• Aucun résultat trouvé

CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE"

Copied!
5
0
0

Texte intégral

(1)

CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

Remerciements

"Maintenant, je suis capable de voir clairement quels furent mes maîtres dans la vie, ceux qui m'ont le plus intensément appris le dur métier de vivre, ces dizaines de personnages de roman et de théâtre que je vois en ce moment défiler devant mes yeux, ces hommes et ces femmes faits de papier et d'encre, ces gens que je croyais guider au gré de mes besoins de narrateur et selon mes volontés d'auteur, comme des pantins dont les actions ne pouvaient avoir d'autre effet sur moi que le poids de les supporter et la tension des fils au bout desquels je les faisais bouger".

José Saramago1

C'est au printemps 1996 que j'ai découvert l'arrêt Kalanke et, à partir de ce moment, j'ai été comme capturée, surtout par les conclusions qu'y avait prises l'un des avocats généraux de la Cour communautaire, M. Tesauro. Aujourd'hui, alors que s'achève ce long "dialogue" avec un interlocuteur qui m'a paru d'autant plus obstiné que, par la force des choses, il restait silencieux, je me pose cette question : cet avocat général, rencontré de manière fortuite dans les pages d'un Journal des Tribunaux du Travail, et que je n'ai jamais affronté autrement qu'à travers ces mêmes pages, est-il un personnage réel ou fictif ?

Réel, bien sûr, puisqu'un être de chair et d'os existe, qui porte son nom, que la Cour Communautaire elle aussi existe et que je pourrais l'y entendre rendre ses avis, aujourd'hui encore, à moins qu'il n'ait pris entre temps sa retraite.

Mais fictif surtout, fait uniquement de papier et d'encre car jamais il n'est sorti des lignes de ses conclusions, jamais il n'est venu à ma rencontre, pour essayer de me séduire ou de m'arraisonner, de me convaincre ou me critiquer. Comme les personnages créés par Saramago, pendant des heures, des semaines, des mois, des années, il m'a incitée à travailler, et cela sur un arrêt dans lequel je n'étais pas partie et à propos de protagonistes - Mme Glissmann, M. Kalanke - que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam.

1"Comment le personnage fut le maître et l'auteur son apprenti", Ed. Mille et une nuits, p. 16

(2)

C'est un personnage qui jamais n'a manqué à mes rendez-vous ni n'a fait preuve d'impatience ; par son silence obligé, il m'a laissée libre de faire fausse route mais s'est fait mur pour me renvoyer la balle de mes arguments et m'obliger à traquer mes propres errements ; ses propos et son attitude n'ont pas varié d'un pouce, constituant ainsi une inaltérable source à laquelle je pouvais retourner à chaque fois que je sentais qu'il fallait en reprendre autrement la critique.

Le moment est venu de prendre congé de lui. Que le personnage réel soit remercié, qui m'a permis de fantasmer ce personnage fictif et de m'y colleter, me fournissant ainsi le point d'appui indispensable à ma recherche.

D'un "comment" une autre lecture de l'heure – de la loi - est possible ...

Cette capture a duré longtemps, mais la manière de la vivre a évolué.

Ma motivation première fut le sentiment que cette décision constituait, sous prétexte de les révérer, un coup bas porté à l'égalité de traitement ainsi qu'aux dispositions prises en faveur des femmes par le biais de "notre" directive. J'y entrevoyais une possible illustration de ce passage où Deleuze évoque la deuxième manière de renverser la loi morale : "la loi est d'autant mieux renversée qu'on descend vers les conséquences, qu'on s'y soumet avec une minutie trop parfaite ; c'est à force d'épouser la loi qu'une âme faussement soumise arrive à la tourner et à goûter aux plaisirs qu'elle était censée défendre" 2

Ce (res)sentiment reposait sur ma conviction que l'arrêt n'était pas conforme au texte de

"notre" directive ; et je pouvais prendre appui sur Mme Cuvelliez, qui titrait ainsi ses

"Observations à propos d'un autre arrêt de la Cour communautaire : "Une décision de justice est un produit de nature politique"3 ; et sur Mme Jamoulle, qui a pris la peine de démontrer que la jurisprudence est susceptible de "contribuer à la transformation d'un système juridique alors même que le cadre normatif reste inchangé", et y voit l'indice d'une "politique des

2 "Différence et Répétition", p. 12

3 "Une décision de justice est un produit de nature politique", CDS, 1992, p. 91

(3)

juges"4. J'allais montrer, en analysant l'arrêt, "comment" un juriste travaille les textes de manière à lire et à faire lire sur la montre de la loi – réalisant ainsi le vœu de Rahel, l'héroïne d'Arundathi Roy, cité en exergue de mon Prologue - l'heure dont il a besoin pour la thèse qu'il soutient. Je prendrais un juge en flagrant délit - puisque délit j'affirmais qu'il y avait - de modifier le sens et les effets des textes, en dévidant au ralenti, le film de son jugement, puis j'opposerais ma vérité à la sienne. Ce projet reposait sur un postulat implicite, celui que la directive avait un sens univoque.

L'hypothèse étant que le texte de la directive avait été malmené par la Cour Communautaire, j'ai commencé par ce qu'on pourrait considérer comme une approche herméneutique, au sens où l'entendent H.-G. Gadamer5 et Ricoeur6 : j'ai .recherché le sens et les effets dont il était, selon moi, originairement porteur. J'en ai conclu que le texte visait à supprimer les inégalités de fait entre travailleurs et travailleuses, donc à modifier la réalité ; l'interprétation qu'en faisait Luxembourg contrecarrait la réalisation de ce but, et il fallait rechercher dans ses attendus les points de fuites du sens et d'érosion des effets.

L'approche herméneutique a alors cédé le pas à une analyse méticuleuse du discours. Le champ de travail s'est déplacé sur les séquences et les répliques de ces attendus ; il s'est agi, d'une part, de repérer les coupes pratiquées dans le discours du droit positif, et les mises en connexion de ces éclats ; d'autre part, d'observer les rapports que ces agencements langagiers entretenaient avec la réalité. Les fuites du sens, et l'érosion des effets, résultaient de l'agencement du discours, ainsi que des rapports que le langage entretenait avec la réalité, ce que Ricoeur appelle "cette prise du langage sur l'être et de l'être sur le langage"7.

Les outils philosophiques, choisis ou forgés au fil des difficultés rencontrées, m'ont permis de m'émanciper de l'emprise du savoir-pouvoir du discours juridique et aidée à saisir où et comment les mots de la directive étaient rendus impuissants, mis hors d'état de jouer leur rôle sur la réalité. J'ai pu épingler une série de stratagèmes : formulation autre des questions posées, fragmentation du sens d'une idée en significations multiples, formation

4 "Les transformations du droit belge depuis 1975", in "Contradictions", n°s 78-79, p. 102

5 "Vérité et méthode", p. 170

6 "Le problème du double sens" in "Le Conflit des interprétations", p. 64 à 79

7 "Le problème du double sens" in "Le conflit des interprétations", p. 67

(4)

de couples de concepts, disqualification, au sein de ces couples, d'un membre et exaltation de l'autre ; escamotage du temps et de l'espace ; déboîtement du rapport entre discours et réalité ; chassé-croisé entre sujet abstrait et empirique ; construction vaticane de la vérité.

Ces outils m'ont suggéré aussi une raison structurelle qui expliquerait que les systèmes de discriminations positives s'intègrent difficilement dans la pensée juridique de nos états de droit. En effet, ces systèmes sont fondés sur la distinction, parmi les sujets de droit, de groupes privilégiés et de groupes défavorisés et proposent des modes de "calcul" des inégalités de fait entre ces groupes ; ce qui suppose de prendre en compte ce qu'on pourrait appeler des collectivités-sujets. Ils prévoient des procédures pour réduire ces inégalités, dont l'application implique de moduler les droits d'une personne en fonction de son appartenance à l'un ou l'autre de ces groupes. C'est une conception du droit qui repose sur des sujets individuels concrets, situés, régis pour partie par des droits qui sont ceux d'un groupe ; pareille conception a cours dans le droit collectif du travail. Par contre, dans le droit en général, c'est l'individu séparé, et abstrait, qui est pris en considération. Ce

"milieu" est propice à ce que le membre d'un groupe privilégié, pour éluder les conséquences de l'égalisation par le droit, brandisse son propre droit individuel à l'égalité formelle contre le droit collectif des défavorisés à bénéficier de mesures qui leur assurent plus d'égalité dans les faits.

... à un pourquoi : pourquoi un méridien de Greenwich ?

"Il faut remettre les pendules à l'heure", dit-on. Mais de quelle heure s'agit-il ? Le sens de l'expression varie selon que celui qui l'exprime décide arbitrairement de l'heure ou se réfère au système de fuseaux horaires qui a pris Greenwich pour méridien originaire.

Il faut, pour mesurer l'écoulement du jour et dresser les horaires des trains, bateaux et avions internationaux, une référence de base, intangible, commune à tous les pays, et Greenwich, malgré qu'il fleure l'européocentrisme, fait l'affaire, il est ce sur quoi tous se règlent. De même, si Mmes Jamoulle et Cuveliez se sentent en droit de faire allusion à une politique des juges et si j'ai été aussi acharnée à traquer ce qui m'est apparu comme un lieu d'observation de ses "comment ?", c'est que, tout en étant familiarisées avec la plurivocité du langage et son

(5)

ambiguïté, nous pensons qu'il y a, pour le droit aussi, un Greenwich : le sens, l'intention du législateur, qui transcende les divergences d'opinions et d'interprétations.

C'est pourquoi, tout en sachant que la "vérité" de la Cour communautaire prévaut, je ne m'y rallie pas. "Notre" directive n'est pas, comme la montre de Rahel, pur plastique, ni jeu de Lego mis à la disposition des juristes ; elle est l'expression d'un engagement pour un projet commun, lequel constitue le méridien de Greenwich sur lequel chacun doit se repérer dans la détermination de l'heure locale, pour l'application de l'universel de la loi au cas particulier.

Ce projet commun requiert un autre mode de rapport à la vérité, qui n'est ni scientifique ni papal, parce que la garantie ne saurait en être recherchée que du côté du sens ; un sens qui ne peut jamais être totalement exprimé et stabilisé dans les mots, de sorte que celui qui agit par respect pour la loi et non pas seulement en conformité avec elle, doit, pour l'appliquer, se tourner du côté du pourquoi de la loi, du projet qu'elle met en œuvre, des effets qu'elle vise.

*

* *

Références

Documents relatifs

Sur des pages A4 se trouvent des détails pris dans les doubles pages..

[r]

[r]

The study focuses on phonological, orthographical, lexical, syntactical, semantic, pragmatic and tex- tual aspects and reveals the overwhelming influence of French, English and

[r]

[r]

[r]

In most cases, ordering of O/R name components is not significant for the mappings specified by this document. However, Organisational Units and Domain Defined Attributes