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Au sujet de l'historicité du regard scientifique

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Au sujet de l’historicité du regard scientifique

Alice Barthez

To cite this version:

Alice Barthez. Au sujet de l’historicité du regard scientifique. Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, May 2006, Dijon, France. �hal-02751483�

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Au sujet de l’historicité du regard scientifique

On the historicity of the scientific outlook Barthez Alice

INRA CESAER

26, Bd Dr Petitjean, B.P.87999, 21079 Dijon Cedex alice.barthez @enesad.inra.fr

Résumé

S’intéresser à l’historicité de la science prémunit contre une vision intemporelle et purement intellectuelle de la production scientifique. La mise en lumière des rapports de forces et des conflits internes, pour le monopole de l’autorité scientifique mais aussi des luttes entre réseaux au- delà de l’institution, informe sur la réalisation du produit social qu’est la

« vérité scientifique ». Le cas de la Sociologie à l’INRA, au départ issue de l’Economie Rurale et instituées ensemble dans la même unité, est exemplaire de l’importance du lieu social d’où s’exerce le travail scientifique pour comprendre la nature et les contenus de la production ainsi que les transformations de la discipline elle-même.

Mots-clés : Science, sociologie, sociologie rurale, économie rurale, histoire Abstract

An interest in the historicity of science precludes any timeless and purely intellectual vision of scientific production. Examination of the balance of power and intestine struggles for the monopoly of scientific authority but also conflicts among networks extending beyond the institution are informative about how ‘scientific truth’ as a social product is made. The case of Sociology at the INRA, initially derived from the Rural Economics and instituted together in the same unit, is a prime example of the importance of the social locus where scientific work is conducted to our understanding of the nature and contents of the output and of the transformations in the discipline itself.

Key-words: Science, sociology, rural sociology, rural economics, history

Introduction

« Sociologue à l’INRA ? Ca n’existe pas ! Il y a des sociologues au CNRS mais pas à l’INRA ! A l’Institut National de la Recherche Agronomique, on fait des recherches sur les plantes, les animaux, mais pas sur les gens !» Cette remarque plusieurs fois répétée dès que

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j’invoquais mon parcours, mettait une ombre à mon enthousiasme premier d’accéder enfin à l’activité scientifique avec l’ascension sociale comme perspective. Se dire sociologue à l’INRA dans les années 1970, n’était pas très crédible, comme si je n’étais pas dans la

« vraie » recherche.

Si l’on admet que : « L’univers « pur » de la science la plus « pure » est un champ social comme un autre, avec ses rapports de forces et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses intérêts et ses profits, mais où tous ces invariants revêtent des formes spécifiques » (Bourdieu, 1976, p. 89), il est moins important de se préoccuper de la subjectivité de ses agents que d’analyser ce qui se joue et comment on joue ? Pour cela, il ne suffit pas de s’en tenir à la norme juridique ou administrative qui organise le champ mais à ces formes de régularité qui vont parfois à l’encontre le la règle officielle tout en étant régulières. Enfin, pour repérer les invariants propres au champ scientifique et en particulier à la recherche agronomique (pourquoi ce terme, agronomique, pour aborder la sociologie), un travail historique est nécessaire. De plus, appartenir à un collectif de recherche, comme toute appartenance à un groupe, se négocie, parfois se marchande. Mais parce qu’il s’agit de science, quels sont les termes du marché d’où s’organise la négociation ?

Il me faut remonter à une époque très antérieure à mon entrée à l’INRA, à la naissance de l’institution et aux circonstances de sa création pour pouvoir prétendre à une certaine objectivité. Sachant que le parti pris de l’objectivité est le seul capable de révéler quelque chose de la trajectoire personnelle, il peut être difficile de rompre avec « l’illusion biographique » pour découvrir une autre version de la réalité que celle que l’on s’est forgée au fil de sa vie (Bourdieu, 1994). Le travail de recherche m’est apparu tout à coup colossal.

Je n’ai pu dépasser jusque là que les préliminaires en indiquant quelques pistes.

Dans quelles circonstances a été créé l’INRA1 ? A partir de quelles relations avec les acteurs internes du champ scientifique ? Dans quelles relations avec les acteurs externes influant sur la définition de la recherche scientifique ? Pour quelle place ?

1. Les débuts de la recherche agronomique en tant que service à la disposition des agriculteurs

C’est avec l’utilisation des engrais au milieu du XIXème siècle que se créent les premiers laboratoires de recherche destinés à l’agriculture comme une fonction de contrôle liée à la répression des fraudes. Au départ, « la station agronomique » fonctionne comme un laboratoire d’analyses. En 1878, on en compte en France 28, 82 en 1900. Peu à peu, les directeurs de ces laboratoires investis du double titre de « chimistes » et « d’agronomes » étudient la nature des sols et certains problèmes de nutrition végétale. En 1883, paraît leur publication : Les Annales de la science agronomique française et étrangère devenant à partir de 1930, « Les Annales Agronomiques ».

Ces stations ou laboratoires sont organisés par l’Etat, les départements ou les municipalités avec une double mission : effectuer des recherches mais aussi éclairer les cultivateurs sur la

1 Pour cette partie historique j’ai amplement puisé dans l’ouvrage de Jean Cranney, (1996) chef du Département d’Economie et Sociologie Rurales de 1984 à 1990.

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composition de leurs terres et les protéger contre les fraudes notamment en matière d’engrais, de semences. A l’issue de la guerre de 1914-18, la recherche scientifique s’organise et se trouve répartie en 3 offices créés au niveau national dont l’Institut des Recherches Agronomiques (IRA) intégré au ministère de l’agriculturecomme un « un office chargé de développer des recherches scientifiques appliquées à

l’agriculture » -art. 79 de la loi de finance, 30/04/1921- (Cranney, 1996, p. 31).

L’IRA est plus particulièrement rattaché à la Direction des Affaires sanitaires et scientifiques et de la Répression des fraudes et son siège est fixé à Paris dans les locaux de la Répression des fraudes. Les stations disséminées en France sont regroupées de manière à n’avoir que des stations régionales bien équipées. Albert Demolon2 est nommé directeur de l’IRA en 1928. En raison de son capital universitaire en plus de sa formation agronomique, il se montre précurseur de l’introduction de la méthode scientifique dans les laboratoires cherchant à élever la recherche agronomique au rang de recherche scientifique. Ainsi, affirme-t-il : « l’agriculture est une véritable industrie biologique qui ne triomphera dans la lutte pour son existence que si elle sait mettre à son service les immenses ressources de la science… Il n’y a pas de savoir scientifique sans théorie, et pas de théorie sans recherche désintéressée. » (Cranney, 1996, p. 51)

En 1934, la France est touchée par la crise économique et L’IRA disloqué. Les stations sont rattachées selon leur spécialité à différentes directions du ministère de l’agriculture.

2. La lutte pour le monopole de l’autorité scientifique

En 1936, le gouvernement de Front Populaire tente de créer une structure interministérielle pour la Recherche et sous le gouvernement Léon Blum apparaît un sous-secrétariat d’Etat à la Recherche avec à sa tête Irène Joliot-Curie et puis le physicien, Jean Perrin.

Le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) est institué en 1939 (décret du 10/10/39) chargé de la coordination de la recherche française et en 1940, il obtient qu’aucun centre de recherches ne puisse voir le jour sans son autorisation. La IIIème République balayée laisse la place au gouvernement de Vichy. Avec la nécessité d’accroître la production agricole en situation de guerre, le ministère de l’agriculture se préoccupe de reconstruire la recherche agronomique. Laval parvenu au gouvernement, la recherche est maintenue éclatée entre plusieurs ministères échappant au contrôle du CNRS. En 1943, Le ministère de l’agriculture rassemble pour la première fois la recherche et l’expérimentation

2 A. Demolon : 1er initiateur des recherches effectuées en agronomie depuis le début du siècle.

Ingénieur agronome en 1901, il complète sa formation par des études universitaires : une licence ès- sciences physiques puis en 1909 une thèse de doctorat en microbiologie des sols à la faculté des sciences de Paris tout en exerçant son activité de recherche à la station agronomique de Laon. Un incendie dû à la guerre 1914-18 le conduit à reprendre de nouvelles recherches sur les propriétés physico-chimiques des sols et il obtient un second doctorat universitaire en sciences physiques en 1927. Il s’engage dans de nombreux contacts internationaux, épouse une géorgienne. Il devient président de l’Association Internationale de la science du sol et membre de l’Académie des Sciences en 1946.

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sous l’autorité unique de la direction de l’enseignement3 et lanomination de son directeur, Charles Crépin, soulève une vive réprobation des scientifiques du CNRS et d’une partie des chercheurs agronomes qui se trouvent le plus directement liés par leur formation et leur activité au CNRS et à l’université.

L’avènement de l’INRA se prépare sur un fonds d’opposition entre deux conceptions de la recherche agronomique représentés par les deux prétendants à la direction de l’institut.

A la différence d’Albert Demolon qui jouit d’une grande notoriété dans le champ de la science, Charles Crépin est remarqué dans les sphères administratives et gouvernementales par ses engagements politiques et sa participation au développement du secteur agricole par des recherches immédiatement utilitaires4. Sa nomination comme directeur du Service de la recherche agronomique et de l’expérimentation en 1943 crée la déception de l’autre camp à travers Demolon qui s’attendait à obtenir le poste soutenu par ses homologues universitaires.

Tandis qu’au ministère de l’agriculture, Charles Crépin cherche à réorganiser la recherche agronomique, le CNRS est chargé (par une ordonnance du gouvernement provisoire du 2 nov 1945) de « développer, orienter et coordonner toute la science française. » Il est également chargé d’organiser un enseignement préparatoire à la recherche comprenant un enseignement théorique, des travaux dans des laboratoires variés et à l’étranger. Ainsi est-il appelé à jouer le rôle d’un centre national de formation des chercheurs.

Le ministère de l’Education Nationale par l’intermédiaire de ses scientifiques, s’érige contre le projet Crépin défendu par le ministère de l’agriculture, visant à créer un institut de la recherche agronomique totalement indépendant. Cette question de l’indépendance est remise en cause : la recherche agronomique est-elle tellement spécifique qu’il faille en faire un institut particulier ? Ou bien participe-t-elle avant tout de la recherche scientifique auquel cas il n’y a pas lieu de la distinguer du CNRS reconnu en France comme représentant le champ de la science ?

Les tenants de l’une et l’autre position s’affrontent, les partisans d’une recherche agronomique autonome étant les administrateurs de l’agriculture et une partie des chercheurs à l’image de Crépin, ingénieurs agronomes et participant à l’organisation professionnelle de l’agriculture, tandis que de l’autre, se trouvent l’administration de l’Education Nationale, le CNRS et ceux des chercheurs agronomes les plus reconnus pour leur capital scientifique.

3 Jusque là, l’expérimentation des techniques agricoles mises au point par les stations et les laboratoires du ministère avait été laissée à l’initiative des chaires professorales d’agriculture (devenue en 1912 les Directions des Services Agricoles).

4 Crépin qui deviendra le premier directeur de l’INRA en 1946, est le fils d’un petit agriculteur du Pas-de-Calais. Après son certificat d’études, il fréquente une école d’agriculture et réussit son concours d’entrée à l’Ecole nationale d’agriculture de Grignon. Il y fait sa première année et puis s’engage à 20 ans comme combattant volontaire à la guerre de 1914-18 et en revient blessé en 1916.

Il termine ses études à l’Ecole de Grignon et obtient une licence ès-sciences à la Sorbonne. Ses préoccupations l’orientent vers l’organisation de la recherche agronomique au ministère de l’agriculture. Sa participation à l’IRA en 1923 le conduit à fonder deux centres de recherches à Clermont-Ferrand et à Dijon. Son activité scientifique à la station d’Epoisses à Dijon aboutit à la création d’une nouvelle variété de blé : Etoile-de-Choisy.

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En définitive, c’est la conception de Charles Crépin qui sera retenue avec le soutien du ministre de l’agriculture de l’époque : Tanguy-Prigent qui n’est pas un scientifique mais un agriculteur breton très tôt engagé dans la défense paysanne et le mouvement coopératif agricole, mais aussi dans la politique. Il devient maire de son village, conseiller général et puis député à 27 ans. Affirmant son hostilité au Régime de Vichy, il participe activement au Mouvement de la Résistance et arrive au gouvernement provisoire en septembre 1944 appelé par de Gaulle pour être ministre de l’agriculture. Il y restera jusqu’en octobre 1947.

Outre la création de l’INRA, il fait voter un ensemble de lois en faveur des fermiers et des métayers cherchant à réduire le pouvoir des hobereaux. Ainsi est-il particulièrement disposé à mettre son pouvoir au service d’une recherche avant tout soucieuse du développement de l’agriculture en période de pénurie alimentaire.

3. L’autonomie de l’INRA au prix de sa dévaluation dans le champ scientifique

Les intérêts du champ politique se sont imposés au champ scientifique. La loi créant l’INRA est promulguée le 18 mai 1946 après n’avoir rencontré aucune opposition à l’Assemblée. L’exposé des motifs et le texte de loi sont ceux élaborés en 1944 sans tenir aucun compte de l’avis des scientifiques qui pendant plus d’un an et demi ont cherché à intervenir dans le projet. Ces derniers expriment publiquement leur réprobation de deux manières :

- par une critique sévère du texte de loi, notamment au niveau du choix de son directeur qui se trouve « limité aux seules personnalités scientifiques relevant de l’administration de l’Agriculture » alors qu’il « doit avoir une autorité scientifique incontestable ». Ils critiquent aussi l’organisation des centres et déplorent que la formation des jeunes chercheurs soit à peine évoquée.

- en excluant l’INRA du champ scientifique. Désormais, le CNRS affirme une volonté délibérée de ne jamais citer l’INRA et de ne jamais nommer un des chercheurs de l’institution à son comité national à moins qu’il ne participe à l’enseignement universitaire ou à une unité mixte.

A cela, le ministre de l’agriculture répond que la loi est bien celle qu’il a voulue. Tandis que la recherche agronomique trouvait jusque là ses moyens matériels en grande partie auprès d’organismes agricoles, dès l’institution de l’INRA, la contribution de l’Etat s’accroît très fortement5.

En prenant appui sur les organisations professionnelles pour légitimer son autonomie, l’INRA s’est éloigné des critères de référence qui fondent la science. Si le CNRS détient la possibilité de ne pas citer l’INRA comme institut de recherche scientifique, l’inverse n’est pas crédible. Pourtant comme l’évoque J. Cranney, « l’INRA n’est pas considéré comme un organisme de développement : on ne lui confie officiellement aucun outil d’analyse pour les contrôles ni aucun outil de gestion comme les statistiques et les études.» (Cranney, 1996,

5 Le nombre d’agents passe de 257 (dont 157 scientifiques) en 1946, juste avant la création de l’INRA à 669 (dont 257 scientifiques) aussitôt après sa création. Les crédits de fonctionnement doublent et ceux affectés à l’équipement sont multipliés par 7.

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p. 85). Mais les pratiques ne sont pasdirectement déductibles de la règle juridique. De plus, si le CNRS tend à considérer l’INRA parmi les organisations professionnelles de l’agriculture, celles-ci attendent de l’institution qu’elle soit capable de répondre concrètement aux problèmes qu’elles rencontrent. Même si la loi reconnaîtl’INRA comme institut scientifique, la pratique d’ignorance à son encontre par l’institution la plus reconnue, équivaut de fait à une exclusion. Ainsi, de telles conditions de création de l’institution engagent par la suite un certain type de développement. Comment conserver son autonomie tout en se maintenant dans le champ scientifique ? Une position qui sera, au fil de l’évolution de l’institut, constamment à négocier avec ceux qui représentent la science.

A sa création, l’INRA relève de l’autorité du seul ministre de l’agriculture qui de plus, est le président du Conseil supérieur de la recherche. Dans la logique de cette tutelle administrative, est créée en 1959, la Section d’Application de la Recherche à la Vulgarisation (la SAVR), rattachée à l’INRA avec l’objectif de mettre au point les références techniques et économiques nécessaires à la vulgarisation des connaissances scientifiques.

En pratique, n’appartenant ni aux organisations professionnelles de l’agriculture, ni de plein pied au champ scientifique, l’INRA se trouve placé dans une position d’entre-deux d’où il devra puiser son existence matérielle et sa reconnaissance intellectuelle. C’est depuis cette position que naîtront l’Economie rurale et plus tard la sociologie rurale celle-ci découlant de celle-là.

4. L’avènement de l’Economie et de la Sociologie Rurales à l’INRA

Il faut attendre 15 ans après la création de l’INRA pour que soit institué le Département d’Economie et Sociologie Rurales (ESR). Le besoin d’économie est exprimé en premier lieu comme le complément de l’agronomie En 1955 (décret du 20/05), la nécessité d’étudier « la rentabilité des techniques et du système d’exploitation » s’ajoute à la vocation de l’INRA.

Pour comprendre cette nouveauté, il faut la resituer dans le contexte de l’évolution de l’agriculture et voir dans quelle mesure elle correspond à un besoin du monde professionnel et de la politique agricole. Le développement des recherches agronomiques s’est accompagné d’un effort considérable de vulgarisation agricole pour modifier les techniques de production jusque là utilisées. Répondre aux besoins alimentaires du pays et faire de l’agriculture une activité exportatrice, tel est l’objectif du premier plan de modernisation et d’équipement, le plan Monnet. Mais cette orientation productiviste renforcée par le plan Marshall a ses limites. La motorisation du travail, l’utilisation des engrais chimiques, la mise en place de variétés végétales issues de la recherche, les améliorations zootechniques sont insuffisantes pour accroître le revenu des paysans. L’évolution des techniques de production n’améliorent pas nécessairementles conditions de vie et les paysans tendent à se révolter (Faure, 1966 ; Duby, 1977) révélant le manque de connaissances en matière de gestion. Les économistes ruraux sont appelés à concentrer leurs efforts sur les techniques de gestion aptes à répondre de la rentabilité des nouvelles pratiques de production. Un livre écrit par deux ingénieurs agronomes enseignant à l’Ecole nationale d’agriculture de

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Grignon oriente la recherche en économie rurale (Chombart de Lauwe, Poitevin, 1957). La Société française d’Economie rurale instituée depuis une dizaine d’années forme le creuset du développement de la recherche en ce domaine. On assiste à la création de 4 laboratoires auprès des chaires de l’enseignement supérieur agricole regroupant en 1960, 27 chercheurs avec un directeur central, ingénieur agronome - économiste. Enfin, quelques années plus tard, la Sociologie vient s’ajouter à l’Economie avec le décret du 20/02/1961 par lequel l’INRA est appelé à « entreprendre toutes recherches à caractère économique et sociologique intéressant l’agriculture et le monde rural… » et fonde le département d’Economie et Sociologie Rurales (ESR).

Pourquoi cette extension à la sociologie ? L’année 1961 indique une période de troubles et de manifestations paysannes. Les bénéfices de la forte croissance de la production agricole ne sont pas équitablement répartis. Face à une crise de surproduction, la politique d’indexation des prix n’avantage que les agriculteurs déjà privilégiés. La révolte paysanne pousse l’Etat à envisager de nouvelles mesures. La question n’est plus seulement d’accroître la production agricole mais de maintenir un secteur d’activité géographiquement réparti sur le territoire national à partir d’une unité de production dont l’archétype est

« l’exploitation familiale »6. Comment développer une agriculture moderne formée d’exploitations moyennes, familiales, permettant de faire vivre une population d’agriculteurs aptes à innover ?

4.1. L’économiste rural est ingénieur agronome…

Dans l’histoire de ce département, l’Economie apparaît comme la discipline dominante tant dans le mode de recrutement des scientifiques que dans l’exercice des disciplines qui le composent. Le directeur est un économiste rural -c’est-à-dire un agronome- et non un sociologue, si bien que l’utilisation du raccourci « Département d’Economie rurale » sera fréquemment utilisé pour désigner les deux disciplines. Si « Pour faire de l’économie rurale, il faut, en effet, des économistes ruraux »7. (Bergmann, 1967, p. 5), pour évoquer la sociologie rurale, il faut s’intéresser à l’économie rurale.

Comment les économistes ruraux sont-ils recrutés ?

L’enseignement supérieur agronomique est à l’origine des effectifs des chercheurs en Economie. D. Bergmann lui-même ingénieur agronome de l’INA, acquiert aux USA une formation universitaire en économie et obtient un Master of Science(CornellUniversity). Il revient comme enseignant à l’INA et comme chercheur. Il prend la direction du département Economie et Sociologie Rurales (ESR) nouvellement créé.

A priori on pourrait penser que les économistes ruraux sont recrutés à l’université, c’est-à- dire à l’époque, à la faculté de Droit. Mais la politique de recrutement consiste plutôt à

6 Notamment par les lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 fondatrices d’une organisation nouvelle du secteur agricole.

7 L’un des tous premiers chefs de département, D. Bergmann (de 1963 à 1972) s’exprime ainsi dans un exposé au Comité scientifique de l’INRA : « Pour faire de l’économie rurale -et dans le cours de cet exposé j’aurai souvent l’occasion d’utiliser l’expression « économie rurale » au lieu de

« économie et sociologie rurales »- il faut en effet, des économistes ruraux » et sur 19 pages de rapport, une demi page à titre de « Dernière remarque » est consacrée aux recherches en sociologie rurale.

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intéresser des ingénieurs agronomes formés dans les écoles supérieures d’agronomie et plus particulièrement à l’INA (là où a été formé le chef du département lui-même) mais avec la nécessité dès leur entrée à l’INRA d’acquérir des connaissances pour devenir chercheurs en économie rurale. Il a fallu « recruter de jeunes diplômés, dont les compétences n’étaient pas celles qui étaient nécessaires pour faire de la recherche en économie, mais dont on pouvait penser qu’ils avaient des aptitudes pour cette recherche, surtout si on les encourageait à acquérir des connaissances complémentaires. » De quelle manière. ?

« Cette formation complémentaire s’est faite principalement dans les facultés de droit et des sciences économiques mais il y a eu aussi utilisation d’un petit nombre d’autres voies : formation dans des universités des Etats Unis d’Amérique, passage par le Centre d’Etudes des Programme Economiques (CEPE), formation à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. » (Bergmann, 1967, p. 5).

En 1967, sur les 66 économistes du département, 56 sortent de l’enseignement supérieur agronomique (34 de l’INA et 22 des autres écoles), 8 des facultés de Droit et 2 mathématiciens formés dans une faculté des Sciences.

Le nouveau chef de département s’interroge : « Ce recrutement… est-il le meilleur possible ? Ne serait-il pas plus opportun, puisqu’il s’agit de faire de l’économie, de recruter de vrais économistes plutôt que d’encourir les lourds frais de la longue formation complémentaire des ingénieurs agronomes ? » (Bergmann, 1967, p. 5). Il invoque « la qualité du personnel recruté » ou plus précisément : « la qualité du produit trouvé dans les écoles d’ingénieurs est assez sensiblement plus constante que celle rencontrée dans les facultés. » (Bergmann, 1967, p. 6). Derrière cet argument se trouve en fait le clivage entre l’université et la recherche INRA d’où cette préférence pour un « recrutement maison » assorti d’une formation ultérieure coûteuse mais maîtrisée. L’obtention de « renseignements permettant de trier les candidatures » est faisable quand elles proviennent des écoles agronomiques, l’université étant plus lointaine.

4.2. …et sociologue : la « sociologie maison »8

Si les sociologues recrutés dans le département, ne proviennent pas de l’enseignement agronomique mais de la faculté des Lettres et Sciences humaines, il n’en demeure pas moins que les économistes ruraux en place disent pouvoir s’exprimer en sociologues considérant que la sociologie fait partie de l’économie. Tandis qu’à l’université la Sociologie est partie intégrante de la Philosophie, et l’Economie du Droit, l’Economie rurale revêt cette particularité d’inclure la Sociologie. Quand on est un agronome devenu économiste rural, la Sociologie est une aptitude que l’on acquiert avec letemps à la force de l’expérience et de l’érudition comme un accomplissement ou une plénitude.

Pierre Augé-Laribé considéré comme une grande figure de l’économie rurale, professeur à l’INA, fondateur de la Société Française d’Economie Rurale (SFER) en 1948 et du bulletin de la Société, auteur de nombreux ouvrages sur l’agriculture, est apprécié pour son aptitude à apporter « le point de vue sociologique qui élève le débat. » (Anonyme, 1954, pp. 3-4).

Même s’il reconnaît sa discipline comme « une branche de l’Economie politique » les reproches qu’il adresse aux « économistes français » l’en éloigne :

8 Une expression utilisée par le premier sociologue issu de l’Université recruté en 1965, Claude Grignon.

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« Les économistes français ont dédaigné, méconnu, beaucoup trop ignoré les questions rurales. Leur économie abstraite, théorique, s’applique aux activités financières et monétaires, pas ou mal aux activités agricoles parce que les premières sont presque dépersonnalisées, guidées par les réactions du robot homo oeconomicus , manœuvrées par des lois semblables aux lois mathématiques. A l’opposé, l’activité agricole et rurale est liée à des comportements psychologiques traditionnels où le sentiment garde sa place à côté du sec intérêt, pour toutes ses productions, elle collabore avec des facteurs biologiques, avec des forces physiques ; ses procédés d’échanges sont beaucoup moins bien organisés que les marchés de la grande industrie, du commerce international ou des valeurs.

Entre l’Economie Industrielle et l’Economie Rurale, il y a autant de points communs et autant de différences qu’il y en a sans doute entre l’Europe et l’Asie, entre l’Ancien Régime et les Temps Modernes. » (Augé-Laribé, 1949).

De son côté, Michel Cépède, président de la SFER en 1969, responsable du Service d’enquête et de documentation du Ministère de l’Agriculture partage cette conception. Lui- même économiste rural formé à l’INA et puis titulaire d’une chaire d’emblée désignée :

« Sociologie et Economie rurale comparée », s’intitule professeur de sociologie rurale (Cépède, 1951, 1966)9 et ceci dans un contexte de responsabilités extérieures qui contribuent à une telle auto-désignation. Il occupe de hautes fonctions à la FAO et dirige le Comité français de la campagne mondiale contre la faim, effectue de nombreuses missions dans le tiers monde. En 1966, il ne peut toujours pas consentir à l’autonomie de la sociologie : « La sociologie rurale s’est peu à peu dégagée de l’économie rurale, mais contrairement aux techniques agronomiques, elle en est restée une partie, au même titre que la politique agraire et que les disciplines plus strictement économiques que sont la gestion des entreprises, l’étude des problèmes de commercialisation, des marchés, de la consommations etc … » (Cépède, Madec, 1966, p. 5). Enfin, M. Cépède est prêt à reconnaître l’existence de la sociologie comme une extension du champ de l’économie développant lafonction pratique de l’économiste : « …le sociologue, l’homme des groupes, de l’homme socialisé, est indispensable à l’économiste qui se voudrait efficace. » (Cépède, Madec, 1966, p. 7).

Tant qu’il est majoritaire, ce courant de l’Economie rurale autorise le glissement vers une auto-définition de sociologue d’un certain nombre de chercheurs, soit parce qu’ils traitent de sujets faisant partie du champ habituel de la sociologie10, soit parce qu’avec

9 Détenteur d’une thèse de doctorat sur « L’économie de l’agriculture », il devient professeur à l’INA, et comme économiste, il écrit en 1951, des textes tels que : « L’organisation des recherches d’Economie Rurale en France » puis comme sociologue en 1966 : « Contribution de la sociologie à l’économie rurale »

10Ainsi des sujets traités dans la revue Economie rurale comme : « La pauvreté paysanne », « Les paysans, la santé et la mort », « L’hérédité sociale en agriculture : l’origine sociale des petits paysans », « Le célibat des agriculteurs » ou encore : « L’inertie professionnelle relative des chefs d’exploitation agricole » (INRA, résumé des principales recherches du département ESR, 1969) se prêtent aisément à une autre désignation que l’économie. Pour mesurer plus précisément ce glissement, il faudrait analyser l’évolution des publications des chercheurs concernés au fil de leur carrière. Je fais l’hypothèse qu’en début de carrière, les thèmes s’affirment dans le champ de l’économie et puis s’opère peu à peu le glissement. Les écrits de M. Cépède méritent d’être étudiés minutieusement car ils sont significatifs de cette évolution.

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l’introduction de nouveaux courants de l’économie utilisant les mathématiques, la sociologie rurale devient pour eux, un recours possible d’identification.

4.3. La Sociologie comme discipline auxiliaire de l’Economie Rurale : « sociologue de service »

L’apparition progressive de la sociologie comme discipline autonome dans le champ universitaire (Chenu, 2004)11, empêche de poursuivre sa confusion totale avec l’Economie à l’INRA mais dans leur besoin de maîtriser cette discipline naissante désormais instituée, les économistes ruraux s’emparent de sa définition et de la place qu’elle doit occuper à leurs côtés. Ainsi, L. Malassis, premier directeur du département ESR, énonçant les

« préoccupations sociologiques d’un économiste rural » prend acte du changement : « Bien qu’en qualité d’économiste rural, je possède comme chacun de mes collègues une tendance à faire de la sociologie et que M. Cépède m’ait prévenu que cette tendance allait s’accroître avec l’âge… faute de sociologues s’intéressant à la vie rurale, les économistes ont toujours fait de la sociologie rurale, et essayé de décrire en quelque sorte le cadre sociologique de l'activité économique. Peut-être le moment est-il venu pour eux de céder la place à des spécialistes et de contribuer à élaborer de fécondes collaborations. » (Malassis, 1961, p. 4).

Reconnaissant que la sociologie n’est pas sa spécialité, il dit se borner à « proposer un inventaire, suggérer une liste de sujets dont l’étude paraît souhaitable, et qui sont particulièrement destinés, dans l’esprit de l’économiste, à préciser les conditions structurelles du jeu des lois économiques12 » (Malassis, 1961, p. 4). Pour cela, il s’inspire des publications de H. Mendras (1958, 1959) chercheur au CNRS comme la référence des économistes ruraux pour établir la sociologie à l’INRA. Participant aux réflexions des économistes ruraux sur leur discipline, il se montre à même de traduire leurs

« préoccupations sociologiques » en thèmes de recherche (Mendras, 1961) et ce faisant, leur permet de conserver leurs prérogatives sur la discipline.

La situation de domination de la Sociologie par l’Economie à l’INRA correspond aux positions respectives de ces deux disciplines à l’articulation du champ scientifique et du champ social. La sociologie ayant beaucoup plus de mal à se distinguer de la philosophie que l’économie du droit. Très sollicitées par le pouvoir politique pour résoudre les crises économiques, les sciences économiques ont acquis une position particulière : « elles ont pu conquérir une large autonomie par rapport au droit parce qu’elles formaient des agents (et produisaient l’outillage intellectuel) nécessaires à la politique économique et financière du pays » (Pollak, 1976, p. 106). D’où le pouvoir de l’économie rurale face à la sociologie

11 La licence de sociologie est créée en 1958, les revues spécifiques de sociologies commencent à paraître : Sociologie du travail (1959), La Revue française de sociologie (1960), les Archives européennes de sociologie (1960), Etudes rurales (1960), et Actes de la recherche en sciences sociales (1975).

12 Il invoque l’objet de la sociologie rurale en 6 points: « 1 - l’exploitation agricole ; 2 - les relations inter-exploitations et l’organisation professionnelle ; 3 - les groupes sociaux agricoles, les sociétés rurales, les ensembles régionaux ; 4 - les relations inter-secteurs et inter-zones ; 5 - le secteur agricole et le développement économique global ; 6 - la transformation du cadre et des conditions de vie des agriculteurs ».

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pour lui indiquer les thèmes devant être traités. Même le recrutement d’un sociologue en provenance de l’université peut n’avoir qu’une faible marge de liberté pour définir ses intérêts propres de recherche une fois institué dans le département ESR de l’INRA, l’Economie rurale cumulant un double avantage : celui de la position sociale de la discipline comme « science appliquée », et celui des effectifs dominants. Dans ce contexte, la sociologie ne peut exister qu’en tant que discipline au service de l’Economie Rurale comme une aide à son développement.

Ainsi, la « sociologue de service » que j’étais s’est trouvée dans la situation concrète d’infériorité correspondant à la place qui était faite à la discipline : seule sociologue recrutée dans un laboratoire composé uniquement d’économistes ruraux s’autorisant selon les circonstances, à se reconnaître une compétence en sociologie. Invitée à participer à un groupe pluridisciplinaire (et recrutée dans cette perspective), formé d’agronomes, de zootechniciens, d’économistes ruraux, pour développer une recherche dont le thème général s’intitulait : « Recherche sur les obstacles au progrès fourrager » (Petit, 1971). La véritable lutte pour construire l’objet a eu lieu entre les forces vives du groupe : l’agronomie et l’économie, (les agronomes évoquant « l’impérialisme des économistes » et les économistes cherchant à imposer leur problématique). La sociologie ainsi représentée -une femme chercheur débutant parmi 12 participants masculins13- avait pour tâche de répondre aux questions des autres disciplines pour accroître leurs champs respectifs de compréhension des phénomènes. Un ensemble de questions au sujet de la résistance des agriculteurs au changement lui sont posées pour tenter de lever le verrou de l’impossibilité de l’action alors que les agronomes et les économistes de l’équipe postulent, chacun dans sa discipline, le changement comme un avantage. Autrement dit : pourquoi les agriculteurs résistent-ils à labourer leurs prairies naturelles pour cultiver de l’herbe alors que la recherche les assure d’un plus grand rendement de la production végétale ? Pourquoi autant de réticence à la traite des vaches (notamment les femmes) alors que le surplus de production laitière lié à une sélection animale conjuguée à une alimentation mieux adaptée concourent à une plus grande productivité et donc à un meilleur résultat économique ? (Brun et alii, 1974).

Deux facteurs au moins, interviennent pour comprendre une telle logique de domination : la position minoritaire de la sociologie par rapport à l’économie rurale dont les frontières disciplinaires ne sont pas clairement établies, et puis la coupure entre l’insertion professionnelle du sociologue et sa formation initiale. Ne pas se maintenir en relation d’échange institutionnel avec l’université d’origine où a été acquise la connaissance, ou bien s’empêcher -pour des raisons à élucider- d’engager des relations avec un autre milieu scientifique de la discipline que celui du laboratoire composé uniquement d’économistes ruraux, c’est basculer dans le fonctionnement d’un groupe fatalement en position de faiblesse, triplement dominée (Bourdieu, 1976) : du fait de l’énorme déséquilibre dans les

13 L’équipe de recherche comporte 13 personnes dont 7 institués comme chercheurs ou enseignants chercheurs (les autres étant des techniciens ou étudiants) : 2 agronomes (maître de recherche et chargé de recherches), 2 économistes (professeur de chaire et maître de recherches), 2 zootechniciens (maître de conférences et maître assistant) et moi-même en tant que sociologue récemment recrutée chargé de recherches. Dans un travail plus approfondi, il serait possible de repérer comment les publications de ce groupe portent les stigmates de rapports de domination porteurs d’exclusion, d’autant plus qu’ils restent implicites.

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effectifs et la représentation des disciplines respectives, de la place de la sociologie par rapport à l’économie dans le champ social, des rapports de genre au sein du groupe.

4.4. La sociologie académique : une importation très mesurée et sous contrôle

Depuis la création du département ESR, la vigilance de ses chefs successifs à poursuivre une « stratégie14 » d’ouverture aux institutions les plus dotées de capital scientifique est semble-t-il, une constante. Même si la grande majorité des chercheurs sont issus de la matrice de l’enseignement supérieur agronomique, en sociologie comme en économie, quelques chercheurs ont été recrutés dans des univers scientifiques extérieurs. Pourquoi cela ? Dans quel but ? Comment se comportent-ils dans l’institution qui les a recruté ? Plutôt que des résultats de recherche, je ne peux ici avancer que des hypothèses et tracer un programme de travail pour une vérification minutieuse. Ainsi, je propose un cadre d’analyse visant à comprendre un comportement apparemment contradictoire : recruter des chercheurs déjà inscrits dans un univers fort de reconnaissance scientifique et en même temps les encadrer soigneusement de façon à pouvoir les maintenir sous le contrôle de la discipline dominante, l’Economie rurale. Le recrutement de candidats ayant reçu une formation universitaire élevée, en mathématiques et sciences économiques, est une manière d’importer ce capital de reconnaissance dans le champ de l’Economie rurale et de la faire fructifier en interne pour qu’ensuite elle rayonne dans le champ scientifique en France mais surtout aux Etats Unis (Bergmann, 1973).

Pour ce qui est de la Sociologie rurale, si le principe est le même, l’analogie ne tient pas jusqu’au bout. En effet, la Sociologie rurale a été instituée en second lieu, après que l’Economie rurale ait été déjà établie du moins dans les chaires de l’enseignement supérieur agronomique. L’inégalité très grande dans les effectifs, la direction du département toujours sous l’égide d’un économiste rural sont des indicateurs à creuser de même que la permanence d’un double discours : celui d’une représentation minoritaire de la sociologie que l’on regrette tout en organisant structurellement le maintien de cette situation notamment à travers les recrutements.

Ce que je désigne provisoirement par « sociologie académique » indique les sociologues recrutés à l’université, ou dans un laboratoire spécialisé reconnu15 et qui entrant à l’INRA ont acquis les moyens de ne pas se mettre au service des économistes ruraux, leurs recherches n’étant pas centrales par rapport à leurs préoccupations. Ces sociologues adoptent une stratégie qui les conduit à conserver un ancrage fort dans leur laboratoire de provenance, (par leurs thèmes de recherche, par leur politique de publication dans des revues extérieures au champ de l’INRA) ce qui leur donne le pouvoir de négocier leur participation au champ scientifique qui les a institué. Le capital scientifique qu’ils introduisent ainsi dans l’institution leur donne de la souplesse dans leurs échanges à l’intérieur. Il s’agit de tenir dans un subtil équilibre à la frontière de deux appartenances avec le risque de basculer d’un côté ou de l’autre avec les conséquences correspondantes :

14 Au sens de Bourdieu signifiant qu’il ne s’agit pas d’un comportement forcément conscient et calculé mais plutôt de « choses qui se font » comme une évidence.

15 Claude Grignon recruté en 1965 provenant du Centre de Sociologie Européenne, dirigé par Pierre Bourdieu est significatif de cette catégorie

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rester de fait à l’extérieur avec le prix à payer de l’absence de promotion dans l’institution employeur, ou bien abandonner son appartenance d’origine au prix de devoir se soumettre aux orientations et aux règles de la majorité instituée à l’intérieur.

En conclusion…

Dans son rapport établi en 2000 sur « l’Etat des lieux de la sociologie à l’INRA » pour la période contemporaine, Christophe Giraud a rencontré ce comportement d’auto-déclaration lorsqu’il a cherché à dénombrer les sociologues. Mais nul doute que si l’auto-déclaration est toujours liée au « faible contrôle effectué par l’institution» (Giraud, 2000), elle n’a pas lieu dans le même contexte. Il serait intéressant de voir au fil de l’histoire sociale des disciplines dans le département ESR quelles sont les constantes qui permettent ainsi que perdure cette pratique. Autrement dit, à quoi sert cette possibilité de s’auto-déclarer sociologue -tandis qu’il ne paraît pas possible de le faire avec l’Economie- dans un champ institutionnel formé de deux disciplines officielles : Economie et Sociologie ?

Pour comprendre les trois modèles de chercheurs en sociologie mis en évidence par C. Giraud16, il faudrait les considérer à la lumière des différents courants de l’Economie rurale au sein de l’institution. Et l’analyse à l’intersection des deux disciplines permettrait de trouver en quoi et comment Economie et Sociologie tour à tour s’allient, se complètent et s’opposent dans un jeu où la Sociologie bien que toujours minoritaire en effectifs et toujours gouvernée par un représentant de l’autre discipline, parvient à un plus grand rayonnement qu’à ses débuts tant à l’intérieur de l’institution que dans le champ scientifique au-delà de l’INRA. L’assise institutionnelle de la discipline s’est élargie y compris dans le champ social par l’engouement qu’elle suscite parmi les étudiants (Chenu, 2002)17.

La vie des institutions est habitée de quelques moments clef où s’expriment la position des personnes et des groupes, leurs objectifs ainsi que leurs alliances mais aussi leurs relations de concurrence ou d’opposition. Les moments de recrutement sont de ceux-là. La formation de jurys de concours, les candidatures et les critères de choix pour les sélectionner sont des occasions où se manifestent explicitement des rapports de pouvoir entre des personnes ou des groupes tandis que sont mis à contribution les réseaux existants entre chercheurs et entre institutions pour proposer leurs candidats et prendre part à la sélection. Je propose d’étudier depuis la naissance du département ESR comment se sont formés les jurys de recrutement des économistes et sociologues sachant qu’il s’agit d’un seul et même jury pour les candidats des deux disciplines. O. Godechot et N. Mariot (2004) portant leurs efforts sur les jurys de thèse en sciences politique ont fait intervenir deux formes de capital social, l’un individuel, que l’individu mobilise dans la concurrence avec ses pairs, et une forme collective n’appartenant pas tant à l’individu qu’au groupe de personnes en relation.

Dans le département d’Economie et Sociologie Rurales, la sociologie dernière venue et minoritaire par rapport à l’Economie crée une situation tout à fait particulière pour les recrutements. Dans la mesure où le département n’est lui-même qu’une unité dans l’ensemble de l’INRA la répartition des postes dans les départements fait l’objet de

16 « le chercheur engagé », « le chercheur académique », « le chercheur ingénieur ».

17 Alain Chenu évoque la « sociologie dans l’université de masse » tout en indiquant que dans les milieux professionnels : « on ne se réclame pas de la sociologie, on s’en sert ».

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stratégies où chacun met dans la balance son capital scientifique mais aussi son capital social. Et une fois les postes obtenus dans le département ESR, leur répartition entre l’économie et la sociologie est elle aussi un objet de lutte. La position de la sociologie résulte d’un certain nombre d’alliances et d’oppositions internes au département mais aussi dans le champ institutionnel élargi où s’exerce le pouvoir des individus mais aussi celui des réseaux de relations entre pairs. Une recherche sur l’organisation et la composition des jurys pour la promotion et le recrutement des scientifiques du département, me paraît essentielle pour analyser avec l’objectivité nécessaire les positions respectives des disciplines, l’économie et la sociologie ainsi que leur articulation dans ce qui n’est pas seulement qu’une unité administrative mais un lieu où s’exerce l’activité scientifique.

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