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Sociologie du travail 47 (2005) Danièle Carricaburu *

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Texte intégral

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De la gestion technique du risque à celle du travail : l’accouchement en hôpital public

From the technical management of risk to the technical management of work:

Childbirth in public hospitals

Danièle Carricaburu *

Groupe de recherche innovations et sociétés (Gris/Cermes), université de Rouen rue Lavoisier, 76821 Mont Saint Aignan, France

Résumé

Depuis la réforme de la périnatalité de 1998, la prise en charge des grossesses et accouchements doit être effectuée en fonction des niveaux de risque estimé pour la femme enceinte et pour le fœtus.

Il s’agit, à partir d’une enquête réalisée par observation et entretiens auprès de professionnels de l’obstétrique, de montrer comment la gestion du risque et le recours à la technique se construisent mutuellement dans la tension entre deux formes de rationalisation, l’une formelle, l’autre matérielle.

Quatre techniques d’aide à l’accouchement ont été retenues : le déclenchement, le travail dirigé, l’analgésie péridurale et la césarienne prophylactique.

© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Since the 1998 perinatal reform, pregnancies and births have to be handled as a function of the estimated level of risk for the pregnant woman and fetus. Through a survey based on observations of, and interviews with, personnel in obstetrics, we see how managing risks and using techniques arise in interaction out of the tension between two forms of rationalization, the one formal, the other material.

* Je tiens à remercier Yamina Bensaâdoune dont les conseils m’ont aidée à améliorer une version précédente de ce texte.

Adresse e-mail :daniele.carricaburu@univ-rouen.fr (D. Carricaburu).

http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/

0038-0296/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

doi:10.1016/j.soctra.2005.03.006

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Four techniques are examined for assisting childbirth: the induction of labor, “directed work”, peri- dural analgesia and preventive Caesarian sections.

© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés :Risque ; Travail ; Accouchement ; Sages-femmes ; Obstétriciens Keywords:Risk; Work; Labor; Delivery; Midwives; Obstetricians

Actuellement, on peut dire qu’en France, comme dans la plupart des pays occidentaux, l’accouchement est devenu un acte clinique puisqu’il est pratiqué à plus de 99 % en struc- tures hospitalières publiques ou privées. Et pourtant, il s’agit d’une évolution relativement récente puisqu’en 1952 près de la moitié des accouchements (47 %) se déroulaient encore à domicile (Thébaud, 1986). Il aura donc fallu 50 ans pour que la quasi-totalité des femmes accouchent désormais en institutions médicalisées, sous la responsabilité du personnel médi- cal. Vivement dénoncée lors des mouvements contestataires des années 1970, la médicali- sation de la naissance est en fait un processus amorcé en Europe dès le siècle des Lumières (Gélis, 1977;Gélis, 1981;Gélis, 1984;Gélis, 1988;Laget, 1977;Laget, 1982;Schlum- bohm, 2002). Elle se poursuit actuellement, sous des formes diversifiées qui vont de la bio-médicalisation (Clarke et al., 2000) — dont le diagnostic préimplantatoire est l’un des derniers exemples fortement médiatisés — à la technicisation quotidienne des quelques centaines d’accouchements qui se déroulent chaque jour.

Historiquement, l’obstétrique française s’est structurée à partir d’une conception de l’accouchement comme situation à risque vital pour la mère et l’enfant (Naiditch et Bré- mond, 1998). Ainsi, selon le groupe d’experts qui a rédigé le rapport du Haut Comité de la santé publique (HCSP), l’obstétrique peut être considérée comme une « activité d’urgence » dans la mesure où « les accouchements ne sont pas programmés, et les complications obs- tétricales encore moins. C’est-à-dire que si les accouchements sont imprévisibles dans leur déclenchement spontané, ils le sont aussi dans leur déroulement. Dans une proportion — cer- tes faible — les complications sont strictement imprévisibles, et d’une gravité extrême, justifiant une intervention souvent importante, qui pour avoir les meilleures chances doit être réalisée dans un délai de quelques minutes » (HCSP, 1994, p. 38). Comme le souli- gnent Madeleine Akrich et Bernike Pasveer, il existe en France « un quasi-consensus autour de l’idée que tout accouchement est potentiellement risqué, même lorsque la grossesse s’est déroulée de façon normale » (Akrich et Pasveer, 1996, p. 184). D’ailleurs il est fré- quent que les obstétriciens utilisent de façon rhétorique l’assertion selon laquelle « un accou- chement ne peut être considéré comme normal que deux heures après la naissance ».

Une telle conception de l’accouchement, comme situation potentiellement pathologi- que, justifie une prise en charge systématique en milieu médicalisé, par différents profes- sionnels — sages-femmes, obstétriciens, pédiatres et anesthésistes — qui vont avoir à gérer chaque mise au monde en fonction d’un risque vital potentiel. La réforme récente de la périnatalité, dont les textes datent de 1998, a restructuré la prise en charge de l’accouche- ment en considérant, sur la base de données épidémiologiques, que le risque obstétrical est en grande partie prévisible et que les professionnels doivent orienter les femmes enceintes

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selon le niveau de risque évalué pour elles-mêmes et pour l’enfant à naître : à chaque niveau de risque (bas, moyen, haut) correspondent des maternités de niveau I, II ou III1.

Il est courant d’entendre et de lire dans les médias que plus on a affaire à de grosses maternités, plus l’accouchement est « médicalisé » : les dénonciations des « usines à bébés » sont régulièrement reprises par la presse quand il est question de la fermeture de petites maternités, conséquence directe de la réforme de la périnatalité. Pourtant, une fréquenta- tion prolongée du milieu obstétrical permet de faire un triple constat : quel que soit le niveau de la maternité, on retrouve les mêmes techniques d’aide à l’accouchement, leur utilisation varie selon les établissements, et ces écarts ne peuvent s’expliquer uniquement par les différences de niveaux de risque pris en charge par ces services puisque l’on peut rencontrer des variations très importantes entre maternités de mêmes niveaux.

À partir de ce constat, différentes questions émergent. L’augmentation régulière du recours à ces techniques correspond-elle à un meilleur dépistage du risque obstétrical ? Ces techniques sont-elles utilisées actuellement par les professionnels comme ressources face à l’incertitude de l’accouchement, qui demeure un processus singulier, réfractaire à la ratio- nalisation à l’œuvre dans l’ensemble du monde médical ? S’agit-il, comme les travaux de William R. Rosengren et Spencer DeVault l’avaient montré dès 1963 (Rosengren et DeVault, 1963), d’une tendance qu’ont les professionnels des maternités à chercher à influencer l’organisation temporelle de leur travail, malgré les impondérables de chaque accouche- ment ? Pour le dire autrement, n’a-t-on pas affaire à l’expression d’une mise en tension de deux formes de rationalisation, l’une formelle et l’autre matérielle (Lallement, 2003) ? Dans ce cas particulier, la rationalisation formelle correspond à la « mise en risque » par la logique probabiliste et à sa traduction dans le dispositif de hiérarchisation des maternités, censés organiser les représentations et les pratiques, et la rationalisation matérielle traduit les divers intérêts des professionnels qui exercent dans les maternités de niveaux différents.

L’enquête sur laquelle est fondé cet article s’appuie sur plusieurs techniques : analyse de dossiers, observation de réunions, observation en salle de naissance et une soixantaine d’entretiens (sages-femmes, obstétriciens, pédiatres et anesthésistes). Le travail de terrain a été effectué dans des maternités de différents niveaux, situées dans le nord-ouest de la France. Les techniques d’aide à l’accouchement dont il est ici question ont été sélection- nées à partir du travail de terrain, c’est-à-dire qu’elles se sont imposées autant par les entre- tiens — que ce soit avec les obstétriciens ou les sages-femmes — que par les observations

1Les maternités de niveau I prennent en charge des femmes dont la grossesse est normale et dont les nouveau- nés ne présentent pas de problèmes particuliers. Les maternités de niveau II disposent d’un service de néonatalo- gie qui permet d’assurer, tous les jours de l’année et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la surveillance et les soins spécialisés des nouveau-nés à risque et ceux dont l’état s’est dégradé après la naissance, qu’ils soient ou non nés dans l’établissement. Les maternités de niveau III disposent en plus d’une unité de néonatalogie, d’une unité de réanimation néonatale. Cet équipement leur permet de suivre les grossesses à haut risque et d’accueillir des nouveau-nés présentant des détresses graves ou des risques vitaux nécessitant des soins de réanimation, qu’ils soient nés ou non dans l’établissement. Par ailleurs, chaque maternité a une mission de proximité, ce qui signifie que les maternités de niveau II et III accueillent également des femmes ayant des grossesses normales et désirant accoucher près de leur domicile ; en revanche le dispositif prévoit l’orientation des femmes ayant une grossesse à moyens ou à hauts risques vers un établissement dont le niveau de prestations correspond aux types de risques pressentis pour la mère ou l’enfant.

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directes ou l’analyse des dossiers2. Ont été retenus : le déclenchement, le travail dirigé, l’analgésie péridurale et la césarienne.

1. Rationaliser le « travail » des professionnels... et celui des femmes : déclenchement et travail dirigé

Initialement mis au point pour provoquer une naissance par les voies naturelles lorsque survient, en fin de grossesse, un risque pour l’enfant, ledéclenchementest actuellement utilisé pour « convenance personnelle » dans la plupart des maternités. En effet, en dehors d’indications médicales précises3, un accouchement peut être programmé et déclenché si certaines conditions sont réunies4. D’après les chiffres donnés dans les revues spécialisées, les déclenchements artificiels du travail, pour les grossesses à terme, sont estimés à environ 20 % ; c’est-à-dire qu’un accouchement « normal » sur cinq serait déclenché artificielle- ment. Lors de notre enquête, certains services nous ont dit « en faire très peu », d’autres

« être à 25 % », ou même « à 1/3 », et d’autres enfin à « presque la moitié ». Ces disparités locales soulèvent la question de savoir comment se décident ces accouchements program- més et quelles en sont les raisons. Autrement dit, que recouvre la notion de « convenance personnelle » ? S’agit-il de la convenance des parturientes ou bien de celle des profession- nels ?

Dans certaines maternités, la proposition en est directement faite par les obstétriciens aux femmes enceintes, comme une option possible en fin de grossesse, au même titre que l’analgésie péridurale, c’est en quelque sorte une offre de services qui peut aller jusqu’à l’incitation soutenue. En témoignent des notes prises lors d’une consultation effectuée par un chef de service, dans une maternité de niveau II ; la patiente est au troisième mois, il s’agit de sa troisième grossesse, il n’y a aucun problème particulier :

« Le médecin : Si tout se passe bien, à la fin de votre grossesse, si ça vous arrange, on peut déclencher l’accouchement, comme ça, ça vous permet de vous organiser pour vos enfants, pour votre mari, s’il veut être sûr d’être là, par exemple...

La femme : Mais comment vous faites ? C’est pas dangereux pour le bébé ? Le médecin : Vous pensez bien que si c’était dangereux, on le ferait pas ! Ne vous inquiétez pas, on a l’habitude, ça se passe très bien, on vous passe un produit dans la perfusion, il n’y a aucune crainte à avoir... et puis, comme ça, vous être sûre que ça se passe dans la journée et c’est mieux pour vous et pour le bébé...

La femme (hésitante) : Pourquoi c’est mieux ?

Le médecin : Parce que vous avez les meilleures conditions ! Tous les professionnels sont là et vous êtes sûre d’avoir votre péridurale... parce que la nuit, on ne peut pas vous la garantir à 100 %...

La femme : Et vous pensez vraiment que c’est mieux ?

2Cette enquête a donné lieu à un rapport Mire : D. Carricaburu,Réforme de la périnatalité et gestion du risque obstétrical. Approche sociologie du passage de la physiologie à la pathologie, décembre 2001.

3Dépassement du terme, hypertension artérielle, suspicion de macrosomie (gros bébé), etc.

4Être au moins à 8 mois et demi de grossesse, avoir un col souple et une grossesse « normale ».

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Le médecin : Si je vous en parle et que je vous le propose, c’est bien parce que j’en suis persuadé... Réfléchissez... On en reparlera vers la fin de la grossesse, on verra si les conditions sont favorables... »

Lorsque, en entretien, il est demandé à ce médecin sa position à l’égard du déclenche- ment dit de « convenance », il répond directement qu’il y est tout à fait favorable : « Moi, c’est ma politique ici, je trouve ça très bien quand vous avez une dame qui veut être entou- rée par son mari au niveau de l’accouchement, etc., faire garder ses enfants sans que ça soit la panique... », il hésite et enchaîne : « Il faut quand même que je sois honnête avec vous...

c’est vrai que la programmation de l’accouchement, c’est aussi pour optimiser les moyens [...] et je dirais presque, que c’est pas l’obstétrique et pas tellement la pédiatrie qui justifient ça, c’est plus pour l’anesthésie... parce que les anesthésistes, ils vont vous dire « écoutez- nous, le lendemain on travaille, on fait un programme opératoire toute la journée, on va pas se lever trois fois par nuit », moi, je les comprends... Alors si on veut pouvoir offrir des péri’

à tout le monde, programmer les accouchements, c’est un bon moyen. » Cet obstétricien, responsable d’une maternité de niveau II, justifie sa politique de service par différents inci- dents liés à l’indisponibilité du seul anesthésiste de garde pour tout l’hôpital pendant la nuit.

Dans plusieurs maternités où l’enquête s’est déroulée, programmer et déclencher les accouchements dès le matin devient un mode de répartition de la charge de travail que l’on oblige, autant que faire se peut, à se produire sur la journée. Le déclenchement programmé est alors une façon de « réduire les contraintes de l’urgence » (surveillante, maternité de niveau I), c’est-à-dire un moyen de planifier une activité qui par nature est imprévisible. On voit ici comment des professionnels peuvent être tentés de détourner une technique afin d’améliorer leurs propres conditions d’exercice et la comparaison avec la chirurgie, faite par plusieurs professionnels, est intéressante : « C’est bien les déclenchements parce qu’on sait ce qu’on va faire, c’est un peu comme en chirurgie, vous avez le planning, pour la journée... bien sûr, on ne peut pas empêcher l’imprévu, les urgences, mais ça permet d’orga- niser l’activité et d’en avoir moins la nuit. » Les propos de ce chef de service d’une mater- nité de niveau I deviennent plus clairs lorsqu’on lui demande ce qu’il entend par « imprévu ou par urgence » : la réponse est directe « ce sont les accouchements spontanés ». On peut donc en arriver à une situation singulièrement paradoxale : ce sont les accouchements spon- tanés qui sont perçus comme gênants puisqu’ils peuvent perturber l’organisation du travail et la programmation de l’activité : « Les jours où c’est le chef de service qui est de garde, c’est vraiment embêtant quand il y a des accouchements spontanés car lui, il programme ses déclenchements, alors ça fait des gardes vraiment chargées » (sage-femme, maternité de niveau I). On peut alors se demander si la planification journalière des déclenchements ne finit pas par inverser ce qui est perçu comme un accouchement « normal » par certains professionnels.

Bien sûr, l’argument de « l’intérêt des femmes » est mis en avant par les professionnels, soit d’emblée, comme dans le cas du chef de service dont les propos ont été repris page précédente, soit au cours du raisonnement pour justifier une pratique que l’on a un peu de mal à défendre, surtout quand, dans le même entretien, on prône le « respect de la physio- logie » comme spécificité du travail de sage-femme : « C’est vrai que ça peut être pratique, il y a plein de femmes qui le disent, « moi mon mari n’est pas là tous les jours, moi ceci, j’ai

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des problèmes de garde d’enfant », ça leur convient aussi [...] Mais c’est vrai que pour nous, il y a un réel bénéfice, on sait ce qu’on va faire... c’est une façon de programmer notre travail... même si c’est pas vraiment physiologique ! Ça j’en ai conscience... et d’ailleurs certaines sages-femmes renâclent... parce que c’est un travail tout à fait différent » (sur- veillante, maternité de niveau II). Il n’y a pas d’unanimité autour de ces techniques et l’on retrouve les mêmes critiques que celles émises par des sages-femmes lors de l’implantation de l’analgésie péridurale au cours des années 1980 : « C’est trop technique ces accouche- ments ! Il n’y a plus rien de naturel : on déclenche, on accélère, on va chercher le bébé pour un oui, pour un non, on a qu’une envie c’est que ça soit fini le plus vite possible... Pour moi, c’est une dénaturation du travail de sage-femme, c’est pas comme ça que je conçois mon métier » (sage-femme, maternité de niveau II).

Ces déclenchements, présentés par certains comme un « progrès incontestable » pren- nent une telle importance en termes d’organisation du travail qu’une surveillante (niveau I) va jusqu’à regretter que « ça ne marche pas à tous les coups » : le temps passé est alors considéré comme du temps perdu : « on a travaillé pour rien ». Seul compte ce qui est présenté comme un échec de la technique, sans que soit abordé spontanément les éventuel- les conséquences pour la future mère où le fœtus. D’ailleurs, les professionnels qui ont un recours régulier à ces techniques ont une tendance très nette à minimiser les complications qu’elles peuvent induire. Cependant certaines sages-femmes se montrent critiques à l’égard de pratiques qui leur sont imposées par une « politique de service » sur laquelle elles n’ont que peu de prises. Parmi les quelques obstétriciens hostiles au « dévoiement » de cette technique, le chef de service d’une maternité de niveau III — qui est donc le service le plus spécialisé que comporte la région — développe une véritable diatribe à l’encontre de ses confrères et des femmes qui soit « se laissent faire », soit « viennent consommer » : « Moi je suis contre les accouchements de convenance : « Et vous voulez comment chère madame ? Par en haut ou par en bas ? Le jour de l’anniversaire de votre mari ? » (Ton sarcastique.) On n’est pas au supermarché ! Alors les autres, après ils ont beau jeu de gueuler à la surmédi- calisation si on accepte des conneries comme ça ! Ces trucs-là, ça crée de la iatrogénie5...

Ils veulent pas le reconnaître, mais moi je leur dis : les déclenchements de convenance, ça fabrique de la césarienne ! » Les arguments et la position institutionnelle de ce chef de service permettent de comprendre où se situent les enjeux et comment se construit une

« politique de service » : la rationalisation formelle, que l’on peut traduire par l’adéquation entre le risque estimé et la technique utilisée, n’a aucun mal à s’imposer quand il n’y a pas de différences notables entre le jour et la nuit, c’est-à-dire quand obstétriciens, anesthésis- tes et sages-femmes sont présents en nombre suffisant.

Finalement, on peut dire que ces déclenchements de convenance s’inscrivent dans une rationalité matérielle dans la mesure où ils servent surtout à réguler le travail et à compen- ser le manque de personnel présent la nuit dans les maternités de niveau I et II. Avec l’argu- ment d’offrir ainsi des garanties de sécurité équivalentes, les professionnels veulent pallier l’absence de pédiatre sur place et le faible nombre d’anesthésistes, problèmes auxquels ne sont pas confrontées les maternités de niveau III. La diversité des pratiques, en matière de déclenchement, ne peut donc pas être interprétée en termes de gestion purement obstétri- cale du risque, mais plutôt de tensions entre rationalisation formelle et rationalisation maté-

5Iatrogénie : complication provoquée par le traitement ou la technique employés.

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rielle, entendue en termes d’organisation temporelle du travail et d’optimisation des res- sources en personnel.

Quant au « travail dirigé», au « coup de pouce », pour reprendre l’expression la plus couramment employée, que l’on soit en niveau I, II ou III, il semble que ce soit une pratique des plus courantes. Utilisé initialement pour accélérer le travail en cas de souffrance fœtale, le travail dirigé s’est largement développé, au point de devenir la norme, c’est-à-dire que pratiquement toutes les femmes qui viennent accoucher sont mises sous Syntocinon®6:

« J’aurais du mal à me rappeler le dernier accouchement que j’ai pu faire sans donner un coup de pouce... non, je ne me souviens pas... c’est terrible ! (rires) » (sage-femme, mater- nité de niveau III). Une sage-femme, exerçant en maternité de niveau I, alors qu’elle est questionnée sur la fréquence du travail dirigé, est gênée par la question : « C’est pas tou- jours nécessaire, mais... t’accélères parce que... (rires), je n’ose pas le dire ! Il y a plusieurs cas de figure... Si on a un utérus qui contracte mal ou pas bien, on va être un petit peu obligé de mettre un produit pour régulariser les contractions, ce qui automatiquement va accélérer le travail. Parfois, c’est nécessaire quand tu as un liquide qui est teinté, quand tu sens que l’enfant a souffert à un moment ou un autre, il faut que tu accélères le travail, oui... Mais des fois, tu le fais alors que tu n’as pas la nécessité de le faire parce que tu es pressée, la nuit, des fois, tu as envie que ça aille vite, c’est comme ça... Moi, je préfère dire les choses franchement ! » Ces deux extraits d’entretiens témoignent de l’extrême banalisation du recours au travail dirigé en salle de naissance.

L’organisation temporelle du travail des professionnels est visiblement l’une des clés de l’interprétation sociologique que l’on peut proposer à l’égard de cette quasi-généralisation du travail dirigé. Pour les femmes qui se mettent en travail spontanément, l’argument avancé est de « gagner du temps » : du temps pour la « parturiente » dont le travail spontané n’est pas jugé assez rapide et qui va sans doute souhaiter une péridurale, du temps pour les professionnels qui peuvent avoir à gérer plusieurs accouchements simultanément, ou bien préfèrent que le nouveau-né arrive avant la nuit tant que l’équipe est au complet. Pourtant, les sages-femmes émettent des critiques à l’égard de cette technicisation qu’elles prati- quent pour la plupart quotidiennement. Plusieurs d’entre elles ont évoqué les propos tenus aux assises de sages-femmes, spécifiant que la stagnation n’est pas systématiquement syno- nyme de pathologie et qu’il fallait savoir attendre « ne pas sauter dessus à pieds joints avec le Syntocinon® ».

Il est évident que la pression des médecins n’est pas étrangère à ces pratiques, d’autant que les sages-femmes, bien qu’elles aient un statut médical, ont un droit de prescription limité. Ce produit ne fait pas partie des substances qui leur sont autorisées. Si elles l’utili- sent officieusement et aussi fréquemment, c’est bien parce qu’elles ont l’aval des obstétri- ciens, voire éventuellement des consignes : « Ça nous arrive d’accélérer parce que tout simplement une fois que c’est fini, c’est fini, on passe à autre chose... Mais c’est quelque- fois ce qu’on nous demande de faire... Effectivement, on a tendance à dire, mais écoutez, on va attendre qu’elle se mette en contractions toute seule, ça ira... et puis t’as le médecin derrière qui nous pousse en disant, « ouais mais enfin, si elle accouche à minuit, si vous avez besoin de moi, il va falloir que je me lève, on pourrait gagner deux heures, ça irait

6Il s’agit d’une hormone de synthèse qui a la même action que l’hormone ocytocique naturelle et qui est utilisée pour renforcer les contractions utérines.

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mieux »... Bon là, à la limite, on a tendance à dire, c’est quand même un petit peu excessif...

Mais on le fait quand même ! » (sage-femme, maternité de niveau I). Si la profession de sage-femme est effectivement en France une profession médicale, au même titre que celle de médecin, de pharmacien ou de dentiste, avec un droit de diagnostic et de prescription, sa compétence est limitée à ce qui relève de la physiologie ; seuls les obstétriciens peuvent intervenir quand il y a passage à la pathologie. Les limites de cette compétence ne résultent pas d’une division purement fonctionnelle du travail. En effet, la répartition des tâches, telle qu’elle est définie par le Code de la santé publique, fonctionne sur un principe de délégation : tous les actes et toutes les prescriptions d’examens et de médicaments autori- sés aux sages-femmes peuvent être effectués par les médecins. Par conséquent, les sages- femmes n’ont aucune attribution qui leur soit spécifique. L’autonomie des sages-femmes, au sens qu’Eliot Freidson donne à ce concept (Freidson, 1984), est limitée par ce principe de délégation qui témoigne de la position subalterne occupée par les sages-femmes, malgré leur statut médical (Carricaburu, 1994).

Que l’on ait affaire à des obstétriciens ou à des sages-femmes, dans un premier temps, le travail dirigé est toujours présenté, au cours de l’entretien, comme une technique au service de la parturiente et de son bébé, destinée à diminuer le temps du travail pour diminuer les risques. Ce n’est que dans un second temps, en général après avoir été relancés par l’enquê- trice : « Pourtant, presque tous les accouchements que j’ai vus, il y a eu du synto... » que les professionnels l’évoquent comme une prescription plus ou moins habituelle destinée à réduire leur propre charge de travail : « Ça fait partie des moyens techniques que l’on a pour réduire le côté aléatoire de l’accouchement : si on dirige le travail, on sait mieux où on va... » (obstétricien, maternité de niveau I). Plusieurs sages-femmes exerçant dans des mater- nités de niveaux différents parlent directement « d’habitude ». Travail dirigé, et par consé- quent travail accéléré, telle devient la norme de l’accouchement « normal », si bien qu’à l’évocation de ce qu’est le « travail naturel », plus d’un obstétricien a répondu que « ça concerne les sages-femmes » dans la mesure où eux ne pratiquent que les accouchements pathologiques. Quant aux sages-femmes, plusieurs d’entre elles disent avoir du mal à se rappeler ce qu’est le travail « naturel » et le temps que peut durer un accouchement sans injection de cette hormone de synthèse. Elles reconnaissent qu’à force d’accélérer, la norme implicite est celle de l’accouchement rapide et qu’un travail trop lent est souvent assimilé à tort au glissement vers la pathologie. Conséquence non négligeable de cette pratique c’est qu’en accélérant la dilatation, on intensifie les contractions et les douleurs qui les accom- pagnent, ce qui a pour suite logique un recours plus précoce à l’analgésie péridurale.

On arrive donc à une configuration courante dans laquelle le travail dirigé appelle la péridurale et la péridurale appelle le travail dirigé. L’effet cumulatif des techniques qui peuvent être utilisées au cours de l’accouchement conduit certains professionnels à systé- matiquement envisager leur utilisation conjointe : « Quand on veut accélérer le travail, c’est sûr qu’il vaut mieux avoir une péri’, et quand on a une péri’, de toute façon il faut coller du synto... Donc vous voyez, la boucle est bouclée... On va pas rester des heures à attendre que la femme s’épuise, on a les moyens techniques maintenant de raccourcir tout ça et en toute sécurité, alors pourquoi s’en priver ? » Par le même obstétricien, le « travail » est présenté comme une « épreuve » dont il faut chercher à réduire la durée : « Je n’ai pas de scrupules à vous dire que pour moi, la médicalisation de l’accouchement, ça ne me pose pas de problème : déclenchement, travail dirigé, péridurale, je suis pour !... L’important

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c’est que l’accouchement dure le moins longtemps possible : c’est une épreuve pénible pour la femme que de rester des heures et des heures dans une position inconfortable, entourée de professionnels plus ou moins agités et plus ou moins aimables (rires), quant au gamin, faut voir ce qu’il encaisse pendant tout ce temps ! C’est pas une partie de plaisir pour lui non plus ! Alors si on peut écourter, tant mieux ! Et puis pour nous, c’est pas plus mal non plus, tout le monde s’y retrouve, car vous avez bien vu le rythme de travail... Ici, on ne tourne pas à un accouchement ou deux par jour ! » (obstétricien, maternité de niveau II).

Diriger le travail permet avant tout d’accélérer le rythme de l’accouchement et donc de réduire là encore sa durée. Duréedu« travail » pour la parturiente, duréedetravail pour les professionnels : la polysémie du terme traduit bien l’adéquation de l’un et de l’autre. Autre- ment dit, si l’on réduit le premier, on va logiquement écourter le second. On a affaire à une logique insidieuse, induite par les possibilités techniques qui vont toutes dans le même sens : réduire l’incertitude en jouant sur la dimension temporelle, rationaliser le « travail » de la parturiente dans l’intention de le rendre plus efficace et donc plus rapide.

2. Du confort des femmes... à celui des professionnels : toujours plus de péridurales

Pourquoi évoquer l’analgésie péridurale dans un article consacré à la gestion technique du risque ? Comment cette technique, destinée à supprimer les douleurs de l’accouchement peut-elle interférer avec la prise en charge du risque ? Nous allons voir ici comment l’anal- gésie péridurale peut être considérée, par des professionnels, comme un outil de prévention à l’égard des risques de l’accouchement. Et, dans cette logique, elle peut renforcer l’effet cumulatif, déjà évoqué, entre les différentes ressources techniques que peuvent mobiliser obstétriciens et sages-femmes dans leur pratique des accouchements, qu’ils soient eutoci- ques ou dystociques7.

Depuis environ 25 ans, il existe en France la possibilité d’accoucher en ayant recours à l’analgésie péridurale. Il s’agit d’un acte anesthésique dont l’application n’est pas spécifi- que à l’obstétrique et qui est pratiqué par des médecins anesthésistes, spécialement formés à cette technique car le produit anesthésique doit être injecté dans l’espace péridural qui se trouve dans le canal formé par les vertèbres. Cette analgésie est efficace dans environ 90 % des cas et c’est actuellement le seul moyen pour supprimer totalement les douleurs de l’accouchement. D’abord effectuée sur indications médicales (césarienne, travail jugé exces- sivement long et inefficace, etc.), l’utilisation de cette analgésie n’a cessé de progresser : en 1981, elle n’est pratiquée que dans 4 % des accouchements ; en 1995, le pourcentage est déjà de 49 % ; en 1998 il est passé à 60 % et les professionnels donnent en général le pourcentage de 70 % pour l’année 2000. Ces chiffres montrent à quelle rapidité cette anal- gésie s’est diffusée et l’on peut s’interroger sur les mécanismes qui ont contribué à ce phénomène, sachant que cette innovation technique a profondément bouleversé les prati- ques professionnelles (Carricaburu, 1994). Qualifiée dans les années 1980 de « péridurale de confort », cette analgésie a soulevé de virulentes polémiques avant qu’elle ne se géné- ralise. Accusée pendant des années de provoquer un ralentissement du travail, d’empêcher

7Est dit eutocique, tout accouchement normal et dystocique, tout accouchement pathologique.

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les femmes de participer activement à l’expulsion du bébé, et donc d’induire davantage de forceps, il n’empêche que cette technique d’analgésie est massivement utilisée et l’argu- ment de la « demande des femmes » ne peut être le seul élément explicatif d’un tel succès8, même si l’on peut admettre que la profession de gynécologue-obstétricien soit sous influence, c’est-à-dire réceptive à la demande sociale (Dagnaud et Mehl, 1988).

Désormais, l’analgésie péridurale est encouragée par les pouvoirs publics et les établis- sements qui sont en dessous d’une certaine norme se font « rappeler à l’ordre » : « On est noté, entre guillemets, sur les quantités de péridurales et on doit en faire beaucoup, en Cros (Commission régionale d’organisation sanitaire) l’année dernière, c’est là qu’on juge le dossier, il est composé de toutes les « huiles » du coin et c’est lui qui va décider si on est bon ou si on est nul, si on a le droit de continuer ou non, et donc ce qui a été dit c’est :

« Qu’est-ce que c’est que ces maternités qui font davantage de césariennes que de péridu- rales ! » [...] On nous a pointés du doigt en nous disant qu’on n’avait peu de péridurales et que c’était inadmissible. » Le faible pourcentage étant associé à du « mauvais travail »9 (surveillante, maternité de niveau I). Avec un taux de péridurale à 17,3 %, cette maternité fait effectivement figure d’exception parmi les différents établissements où l’on a enquêté, la plupart étant entre 70 % et 75 %. Les sages-femmes les plus anciennes évoquent spon- tanément les débuts de la « péri’ » et la nécessité de « s’accrocher » pour l’obtenir, alors qu’actuellement, c’est plutôt l’inverse qui se produit « dans la journée, pour y échapper, il faut vraiment en vouloir ! ». Si cette technique s’est autant répandue — et d’ailleurs la France est l’un des pays où l’on pratique le plus de péridurales — c’est, disent les profes- sionnels, parce qu’elle s’inscrit dans la panoplie des techniques dont dispose l’obstétrique pour faire face au risque. Reste à savoir comment se déclinent les bénéfices induits par ce recours massif, et dans quels termes.

2.1. Utilisation préventive et répartition temporelle du travail

Que ce soit au cours des observations diurnes ou des différents entretiens, il ressort que lorsque l’analgésie péridurale est techniquement possible (absence de contre-indications) et réalisable du point de vue organisationnel (disponibilité de l’anesthésiste), les profes- sionnels y ont volontiers recours car elle leur facilite le travail : « Moi je préfère un accou- chement sous péri’, c’est beaucoup plus pratique, car comme la femme n’a pas mal et qu’elle ne sent pas ce qu’on fait, notre liberté d’action est plus grande, ça, c’est un premier argument, et le second c’est qu’on peut accélérer le travail, puisqu’elle ne sent pas, donc on peut raccourcir les accouchements... et puis encore un troisième argument, c’est que si on a besoin de forceps, ou d’une césar’ en urgence, ou d’une révision utérine, l’anesthésie est déjà en place, on n’a pas besoin de cavaler derrière les anesthésistes qui viennent, enfin, ça dépend lesquels, mais souvent en traînant les pieds... Donc, vous voyez, ça a beaucoup d’avantages » (obstétricien, maternité de niveau II). Au travers des propos de cet obstétri- cien, on voit comment la conception dominante de l’accouchement — tout accouchement est susceptible de devenir pathologique — s’articule avec l’utilisation préventive de l’anal-

8Sur cette question, voir l’article que M. Akrich (Akrich, 1999) a consacré au « choix douloureux » que repré- sente la péridurale.

9La plupart des schémas régionaux d’organisation sanitaire préconisent un objectif de 50 % minimum.

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gésie péridurale : pour chaque naissance « il est nécessaire d’installer dans tous les cas les moyens de contrôle et de prévention disponibles » (Akrich et Pasveer, 1996, p. 141).

Souvent l’analgésie péridurale est mise en balance avec l’anesthésie générale (AG) :

« En cas de forceps ou de délivrance artificielle, si vous n’avez pas de péri’, vous êtes obligé d’avoir une AG avec les risques que ça engendre... Et ça, on cherche à éviter au maximum pour limiter les risques... Alors que la péri’, maintenant, il n’y a quasiment plus de complications et les anesthésistes ont tellement l’habitude, qu’ils dosent très bien... Autre- fois... enfin, c’est pas si lointain que ça ! Je les ai vus arriver, donc on faisait des blocs- moteurs terribles, ce qui fait que les patientes, elles ne sentaient plus rien, donc on a fait une quantité des forceps car, quand vous poussez et que vous n’avez pas de sensations, ça ne marche pas ! Mais maintenant, les femmes sentent l’expulsion et ça se passe très bien, non seulement, il n’y a quasiment plus de risque, mais nous, ça nous aide justement quand le risque survient parce qu’on peut aller beaucoup plus vite ! Et ça, c’est un avantage énorme... » (obstétricien, maternité de niveau I). Ces propos concordent tout à fait avec le type d’argu- mentation que l’on peut trouver dans la littérature spécialisée : « En dehors de la lutte contre la douleur, la prévention de la souffrance fœtale et le raccourcissement de la durée du travail, l’anesthésie péridurale doit être largement préconisée car elle met les patientes à l’abri des risques d’une éventuelle anesthésie générale » (Peter, 1993, p. 49). La péridurale a donc tendance à devenir une sorte de pré requis de l’accouchement considéré comme normal, au même titre que la pose d’une perfusion (au cas où il faudrait faire une intra- veineuse en urgence) et l’installation d’un monitoring10(au cas où il y aurait souffrance fœtale).

La répartition temporelle du travail, déjà évoquée à l’égard du déclenchement et du travail dirigé, intervient également dans le recours à l’analgésie péridurale, non seulement parce qu’elle permet de réduire la durée de l’accouchement, mais aussi lorsque le « tra- vail » va dépasser le cadre de référence habituel qui est celui de l’activité diurne : « Quand un accouchement commence en fin d’après-midi ou en soirée, c’est vrai que je préfère qu’il se déroule sous péri’ parce que la nuit, il y a moins de monde, ça c’est un premier élément qui compte, et puis si on a la péri’ d’emblée, on n’a pas à déranger les anesthésistes soit parce que la femme ne tient plus le coup à 3 ou 4 heures du matin, soit parce qu’on a besoin de forceps ou d’une révision utérine... si on a la péri’, après nous, on se débrouille... c’est beaucoup plus confortable comme conditions de travail, ça il faut être honnête ! » (obsté- tricien, niveau I).

Au travers des propos tenus par les professionnels, on comprend mieux pourquoi un tel procédé a pu se répandre avec une telle efficacité : influence de la demande des femmes sans doute, mais aussi influence des professionnels qui ont rapidement compris quels avan- tages ils pouvaient en tirer malgré les contraintes induites par l’arrivée de cette nouvelle technique. Mais la diffusion de l’analgésie péridurale a eu une autre conséquence directe, qui n’est pas des moindres quant aux conditions de travail des professionnels, il s’agit de l’absence de cris.

10Dispositif de surveillance et d’enregistrement des battements cardiaques du fœtus.

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2.2. « Ces cris qui dérangent »11

Déjà, en 198612, cette question avait été soulevée au cours d’un travail comparatif entre deux maternités parisiennes : l’absence de « cris », constatée dans celle où 85 % des accou- chements se faisaient sous péridurale contrastait vivement avec le niveau sonore de la seconde où cette technique d’analgésie n’était employée que de façon marginale. Presque 20 ans plus tard, le phénomène n’a fait que s’accentuer. Rarement lors de l’enquête on a eu l’occa- sion d’entendre une femme crier et les sages-femmes les plus anciennes évoquent sponta- nément cette question : « Vous voyez, ici, vous avez plusieurs salles de travail et vous n’entendez pas un bruit... » C’est drôle parce que justement je me suis fait une réflexion hier, parce que je passais en salle et je me suis dit, « mais c’est pas vrai, il y a cinq patientes là et on n’entend rien ! ». Je ne veux pas dire que je suis nostalgique du temps où les femmes criaient c’est pas ça, mais je me dis « est-ce qu’on est vraiment tombé dans l’excès inverse ? » (surveillante, maternité de niveau II). Lors d’une observation dans cette même maternité, une femme s’est mise à crier avec force, l’obstétricien de garde a fait irruption dans la salle de travail et, sans poser la moindre question, s’est adressé brutalement à la sage-femme : « mais enfin, faites-lui une péri’, c’est insupportable ! ». Au cours d’une autre observation en service spécialisé (niveau III), il est environ 5 heures du matin lorsqu’on entend l’une des femmes en train d’accoucher se mettre à crier : « Elle est sûrement en pleine crise d’hystérie », déclare de façon péremptoire un préparateur de bloc, ce qui conduit la sage-femme présente, visiblement un peu gênée par la remarque, à dire à l’enquêtrice :

« Depuis 10 ans, on entend beaucoup moins les femmes hurler parce que beaucoup deman- dent la péridurale. Avant c’était horrible, chaque accouchement se faisait dans les hurle- ments... Du coup, maintenant quand une femme se met à hurler, ça nous fait tout drôle... » D’ailleurs, aussi bien les professionnels que les femmes qui viennent accoucher se sont habitués à l’idée de l’accouchement sous péridurale. Une jeune sage-femme raconte son désarroi lorsqu’elle a eu affaire, quelques jours avant, à une parturiente qui pensait avoir une péridurale et n’a pu l’obtenir car l’anesthésiste n’était pas disponible : « Ça s’est mal passé dès le début, elle a paniqué quand elle a su qu’elle ne pourrait pas avoir sa péri’ et les choses se sont mal enclenchées, je n’arrivais pas à établir le dialogue, pourtant j’ai utilisé du Nubain®13, mais elle était dans son truc, elle était trop déçue, elle s’est mise à pleurer et après à crier, c’était un accouchement horrible... des hurlements incroyables... Je n’arrivais plus à la contrôler, elle faisait n’importe quoi ! C’est vrai que nous les jeunes sages- femmes, on a été formées à la péri’, moi j’ai pas vu beaucoup d’accouchements sans péri’, surtout pour des primipares... J’ai pas réussi à garder mon calme, je me suis énervée après elle et à la fin, elle ne poussait plus, le bébé commençait à souffrir... Il a fallu que j’appelle un médecin et finalement, il a fait un forceps... et elle a eu une anesthésie générale, enfin la totale ! Pour moi, c’est vraiment un échec, cet accouchement... Je suis vraiment sûre que si elle avait eu une péri’, ça serait bien passé... ». Si l’on suit la réinterprétation faite par la sage-femme, c’est l’impossibilité d’effectuer la péridurale qui a rendu cet accouchement

11Voir le mémoire de maîtrise de Nadège Noirbenne : « Les sages-femmes, entre attrait de la technique et respect de la nature », sous la direction de D. Carricaburu, université de Rouen, 2001.

12Dans le cadre d’un travail universitaire réalisé à Paris X–Nanterre en 1986.

13Anesthésique local.

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pathologique (puisqu’il y a eu forceps) ; selon son raisonnement, les forceps auraient pu être évités si la déception causée par l’inaccessibilité de l’analgésie et la douleur de plus en plus envahissante n’avaient pas perturbé le déroulement attendu de l’accouchement. On comprend alors comment l’analgésie péridurale peut être perçue par des professionnels comme un outil, comme une ressource qui les aide à canaliser le cours de l’accouchement et qui peut contribuer à éviter le passage à la pathologie. Dès lors, l’analgésie péridurale s’inscrit d’autant plus dans l’ensemble des techniques qui assurent la cohérence des prati- ques de l’obstétrique.

Même si certaines sages-femmes, parmi les plus anciennes, disent accepter qu’une femme puisse crier, elles ajoutent en général une restriction : « Moi, ça ne me gêne pas vraiment, mais c’est pour les autres mamans » ou bien « si une femme crie en salle, on entend tout en consultations, c’est vraiment désagréable pour tout le monde ». Comme le soulignent M. Akrich et B. Pasveer « L’obstétrique évoluée ne tolère plus la femme sauvage, inacces- sible, déchaînée dans la douleur » (Akrich et Pasveer, 1996, p. 133). Alors que dans l’enquête réalisée en 1986, déjà évoquée plus haut, certaines sages-femmes défendaient, avec des arguments « psychologisants », l’utilité des cris que pouvaient pousser les femmes pendant leur accouchement, il est frappant de constater à quel point ces cris perturbent désormais l’ordre social des salles de naissance : « Je ne supporte plus d’entendre une femme crier [...]

c’est dégradant pour elle de hurler comme un animal... » (sage-femme, maternité de niveau III). Les références à « l’animalité » de l’accouchement et de la femme, devenue socialement insupportable, peuvent s’inscrire dans la continuité de l’analyse que Norbert Elias fait du processus de civilisation qui, au cours des siècles, a cherché à domestiquer, à canaliser ce qui relève de la nature animale de l’homme. Si l’on poursuit la logique de N. Elias, c’est bien parce que l’on assiste à une élévation du « seuil de sensibilité » que la manifestation bruyante, non contrôlée de l’enfantement devient progressivement intoléra- ble aussi bien pour les professionnels que pour les profanes (Elias, 1969).

Autre terme, souvent associé à l’usage de la péridurale, c’est celui de « sérénité ». Cette

« sérénité » serait l’occasion d’une meilleure relation avec les femmes : « Avant, elles avaient tellement mal, elles ne nous écoutaient pas, maintenant on peut leur expliquer ce qui se passe, elles ont envie de savoir et pas seulement d’un point de vue égoïste pour savoir quand ça sera fini, elles pensent beaucoup plus au bébé qui va arriver. » Les sages-femmes disent avoir une « relation plus égalitaire avec les femmes, alors qu’avant, elles étaient infantilisées par la douleur, elles régressaient terriblement, il fallait les consoler, les cajoler, leur tenir la main comme à des gamines » (Carricaburu, 1994, p. 298). Autre effet de cette

« sérénité », que les professionnels apprécient et pour certains revendiquent, c’est « une meilleure qualité de travail » : ne pas être perturbé par les hurlements, pouvoir se concen- trer vraiment sur les aspects techniques de l’accouchement, leur permet de mieux contrôler leur stress et celui de la parturiente. Le calme devient une exigence de qualité du travail, le leur et celui des femmes.

L’accouchement apparaît comme unacte collectif(Akrich et Pasveer, 1996) où chacun a son rôle et son « travail », et la double acception du terme traduit effectivement le rôle actif de celle que les professionnels appellent la parturiente. On retrouve ici la conception consensuelle de la relation médecin/malade, telle que Talcott Parsons (Parsons, 1951) l’a analysée : la femme qui accouche et les professionnels ont des rôles complémentaires et un but commun qui consiste à faire naître l’enfant dans les meilleures conditions possibles.

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Dans une telle logique, la péridurale n’est plus seulement un élément de confort pour la femme, elle devient une condition quasi nécessaire à l’exercice optimum de l’activité obs- tétricale qui, pour assurer la maîtrise des actes techniques, a besoin que cet acte collectif, qui se joue dans l’accouchement, se déroule dans un contexte pacifié. L’expression des compétences de chacun, qu’elles soient profanes pour la femme, ou professionnelles pour les sages-femmes et les obstétriciens nécessite d’être en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels afin d’atteindre le but commun où « chacun doit tenir son rôle dans les meilleures conditions... ce que ne peut pas faire une femme qui hurle et qui s’agite parce qu’elle est complètement débordée par la douleur... et ce qui a forcément des consé- quences sur la sage-femme ou le médecin qui va s’énerver du fait de l’ambiance » (sage- femme, maternité de niveau I). Autrement dit, dans une logique professionnelle qui conçoit l’accouchement comme un processus de division du travail, le contexte créé par l’utilisa- tion conjointe des possibilités techniques devient un élément objectif de la qualité du tra- vail fourni par les différents acteurs impliqués dans cet acte collectif.

3. De la césarienne sur indication médicale à l’anticipation des risques

L’argument « des résultats » est souvent avancé par les obstétriciens afin de justifier la technicisation de l’accouchement. Ceux concernant les césariennes sont intéressants à plus d’un titre. Depuis 25 ans, le taux de césarienne ne cesse d’augmenter en France (6,1 % en 1972, 10,9 % en 1981, 15,9 % en 1995, 17,5 % en 1998, 18 % en 2003) et cette tendance se retrouve également dans les autres pays développés. On assiste même, au Brésil par exem- ple, à un engouement pour cette technique de naissance de la part des catégories sociales les plus favorisées : les douleurs de l’enfantement et la naissance par voie basse sont consi- dérées comme dégradantes ce qui pousse les femmes qui en ont les moyens à choisir un mode chirurgical, aseptisé, de mise au monde.

Des travaux américains montrent que l’augmentation constatée dans les pays occiden- taux n’est pas directement liée à un accroissement de fréquence des principales indications de la césarienne. Considérée comme un acte qui tend à se banaliser, la césarienne accentue pourtant le risque de mortalité et morbidité maternelles, sans, semble-t-il s’accompagner d’une réduction de la mortalité périnatale. D’ailleurs la Charte des droits de la parturiente, parue auJournal offıciel des Communautés européennes, le 8 juillet 1988, « déplore le nombre croissant de césariennes pratiquées dans la Communauté ». Dans un tel contexte national, et même international, comment interpréter les différences de pratiques rencon- trées au cours de l’enquête ?

Si un taux de césarienne à plus de 20 % pour une maternité de niveau III témoigne logiquement de la spécialisation de ce niveau en matière de grossesses et d’accouchements pathologiques, un tel taux pour une maternité de niveau I suscite une interprétation diffé- rente dans la mesure où, du fait de la restructuration de la périnatalité, le niveau I n’a pas à prendre en charge les accouchements pathologiques. La maternité que l’on évoque ici assure environ 500 accouchements par an et, pour l’année 2000, son taux de césariennes a atteint 24 %, ce qui se traduit concrètement par le fait qu’une naissance sur quatre se fait chirur- gicalement, alors qu’une maternité de ce niveau est censée ne suivre que des grossesses normales et n’assurer que des accouchements non pathologiques. D’après la surveillante,

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l’explication est simple : « Le DrC. est un angoissé, c’est ça notre taux de césar’, c’est pas plus compliqué que ça ! [...]. Donc moi, j’ai dit aux filles qu’il fallait l’aider à gérer son stress... Alors c’est vrai que le jeu des sages-femmes, ici, c’est de le rassurer, ou plus exac- tement de ne pas créer d’angoisses supplémentaires qui augmenteraient son stress. » On retrouve qualitativement « l’effet médecin » tel qu’il a été mis en évidence quantitative- ment (David et al., 2001). En outre, cet « effet médecin » a forcément un retentissement particulier sur la maternité elle-même lorsque l’on a affaire à de petits services, fonction- nant avec un faible effectif d’obstétriciens. D’ailleurs ces mêmes auteurs, dans l’enquête Audipog, indiquent d’importantes disparités selon la taille des maternités et leur statut. En particulier, leur enquête montre que pour les maternités de niveau I, le risque de césarienne augmente lorsque la taille de la maternité diminue.

Plusieurs sages-femmes évoquent les césariennes qui pourraient être évitées si les obs- tétriciens « avaient plus de patience » : « On arrive parfois à des césariennes inutiles, si on avait laissé les choses se faire un peu plus naturellement, un peu plus souplement » (sage- femme, maternité de niveau I). La question d’un rapport différent au temps entre sages- femmes et obstétriciens, déjà évoquée par François-Xavier Schweyer (Schweyer, 1996) n’est pas réellement conflictuelle. Ainsi un obstétricien reconnaît facilement « qu’attendre, c’est pas notre culture, nous, il faut qu’on agisse, sinon il y a quelque chose qui va pas ! (Rires.) Les sages-femmes, c’est pas pareil, elles sont pas formées comme nous... Et c’est pas un truc hommes/femmes car les médecins femmes, elles fonctionnent exactement comme les mecs : c’est vraiment un truc de culture médicale ». L’entretien réalisé avec une sur- veillante d’une maternité de niveau II va dans le même sens lorsque la question de la césa- rienne est évoquée, elle met directement en cause « l’interventionnisme des obstétri- ciens » : « Souvent, c’est une question de patience, c’est vrai que des fois, on se dit que ça ne va pas marcher et puis on attend un petit peu et la situation se débloque... Ça, c’est le côté extraordinaire du boulot, tout peut changer comme ça, d’un moment à l’autre, on insiste toujours sur le côté négatif, mais des fois, ça change aussi du bon côté : on se dit que ça n’avance plus, qu’on va être obligé de passer au bloc et, je devrais pas le dire... mais si on a la chance que le médecin ne soit pas dans notre dos et qu’on peut attendre un peu (rires), tout d’un coup, la situation va se débloquer toute seule... Mais c’est sûr que quand on veut que tout aille vite, on n’a jamais le temps de voir les choses se débloquer ! » Lorsque l’éventualité que l’obstétricien soit une femme est abordée, elle ne laisse même pas l’enquê- trice terminer sa phrase : « Ils sont tous pareils, hommes et femmes, c’est une question de culture ! Il faut qu’ils interviennent ! Sinon, ils tournent en rond, ils s’énervent, ils ont l’impression de perdre leur temps. »

Au-delà du « stress » individuel que peut ressentir avec plus ou moins d’intensité chaque obstétricien, le contexte structurel de l’action n’est pas indifférent dans la mesure où il peut contribuer soit à renforcer cet état émotionnel, soit à le réduire. Ainsi, les professionnels qui exercent dans les petites maternités (niveau I) ont l’impression de travailler « sans filet de sécurité », c’est-à-dire que si la césarienne est utilisée « peut-être un peu trop sou- vent comme un moyen de limiter le risque pour l’enfant », c’est également « une façon d’anticiper d’éventuelles complications quand on sait qu’on n’a pas tout le plateau techni- que possible » (obstétricien, maternité de niveau I), ce qui revient à « ouvrir la parapluie » pour reprendre une expression souvent employée par les différents professionnels.

La question de la perte de compétence est souvent évoquée pour les maternités de niveau I puisque les grossesses et les accouchements pathologiques doivent désormais être massi-

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vement orientés vers les autres niveaux : que se passera-t-il lorsque, en urgence et de façon exceptionnelle, il faudra faire face à des situations pathologiques ? Dans la même logique, on peut se demander si le recours fréquent à la césarienne ne risque pas d’engendrer éga- lement une perte de compétence. En effet, si certains actes en voie basse ne sont plus pra- tiqués régulièrement (manœuvres, forceps, spatules et même ventouses), certains obstétri- ciens ne risquent-ils pas de développer d’éventuelles stratégies d’anticipation et d’évitement afin de favoriser la voie haute et de ne pas se retrouver confrontés à des actes qu’ils ne maîtrisent plus ou pas assez bien pour pouvoir les effectuer sans appréhension ?

4. Conclusion

Au terme de cet article, une première remarque s’impose : quel que soit le niveau de la maternité, la médicalisation de la naissance est une réalité certaine qui se traduit non seu- lement par la « surveillance » médicale régulière de l’ensemble du processus de gestation, nouveau regard médical formalisé aux États-Unis dans les années d’après-guerre (Arney, 1982), mais aussi par la technicisation croissante, quotidienne et quasi systématique de chaque accouchement.

Déclenchement, travail dirigé, analgésie péridurale et césarienne prophylactique sont des techniques d’aide à la naissance initialement conçues pour pallier les difficultés du processus de mise au monde, pour réduire les risques de complication pour la mère et le bébé au moment de l’accouchement. Elles sont censées être mobilisées au nom d’une ratio- nalisation formelle : à tel risque correspond telle technique. Pourtant, il ressort de l’enquête menée que ces techniques peuvent être détournées pour gérer l’incertitude temporelle de l’accouchement et améliorer le confort des professionnels, leur recours relève alors davan- tage d’une rationalisation matérielle, liée aux conditions dans lesquelles les professionnels exercent. Et ce n’est pas dans les « usines à bébé » que ces pratiques sont les plus marquées.

En effet, dans les maternités, désormais de niveau I et II, qui ne disposent pas en perma- nence de tous les moyens en personnel et en équipements techniques, les professionnels de l’obstétrique ont été habitués, bien avant la réforme de la périnatalité, à anticiper le risque au niveau de chaque grossesse. Dans une telle logique, déclenchement programmé et césa- rienne prophylactique deviennent alors des ressources qui permettent aux professionnels d’organiser la charge de travail afin de se trouver dans les conditions qui, de leur point de vue, offrent un maximum de sécurité et réduisent autant que faire se peut l’incertitude du déroulement « naturel » de l’accouchement. Un tel raisonnement permet alors de compren- dre pourquoi a contrario les maternités de niveau III n’ont pas besoin de mobiliser ces techniques. Comme il y a toujours du personnel, de jour comme de nuit, les déclenche- ments de convenance et les césariennes prophylactiques ne se justifient pas vraiment.

En revanche, en ce qui concerne le travail dirigé et l’analgésie péridurale, les uns et les autres y ont facilement recours, dans la mesure où les conditions organisationnelles du secteur de l’anesthésie le permettent, car ces deux possibilités techniques s’inscrivent par- faitement dans la maîtrise symbolique et temporelle que les professionnels cherchent à acquérir à l’égard du processus « naturel » de l’accouchement. Le « coup de pouce », comme la péridurale, réduit la temporalité de l’accouchement et permet d’en contrôler le déroulement, sachant que l’objectif plus ou moins explicite est la rapidité, et donc l’effica-

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cité du « travail », aussi bien celui de la parturiente que celui des professionnels, compo- sante essentielle de la représentation dominante de l’accouchement.

Il serait tentant de forcer le trait en insistant d’une part sur le fait que finalement la technicisation de l’accouchement n’est pas forcément la plus forte là où on l’attend, et d’autre part sur une polarisation entre, d’un côté, des services hyper spécialisés où le travail des professionnels relève surtout d’une rationalisation formelle et, de l’autre, des materni- tés de niveau I et II où domine une rationalisation matérielle. Mais une telle conclusion pourrait laisser croire que ce sont les conditions matérielles qui induisent les formes de rationalisation alors qu’il nous semble plus intéressant de mettre l’accent sur les « situa- tions de travail » (Strauss et al., 1985) telles qu’elles sont définies par les professionnels concernés. La mise en œuvre des textes de 1998 n’a pas provoqué de bouleversement radi- cal dans les maternités de niveau III : les professionnels y ont toujours traité préférentiel- lement des grossesses et des accouchements pathologiques, il n’y a donc pas de réel déca- lage entre la définition formelle de leurs compétences et leurs pratiques, guidées par le

« haut risque ». En revanche, les professionnels des maternités de niveau I et II sont confron- tés à la question de l’ajustement entre une définition formelle de leurs compétences respec- tives et des niveaux de risque (bas et moyen) difficiles à gérer au quotidien, non seulement parce que les moyens dont ils disposent sont limités, mais surtout parce que cette réforme de la périnatalité a fait l’économie d’une réflexion de fond sur la naissance et sur la répar- tition des compétences entre sages-femmes et obstétriciens. Tant que la représentation domi- nante de la naissance sera celle de l’accouchement comme un acte technique potentielle- ment pathologique et que les obstétriciens garderont la main sur la globalité du processus, qu’il soit physiologique ou pathologique, la technicisation de l’accouchement, comme réponse au risque, ne pourra que s’accentuer, quoi que puissent en penser les femmes et quelles que puissent être leurs demandes.

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