement, interaction homme-machine et réseaux sociaux) et que chacune d’elle s’intéresse à la relation entre l’homme et les données.

D’autre part, où se situe vraiment la frontière entre news et knowledge, quand on regarde la production scientifique ? Il n’est pas simple de la dessiner aujourd’hui. La nouveauté (le caractère dominant dans les news) a d’ailleurs toujours été un élément essentiel dans le processus de publication scientifique, comme le soulignent Callon et Latour (1991). La pérennité est également à

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prendre en compte pour les distinguer, mais de ce point de vue, les différences ne sont pas non plus toujours flagrantes.

De son côté, l’éducation aux médias tend aujourd’hui à se centrer sur l’information, après avoir longtemps pris pour objet d’étude les messages médiatiques. De ce fait, le passage incessant des images et des textes d’un support à l’autre donne tout son poids à cette orientation qui rend possible, et sans doute nécessaire, la constitution d’une translittératie qui reste à concevoir sous une forme curriculaire pour tous les élèves.

Nous considérons avec Sensevy (2007, p. 209) que « la didactique, en tant que science d’une pratique, est confrontée aux conceptualisations et aux actions des praticiens » et qu’il s’agit « d’éloigner des conceptualisations didactiques l’obstacle scolastique, qui fait voir la pratique dans les seules catégories savantes ». Mais la mise à distance de cet obstacle ne signifie pas pour autant l’acceptation directe des conceptualisations des praticiens telles qu’elles peuvent se manifester dans l’explicitation de leurs pratiques.

« Pour mettre en travail cette différence – pour une part irréductible – entre sémantique familière de l’action et langage des modèles, il existe tout un système pratique à élaborer et promouvoir, celui de recherches coopératives, dans lesquelles la production d’ingénierie didactique d’un nouveau genre se fasse sous la responsabilité conjointe des professeurs et des chercheurs construisant ensemble des fins communes à un processus pensé comme collectif » (Ibid.). Les dispositifs présentés vont dans ce sens et nous espérons que ce rapide « tour d’atelier » a permis de saisir l’apport que peut constituer la TACD dans la constitution d’une didactique de la culture informationnelle en s’appuyant tout autant sur les processus (topogenèse...) que sur les concepts.

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