LE TALISMAN D'AMOUR
RENÉ B E R T A L
LE T A L I S M A N D ' A M O U R
R O M A N
É D I T I O N S P. F A N L A C
PÉRIGUEUX
D u M Ê M E A U T E U R :
La Passion du curé Bernoquin.
Chez Perrin, Paris.
Rien n'est plus beau qu'un émail peint et cette chose est si étonnante qu'elle est plutôt l'ouvrage des anges que celui des hommes.
HAUDICQUE DE BLANCOURT.
Qui donc es-tu génial précurseur des illustres émailleurs limousins ?
A qui les PÉNICAUD, les PIERRE REYMOND, les NOUAILHER et le grand Léonard LIMOSIN doivent-ils le secret de leurs immortels chefs-d'œuvre ?
Est-ce à toi, Monvaerni, ou bien à un lointain ancêtre qu'aurait inspiré un ange ou le Maître du feu ?
JE DÉDIE CE LIVRE A MA FILLE GENEVIÈVE
qui a su tirer de la Matière d'admirables émaux.
On était au printemps de 1370. Dans les ruelles de Limoges Cité, le soleil s'amusait à pourchasser l'ombre qui depuis tant de mois s'était accrochée aux angles des rues tortueuses, aux encorbellements des maisons, aux ren- trants des lourdes toitures de tuiles rougeâtres, et partout où il triomphait, sur les carrefours, les places, le parvis des églises, des groupes de vieillards, de femmes et d'en- fants stationnaient, heureux de se laisser pénétrer par ses rayons.
Pourtant, dans le quartier des Bancs-Charniers, devant une maison encore noyée d'ombre, une foule compacte restait massée.
Par bien des détails, cette maison (la maison du célèbre orfèvre Pierre Benoist) était remarquable. Son rez-de- chaussée, formé de plusieurs ogives, était tout de granit rehaussé de sculptures originales et de figurines comiques, et ses deux étages qui s'enlevaient en encorbellement, exhibaient des croix de Saint-André dont aucune ne res- semblait à sa voisine.
Elle se dressait, cette maison, à un carrefour, au milieu de la plus belle rue de la Cité, de cette rue au mouvement incessant qui menait de l'église Saint-Genest à la porte des Remparts, la porte Scutari.
Des fenêtres, grâce à la courbure de la voie, la vue pouvait porter d'une part jusqu'à la place des Bancs- Charniers et le portail de l'église Saint-Genest, de l'autre jusqu'à la trouée lumineuse de la porte de ville, et même,
par suite de la déclivité du sol, jusqu'aux tours et clochers de Limoges Château, la ville jumelle qui, là-haut, sur sa
« motte », se dressait en sœur rivale et orgueilleuse.
Pourquoi donc, ce soir-là, la foule s'assemblait-elle devant cette demeure ? Quelque prince, quelque noble fastueux, quelque abbé richissime profitant de son pèle- rinage au tombeau de l'Apôtre des Aquitaines, était-il venu visiter l'Orfèvre réputé et attendait-on impatiemment sa sortie ?
Non, mais par l'auvent resté grand ouvert, s'apercevait un spectacle féerique, un spectacle comme seuls pouvaient s'en offrir les grands de ce monde, un champ d'or, d'ar- gent, de pierres précieuses et d'émail.
Cette masse avait coulé des mystérieuses huches aux flancs sculptés, aux coins bardés de fer, aux serrures énor- mes que l'on devinait dans la pénombre de l'atelier, et elle avait envahi toutes les tables, escabeaux, et consoles de la pièce.
Aux yeux émerveillés des passants, s'étalaient donc nefs de cuivre aux petites voiles blanches ornées d'écussons multicolores, aux poupes s'enlevant avec grâce au-dessus d'une mer aussi bleue que l'azur du ciel, reliquaires den- telés comme des pinacles de cathédrale, châsses aux larges montants de cuivre doré, hérissées de pierres précieuses ou rehaussées de magnifiques panneaux, représentant quel- que saint ou quelque sainte aux gestes mystiques, puis des fontaines en cuivre ciselé, des ciboires, des custodes, des monstrances avec la figure du Christ ou son Monogramme, des encensoirs en forme de boules surmontés de figu- rines ou de châteaux forts avec leurs tourelles, leurs mâchicoulis ou leurs créneaux, des plats d'évangéliaires énormes, criblés de cabochons de cristal, des colliers aux torsades compliquées, des fermaux aux teintes irisées, et des plats de tables massifs, d'une richesse de décoration véritablement inouïe.
De-ci de-là, on voyait encore de petites boules et de minuscules châsses, des custodes, des salières, une grande ceinture qui avait l'air d'un monstrueux serpent de quel- que pays fantastique égaré dans le dédale de ces objets féeriques, et enfin deux mignonnes colombes, si belles avec leur maintien angélique, leurs yeux de cristal et leurs ailes bleutées qu'elles semblaient des oiseaux célestes des- cendus là pour picorer cette moisson merveilleuse.
Sous la faible lumière de la baie ogivale, dans la demi- obscurité de la pièce assombrie par ses lambris de chêne et ses poutres de chataîgnier, tout celà brillait et étincelait d'une lumière douce, aimable, voilée, suprêmement atti- rante.
Parfois, sur ce fouillis de merveilles, passait une gerbe d'éclairs qui se répercutait dans tous ces ors et ces cuivres à l'infini. C'était quand l'apprenti de M Benoist prenait une de ces pièces, et, longuement, avec un respect admi- ratif, la faisait miroiter devant ses yeux.
Luc, tel était le nom du jeune homme, était depuis 10 ans l'élève de l'orfèvre. Il l'était depuis le jour où, par vengeance d'enfant, il avait charbonné sur un battant de la porte de ville la caricature d'un trop farouche et trop rude gardien de l'ordre public. M Benoist qui passait par là, avait été frappé de la facilité avec laquelle l'enfant avait enlevé son dessin, et, croyant deviner en lui une prédisposition aux choses de l'Art, il l'avait pris à son service. Ce choix avait été particulièrement heureux. Chez cet enfant, fils de pauvres artisans, s'était déclaré un extraordinaire tempérament artistique. Devenu rapidement aussi adroit que les autres ouvriers du célèbre atelier, il les avait bientôt dépassés par ses inspirations, par son esprit curieux, assoiffé de perfectionnement et de choses nouvelles, par l'entrain juvénile, l'ardeur infatigable et l'enthousiasme passionné qui ne le faisait reculer devant aucune difficulté.
Aussi était-il devenu l'élève préféré de l'orfèvre et lorsque le Maître, par suite du marasme des affaires, avait dû renvoyer ses ouvriers, il n'avait pas voulu se séparer de Luc, et il l'employait à perfectionner, à réviser tous les objets qui attendaient dans ses huches, des temps plus calmes, des routes plus sûres, pour gagner les châteaux où les riches abbayes qui les avaient commandés.
Tout à coup, la porte de la pièce battit, et un vieillard à la belle chevelure blanche, à la face imposante, entière- ment rasée, apparut.
Un instant il contempla l'amas des objets d'art, et il s'écria comme désappointé :
— La Vierge est déjà rentrée P
— Non, Maître, répondit aussitôt le jeune homme, je ne l'ai pas encore sortie, elle est si belle que je n'ose y toucher hors de votre présence.