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NOTRE XIXe SIECLE - UN AUTRE XIXe SIECLE ?

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NOTRE XIXE SIECLE UN AUTRE XIXE SIECLE ? CATHERINE GERY

L’histoire […] s’est toujours écrite du point de vue de l’avenir. C’est en fonction de l’idée […]

de ce que devrait être ou serait cet avenir que s’opérait […] la récollection de ce que la collectivité avait besoin de sauver d’elle-même pour affronter ce qui l’attendait […].

Pierre Nora, Les Lieux de mémoire1.

Qu’est-ce que le XIXe siècle ?

Dans les Histoires de la littérature russe, le XIXe siècle est généralement identifié comme ce moment de cristallisation des mythes nationaux et de normalisation des textes et de la langue nationale que connaissent la plupart des cultures écrites sous diverses appellations :

« siècle d’or », « grand siècle », « siècle classique », « siècle de renaissance nationale », etc.

Cette terminologie, dont nous usons souvent sans trop l’interroger, soulève cependant toute une série de questions dont la première concerne, justement, nos habitudes (récentes au regard de l’histoire culturelle) de périodisation en « siècles ».

Comme l’ont bien montré Blaise Wilfert et Martine Jey, qui ont étudié les fonctions sociales et intellectuelles du classement en siècles dans les discours littéraires, et plus largement dans l’imaginaire national, les « grands siècles » sont des « artefacts constitutifs de la représentation historiciste du cours du temps2 » qui prévaut généralement dans notre appréhension des phénomènes littéraires ; une appréhension qui témoigne d’une découpe arbitraire et d’une confiscation de la temporalité par l’Europe de l’Ouest, pour reprendre cette fois l’historien israélien Shlomo Sand3. On peut dans la même perspective interroger le concept d’« époque » (la façon dont on les définit et dont on les dénomme) comme l’un des

1 Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire, t. 3 : Les France, Paris, Gallimard, 1992, p. 27.

2 Blaise Wilfert & Martine Jey, « “XVIIe siècle classique” et “siècle d’Élisabeth”. Deux constructions d’un classicisme national par l’Université (France – Angleterre, 1890-1914) », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 28-29, 2009. URL : https://ccrh.revues.org/1052.

3 Shlomo Sand, Crépuscule de l’Histoire. La fin du roman national ?, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2017, p. 80-88.

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fondements de nos modes de raisonnement et de nos pratiques, un concept qui structure notre imaginaire temporel et notre appréhension du passé littéraire en son ensemble4.

Pourtant, ce temps du littéraire qu’on voudrait soumis à des « périodes » ou des

« époques » qui se succèderaient les unes aux autres selon les lois axiomatiques du déterminisme linéaire et de la filiation (pour le XIXe siècle, l’inévitable triade romantisme- réalisme-symbolisme) est aussi celui de l’inertie des objets culturels, de la non-successivité des phénomènes et de la « simultanéité du non-simultané ». En ce qu’il nous donne la possibilité d’envisager la coexistence de diverses strates temporelles au sein d’une même culture et dans un même présent, le concept de « simultanéité du non-simultané », élaboré par l’historien allemand Reinhart Koselleck5, se révèle particulièrement opérant en ce qui concerne le début du XIXe siècle littéraire russe qui voit la collusion, parfois chez un même auteur, de constellations formelles et de rythmes ou de temporalités multiples. Reinhart Koselleck nous permet d’appréhender de façon nouvelle, horizontale plutôt que verticale, les phénomènes d’« emprunt » ou d’« influence » et de mieux nous saisir des paradoxes qui font de certains écrivains des contemporains de ce qui ne leur est pas contemporain : c’est Konstantin Batiouchkov s’identifiant au Tasse et incarnant la Renaissance européenne dans le

XIXe siècle russe, Alexandre Pouchkine simultanément classique et romantique ou Fiodor Tiouttchev mettant en pratique des procédés poétiques et une vision du monde qui seront par la suite strictement attribués à la poésie symboliste. Autrement dit, notre compréhension du temps littéraire, qui nous incite à écrire l’histoire telle qu’on voudrait qu’elle ait eu lieu, avec ses « périodes » bien identifiées et ses « ruptures », revient finalement à « méconnaître la lenteur des transformations réelles, l’effet de longue durée, bref le feuilletage des comportements et des expressions dans une même période6 ».

La théorie de Koselleck sur le « futur passé » (qui est le titre de son ouvrage) nous permet également de penser autrement les processus de « retard » ou de « rattrapage » face aux littératures occidentales, ces notions forgées en Russie avant d’être récupérées par l’Europe7, qui nous autorisent à dire sans en relever toute l’absurdité qu’au cours des années

4 Thomas Angeletti, Quentin Deluermoz & Juliette Galonnier (éd.), Qu’est-ce qu’une époque ?, Tracés, 36, 2019.

5 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 172.

6 Michelle Touret, « Où sont elles ? Que font-elles ? La place des femmes dans l’histoire littéraire. Un point de vue de vingtiémiste », Fabula-LhT, 7, « Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ? », avril 2010. URL : http://www.fabula.org/lht/7/touret.html, page consultée le 14 novembre 2019.

7 Voir Dmitri Likhatchev qui cite dans son ouvrage Poétique historique de la littérature russe (Xe-XXe siècles) les théories du critique soviétique d’origine bulgare Gueorgui Gatchev, auteur du Développement accéléré de la littérature (1955), dont il s’inspire largement dans sa propre conception du « développement » littéraire russe.

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1810-1820, la littérature russe rattrape ou rejoint les littératures européennes, comme si la littérature ne pouvait connaître qu’un seul modèle de développement et une seule marche du temps8. Or, chaque espace culturel possède sa propre (voire ses propres) temporalité(s), comme Herder en avait déjà l’intuition, qui affirmait : « il n’est pas deux choses au monde qui aient la même mesure de temps […]. Il existe donc (on peut l’affirmer hardiment) dans l’univers, en un seul temps, une multitude de temps9 ».

Les problématiques du temps littéraire et de sa construction ont été abordées par Pierre Bayard dans son ouvrage Le Plagiat par anticipation10. Avec le goût pour le paradoxe et pour l’inversion qu’on lui connaît – l’un et l’autre devenant chez lui des outils épistémologiques souvent opérants, Pierre Bayard se pose la question d’une possible réversibilité du temps de l’histoire littéraire, qui ne serait finalement qu’une conséquence de notre savoir historiographique et de la projection de ce savoir sur les textes, ce « que nous percevons [étant] moins un hypothétique texte en soi, originaire et délié de toute attache culturelle, qu’un texte qui se retrouve, par le jeu de l’histoire des idées, pris dans une série de résonances qui s’associent irrésistiblement à lui11 ». La seule temporalité propre au fait littéraire pourrait donc bien n’être que celle du lecteur, pour qui les notions d’antériorité ou de postériorité chronologiques tombent devant l’ordre de ses propres lectures ; le lecteur qui, par le jeu des correspondances et des liens qu’il tisse entre les textes, réécrit constamment l’histoire de la littérature.

La deuxième question que soulève la catégorie de « grand siècle » est celle des spécificités du régime d’historicité à l’intérieur de nos manuels et histoires de la littérature russe. Ceux-ci s’élaborent pour la plupart d’entre eux autour du paradigme de la « rupture » et de son corolaire : la « continuité » (brisée, interrompue), selon cette idée, elle aussi très

Dmitri Likhatchev, Poétique historique de la littérature russe (Xe-XXe siècles), Lausanne, L’Âge d’homme, 1988, p. 211-212.

8 Rappelons que la définition d’un « retard » ou au contraire d’une « modernité » littéraire ne peut se faire que par rapport à un point de référence extérieur, et celle d’une spécificité nationale par rapport à un « autre » dont on cherche à se démarquer ou qu’on veut émuler, l’absence de ces points de référence n’intervenant pas tant pour signaler une nation dont le capital symbolique littéraire est devenu suffisamment important pour pouvoir prétendre à l’autonomie, comme c’est le cas pour la littérature française par exemple, que comme effacement des phénomènes de transfert, de migration, de traduction ou d’adaptation.

9 Johann Gottfried Herder, « Verstand und Erfahrung. Eine Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft » [Esprit et Expérience. Une métacritique à la Critique de la raison pure], [1e partie, 1799], Sämtliche Werke, Berlin, Weidmann, t. XXI, 1881, p. 59. Reinhardt Koselleck écrit quant à lui que « l’histoire ne se laisse pas enclore dans un schéma diachronique unilinéaire. Toute synchronie de la vie quotidienne contient en elle des diachronies différentes ». Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, op.cit., p. 35.

10 Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxes », 2009.

11 Pierre Bayard, « Le plagiat par anticipation », La Lecture littéraire, numéro spécial « Écrivains lecteurs », février 2002. URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Le_plagiat_par_anticipation_selon_P%2E_Bayard

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bizarre quand on y réfléchit, qu’il existerait une forme idéale de développement historique comme continuité naturelle ou « organique » exempte de toute perturbation – ou qu’il faudrait protéger de toute perturbation. J’aimerais citer ici le début, à mon sens particulièrement édifiant, de l’Histoire de la littérature russe proposée par l’Encyclopaedia universalis dans sa série « Les grands articles » :

Produit d’une société dont l’histoire est caractérisée par une suite de ruptures brutales, la littérature russe est née de la première de ces ruptures, celle qui, dans les dernières années du premier millénaire, fait de la Russie païenne évangélisée par Byzance l’un des grands États de la chrétienté médiévale. Une seconde rupture, provoquée à l’aube du XVIIIe siècle par […] Pierre le Grand, trace une frontière chronologique entre la littérature médiévale, d’inspiration religieuse, et une littérature moderne, laïque, dont l’évolution générale est parallèle à celle des autres littératures européennes. À son tour, l’histoire de la littérature moderne peut se diviser en deux périodes dont la frontière est marquée, dans le premier tiers du XIXe siècle, par l’œuvre de Pouchkine […]. Une nouvelle rupture se produit aux environs de 1890 [avec le symbolisme]. La révolution d’octobre 1917 et l’arrivée au pouvoir de la doctrine marxiste marquent une nouvelle rupture en faisant de la littérature une institution d’État […]12.

Outre le fait qu’elle se modélise sur l’histoire événementielle et politique à laquelle elle emprunte tous ses indicateurs : sa temporalité, son rythme, ses périodes et ses fameuses ruptures, dont on souligne avant tout la « brutalité », cette histoire littéraire est une histoire monumentale au sens propre du terme en ce qu’elle vise à édifier des monuments. Dans l’exemple ci-dessus, Pierre Ier et Pouchkine incarnent jusqu’à la pétrification un ensemble pourtant complexe et extrêmement labile de processus et de notions socioculturelles. Exegi monumentum, ou « Я памятник себе воздвиг », disai(en)t le(s) poète(s), qu’une certaine histoire littéraire a pris au mot en en faisant des totems nationaux, pour reprendre cette fois Boris Orlov. En 1982, cet artiste de la mouvance sots-art représentait un Pouchkine de bronze en uniforme de Maréchal, croulant sous les médailles, dans un collage photographique qui dénonçait ironiquement le fétichisme des héros culturels. La transformation de Pouchkine en

« totem » (c’est-à-dire en son double symbolique, chosifié et frappé d’intemporalité) illustre bien les processus de patrimonialisation et le besoin qu’ont les nations13 et ceux qui la mettent en discours de donner une forme tangible et matérielle aux attributs abstraits qui leur semblent relever de leur identité propre. La fameuse centralité pouchkinienne, qui conduit

12 Texte consulté en ligne. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/litterature-russe/

13 Tout en étant consciente de ce que le terme de « nation » peut avoir d’inapproprié pour caractériser l’Empire russe, je le conserverai cependant comme un calque de narod dans le sens que ce mot avait au XIXe siècle (voir narodnost’).

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l’historiographie littéraire à raisonner en termes d’« avant » et d’« après » Pouchkine (un peu comme l’histoire chrétienne s’est structurée en un « avant » et « après » Jésus Christ), nous invite aussi à repenser de fond en comble un système de périodisation qui relève bien plus d’une élaboration a posteriori qu’il ne renvoie aux réalités des processus littéraires tels qu’on peut les retracer à partir des œuvres et de leur environnement de production et de réception (avec les instruments des théories de la réception de l’École de Constance14, par exemple).

Le culte des grands hommes est plus flagrant encore dans l’ouvrage intitulé Trésors du siècle d’or russe, de Pouchkine à Tolstoï, dont le descriptif sur le site de la maison d’éditions – les Syrtes – entérine jusque dans son vocabulaire hyperbolique et hagiographique des usages de (re)présentation verticale et des jugements de valeur qui sont ceux de presque toutes les Histoires de la littérature russe depuis la fin du XIXe siècle, quand elles remplacent les dictionnaires d’auteurs et autres catalogues :

L’album retrace l’histoire littéraire du XIXe siècle – le Siècle d’or russe – vu comme un cycle culturel. C’est avant tout le siècle de la renaissance – appelée « le miracle » de la littérature russe. Et, l’auteur de ce miracle est sans aucun doute Alexandre Pouchkine.

Grâce à lui, la littérature russe a acquis une « universalité » et a pu rejoindre la culture européenne. C’est pourquoi, le Siècle d’or commence avec lui et se termine à la mort d’un autre géant, Léon Tolstoï : les deux pôles entre lesquels oscille l’âme russe. À eux deux, ils illustrent le pouvoir de la littérature qui changea le regard de l’Europe sur un pays capable non seulement de prendre chez les autres peuples, mais aussi de donner, d’offrir de nouveaux repères spirituels, idéologiques et esthétiques15.

Si elles n’ont pas eu de répercussions sensibles sur la façon dont on écrit les histoires de la littérature russe, les différentes expérimentations qui se sont succédé dans l’historiographie littéraire depuis la seconde moitié du XXe siècle16 ont cependant prouvé qu’il n’est pas inévitable, ni même souhaitable d’inscrire le temps du littéraire dans l’Histoire événementielle17 ou dans celle d’une poignée d’écrivains canonisés par la tradition. Jorge Luis Borges avait déjà emprunté à Paul Valéry l’idée que l’histoire de la littérature devrait s’écrire

14 Voir surtout Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1978.

15 C’est moi qui souligne. Georges Nivat (éd.), Trésors de siècle russe, de Pouchkine à Tolstoï, Éditions des Syrtes, Paris, 2009, 4e de couverture consultée en ligne. URL : http://editions-syrtes.com/catalogue/tresors-siecle- or-russe/. Le même Georges Nivat a récidivé en 2015 dans son introduction à son ouvrage Les trois âges russes, où il écrit : « Pouchkine fit le miracle de créer la culture russe ». Georges Nivat, Les trois âges russes, Paris, Fayard, 2015, p. 16.

16 Sur les mutations et les questionnements récents de l’histoire littéraire, on peut consulter l’ouvrage d’Alain Vaillant, L'Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010, et, plus ancien mais qui n’a rien perdu de son actualité, David Perkins, Is Literary History Possible ?, Londres – Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1992.

17 Inscrire le littéraire dans l’Histoire politique et sociale nécessite dans tous les cas de croiser les approches, multiplier les ancrages – historiques, sociaux, anthropologiques –, ou utiliser l’intermédialité, par exemple.

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sans s’encombrer des auteurs et des accidents de leur biographie ; et si l’on en croit Roland Barthes, la seule histoire de la littérature possible serait celle de ses institutions18. Gérard Genette se prononçait quant à lui pour une histoire des formes littéraires19 qui ne s’appuierait pas sur des catégories de temps appelées « décennies » ou « siècles », dont il est nécessaire de rappeler qu’elles sont récentes – à peine plus de 200 ans.

Repenser l’histoire littéraire russe – plaidoyer pour un nouveau XIXe siècle Le XIXe siècle tout entier, y compris le XIXe siècle russe, fut le premier siècle à postuler sa propre existence. Siècle de l’histoire et de la philosophie du temps, mais aussi siècle de l’invention de la préhistoire20 (ce qui est très significatif), il est le premier siècle à se nommer lui-même et à travailler à son autoreprésentation. Le XIXe siècle est d’ailleurs un siècle particulièrement réflexif : la littérature se pense, réfléchit sur elle-même, sur sa place dans la réalité historique et sur son pouvoir d’action ou son agentivité.

En Russie, le XIXe siècle porte une symbolique particulièrement lourde en tant qu’accomplissement d’un double projet national, idéologique et esthétique. Les débuts du

XIXe siècle sont en effet marqués par la coïncidence entre :

- d’une part la reconnaissance de la « valeur littérature », l’établissement d’un champ littéraire autonome en Russie (avec un début de professionnalisation des écrivains, de nouveaux lieux et mode de sociabilité littéraire, des outils de diffusion – salons, revues, et un marché spécifiques pour le livre, la promotion et l’enseignement de la littérature etc.) ;

- d’autre part, l’apparition de la notion de « génie national » et l’essor du nationalisme dans toute l’Europe romantique – ce que Benedict Anderson appelle « l’imaginaire national » ou la « communauté imaginée », dont il voit d’ailleurs une des origines dans la littérature elle- même21.

18 Roland Barthes, « Histoire et Littérature : à propos de Racine », Annales, vol. 15, 3, 1960, p. 524-537. URL : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1960_num_15_3_421625

19 Gérard Genette, « Poétique et histoire », Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 13-20.

20 Voir à ce sujet l’exposition du Centre Georges Pompidou Préhistoire, une énigme moderne, Paris, 8 mai-16 septembre 2019.

21 Voir Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996. Pour l’idéologie de conscience nationale en Russie, voir Michel Niqueux (éd.), L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe, de Karamzine à Poutine, Paris, IES, 2017. L’« idée russe » (russkaja ideja), c’est-à-dire le discours produit par les intellectuels russes sur la question nationale, a été exprimée par Fiodor Dostoïevski dans les pages de sa revue Le Temps (Vremja) en 1861. URL : http://rvb.ru/dostoevski/01text/vol11/1860/74.htm

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Enfin, le XIXe siècle russe engage un processus de « classicalisation » (klassikalizacija) pour reprendre le terme de Nikolaï Kirsanov22, ou de construction – voire d’invention – de classiques nationaux (russkaja klassika), processus qui sera parachevé au cours des années 1930 et auquel j’ai consacré un article inspiré par les travaux de Stéphane Zékian sur la vie posthume des classiques français comme projection des passions nationales23.

Cependant, force est de constater que, même s’il n’a rien perdu de son prestige et de sa puissance symbolique et alors qu’il fait l’objet d’un nouveau surinvestissement par les autorités culturelles et politiques, ce « grand siècle » muséifié qu’est le XIXe siècle russe, et dont l’histoire littéraire reste déconnectée des réalités socioculturelles mais aussi économiques de la Russie d’ancien régime, n’attire plus aujourd’hui les chercheurs occidentaux et encore moins les étudiants ; comme tous les objets de patrimonialisation, il se présente à nous sous des formes qui ne sont ni sexy, ni relatives, ni même mystérieuses : trois péchés assurément mortels pour notre époque post-post moderne. Et surtout, parce que nous confondons le statisme de l’historiographie avec l’histoire à proprement parler, nous sommes persuadés que tout a été dit et pensé sur ce XIXe siècle dont personne ne conteste la prééminence, voire la survalorisation dans la narration de l’histoire littéraire en Russie, que cette narration soit endogène ou exogène. Or il n’en est rien : « le XIXe siècle n’a jamais eu autant de choses à nous dire24 » et ce « grand siècle » russe sur lequel nous croyons tout savoir, nous n’en avons en fait qu’une vision incomplète, voire fragmentaire. La façon à la fois hagiographique et anthologique dont s’écrivent les histoires de la littérature russe, autrement dit la concentration sur les « grands » auteurs et les « grandes » œuvres, a fait que le XIXe siècle « puissant, présomptueux et en même temps malade25 » selon les mots de Dostoïevski, est aussi et surtout le siècle de l’invisibilisation et de l’oubli.

Comme le rappelle l’historienne de la littérature Michèle Touret, l’histoire littéraire ne peut se réduire à la seule perpétuation du canon : elle se doit aussi d’être un retour vers toute la production du passé encore disponible. « Elle ne fait pas qu’effacer dans un geste de

22 Nikolaj Kirsanov, « Social’nye i kyl’turnye aspekty ponjatija “literaturnaja klassika” (k postanovke problemy » [Aspects socioculturels de la notion de « classique littéraire » (pour une esquisse du problème)], Aktual’nye problemy lingvistiki, literaturnogo vedenija i žurnalistiki – sbornik trudov molodyx učënyx, čast’ 1, Literaturovedenie, Tomskij Universitet, 2004, p. 191-196.

23 Catherine Géry, « Les Classiques face aux pouvoirs ou une petite histoire de la construction, de la déconstruction et de la reconstruction du canon littéraire russe », Slavica Occitania, 44, 2017, p. 287-301. Voir aussi Stéphane Zékian, L’Invention des classiques. Le « siècle de Louis XVI » existe-t-il ?, Paris, CNRS, 2012.

24 C’est la conviction exprimée par les historiens Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou, tenant de l’histoire globale, dans une interview accordée au Journal Libération, 30 sept/1er oct. 2017, p. 24. Voir Sylvain Venayre &

Pierre Singaravélou, Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2019.

25 Fëdor Dostoevskij, Dnevnik pisatelja, SPb., Azbuka-klassika, 2008, p. 123 (« могучее, самонадеянное и в то же время больное столетие »).

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réévaluation silencieuse ; elle remonte à la surface [les] textes qui avaient sombré26 ». Il s’agit donc de combler le déficit important entre la réalité matérielle du XIXe siècle et la conscience culturelle que nous en avons. Le XIXe siècle canonisé et patrimonialisé est sans doute le plus difficile à repenser en Russie tout en étant, du point de vue de l’historiographie littéraire, le plus lacunaire.

Après l’effondrement social, politique et culturel de l’Union soviétique, les sociologues de la littérature Abram Reitblat, Boris Doubine ou Lev Goudkov ont pourtant tenté de déconstruire l’élaboration nationale, sociale et patrimoniale qu’est la littérature classique russe, afin de faire émerger d’autres logiques et d’autres textes. En se basant sur les travaux pionniers des formalistes russes sur les formes institutionnelles – sociales ou économiques – de la littérature, et en premier lieu ceux de Boris Eichenbaum sur le literaturnyj byt27, Reïtblat, Goudkov et Doubine ont ébranlé tout le système d’évaluation de la culture littéraire en Russie et en Union Soviétique tel qu’il s’était mis en place et diffusé depuis la seconde moitié du XIXe siècle, que ce système soit celui du pouvoir politique et des institutions dominantes ou celui de la communauté des écrivains et des intellectuels28. Mais ces études, qui s’inscrivaient dans un paysage scientifique russe particulier, d’où la sociologie était généralement absente depuis des décennies, à l’exception de sa variante marxiste, sont restées sans réelle postérité. Plus de vingt ans après leur publication, elles semblent n’avoir rien changé aux paradigmes qui régissent l’appréciation générale du XIXe siècle.

Actuellement, seuls Irina Reyfman à Columbia University29 ou Mikhaïl Makeïev à l’université de Moscou (MGU)30 continuent sur les chemins de la démythification du « siècle

26 Michèle Touret, « Où sont-elles ? Que font-elles ? La place des femmes dans l’histoire littéraire. Un point de vue de vingtiémiste », LHT, op. cit.

27 Boris Ejxenbaum, « Literaturnyi byt » [La vie littéraire], « Literatura i pisatel’ » [La littérature et l’écrivain], Moj Vremennik: slovesnost’. Nauka. Kritika. Smes’, L., Izd-vo pisatelej v Leningrade, 1929. Voir aussi Teodor Griс, Vladimir Trenin, Mixail Nikitin, Slovesnost′ i kommertsija. Knijnaja lavka A. F. Smirdina [La littérature et le commerce. La librairie de A. F. Smirdine], 1929 – réédition M., Agraf, 2001. Viktor Šklovskij, Tret’ja fabrika [La troisième fabrique], M., Krug, 1926 (voir les passages sur Dostoïevski).

28 Abram Rejtblat, Ot Bovy k Bal’montu. Očerki po istorii čtenija v Rossii vo vtoroj polovine XIX veka [De Vova à Balmont. Essais sur l’histoire de la lecture en Russie dans la seconde moitié du XIXe siècle], M., Izd-vo MPI, 1991 ; Kak Puškin vyšel v genii. Istoriko-sociologičeskie očerki o knižnoj kul’ture puškinskoj èpoxi [Comment Pouchkine est devenu un génie. Essais historiques et sociologiques sur la culture du livre à l’époque de Pouchkine], M., NLO, 2001. Boris Dubin & Lev Gudkov, Literatura kak social’nyj institut [La littérature comme institution sociale], М., NLO, 1994. Boris Dubin, « Slovesnost’ klassičeskaja i massovaja: literatura kak ideologija i literatura kak civilizacija » [La littérature classique et la littérature de masse : le texte littéraire comme idéologie et comme civilisation], Slovo – pis’mo – literatura, М., NLO, 2001.

29 Voir son ouvrage récent sur la professionnalisation des écrivains russes dans la première moitié du XIXe siècle.

Irina Reyfman, How Russia Learned to Write: Literature and the Imperial Table of Ranks, Madison, University of Wisconsin Press, 2016.

30 Voir ses travaux en « économie critique » sur la seconde moitié du XIXe siècle : Mixail Makeev, Nikolaj Nekrasov: Poet i predprinimatel′ [Nikolaï Nekrassov : le poète et l’entrepreneur], M., Maks Press, 2009. URL : https://imwerden.de/pdf/makeev_nekrasov_poet_i_predprinimatel_2008.pdf. On pourra aussi consulter les

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d’or » creusés avant eux par Reitblat et Doubine, avec les outils cette fois non plus de la sociologie, mais des sciences politiques pour la première et des sciences économiques pour le second. Toutefois, leur visibilité est faible et leurs travaux sans incidence sur l’histoire littéraire qui continue de s’écrire de façon on ne peut plus conventionnelle. Autrement dit, on continue de parler du XIXe siècle dans les termes d’un discours lui aussi élaboré au XIXe siècle, ce qui ne manque pas d’interroger sur le poids exercé par ce dernier sur nos esprits contemporains.

Si l’on jette en effet ne serait-ce qu’un rapide coup d’œil aux dernières Histoires de la littérature russe parues en Russie (mais aussi en Occident), le constat est sans appel : ces histoires dessinent pour le XIXe siècle un paysage littéraire qui ignore superbement tous les questionnements épistémologiques qui ont rénové en profondeur l’écriture historique dans la seconde moitié du XXe siècle. En conséquence, c’est aussi un paysage largement incomplet, dans lequel ne figurent ni les minores, ni les non-russes ethniques, ni les femmes… pour ne mentionner que les « oublis » (ou plutôt les « effacements ») les plus criants. Il est en effet légitime de se demander pourquoi Anna Bounina, Zinaida Volkonskaïa, Karolina Pavlova, Maria Joukova, Anna Zontag ou encore Elena Gan, qui ont pourtant été lues et appréciées de leurs lecteurs contemporains et dont les écrits interagissaient avec ceux de leurs homologues masculins, ont été totalement effacées d’une historiographie littéraire31 qui ne rend aucunement justice aux réalités « de genre » Il est aujourd’hui prouvé dans de nombreux domaines de l’art que la prise en compte des œuvres de femmes peut modifier les grands récits historiques et renouveler la théorie et la critique, en compliquant non seulement les périodisations mais aussi les catégories esthétiques qui président au regroupement des œuvres et surdéterminent leur lecture et leur réception.

De la même façon, l’historiographie littéraire russe ne rend pas compte des réalités d’un Empire multiculturel, multiethnique, multiconfessionnel et multilingue, qui est, au XIXe

siècle, à l’apogée de son extension territoriale, et qui dépasse de très loin les seules limites de l’espace occupé par ce qu’une autre historiographie a nommé les « grands-Russiens ». Une des questions qui se pose à nous est par exemple la place des littératures autochtones ou de langue non russe dans notre appréhension de l’espace littéraire en Russie au XIXe siècle : comment intégrer à une histoire littéraire de l’Empire russe les traditions orales du Caucase ou

ouvrages suivants : William Mills Todd III, Fiction and Society in the Age of Pushkin: Ideology, Institutions, and Narrative, Cambridge, Harvard University Press, 1986, et Melissa Frazier, Romantic Encounters: Writers, Readers, and the Library for Reading, Stanford, Stanford University Press, 2007.

31 Catherine Géry, « Les oubliées de l’histoire littéraire russe – pour un XIXe siècle au féminin », Slovo, 50, 2020, p. 75-87.

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de l’Asie centrale, ces territoires qui font justement l’objet d’une « colonisation domestique » au XIXe siècle ? Quelle place donner à la littérature écrite en yiddish qui se développe en Russie et en Ukraine à la fin du siècle ? Autant de questions auxquelles l’historiographie littéraire russe, qui a occulté pour son XIXe siècle les identités multiples, n’a pour l’instant apporté aucune réponse concrète. En s’élaborant sur la seule base du « génie » et du « chef- d’œuvre », qui ne pouvaient se conjuguer ni au féminin, ni dans une autre langue ou une autre culture de l’Empire, le XIXe siècle ethno-centré et andro-centré a imposé un modèle historiographique dont la validité n’est, aujourd’hui encore, que rarement contestée.

Repenser la façon dont nous écrivons l’histoire de la littérature russe du XIXe siècle est donc une entreprise qui, pour immodeste et pharaonique qu’elle puisse paraître, relève à ce jour d’une impérieuse nécessité, et ceci pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles tient à une interrogation simple mais néanmoins cruciale qui fonde notre discipline tout entière : de qui et de quoi tenons-nous notre connaissance et nos modèles du passé ? Question qui doit nous inciter à l’analyse critique des processus de commémoration32, de périodisation, de hiérarchisation des phénomènes de la littérature et des modalités de leur communication par les médiateurs culturels dont nous faisons nous-mêmes partie ; à viser la production des savoirs plutôt que leur re-production ; à interroger la façon dont nous transmettons le XIXe

siècle littéraire russe et ce que nous en transmettons, dans le contexte d’un enseignement et d’une recherche universitaires qui dans leur grande majorité, en France comme en Russie, restent réticentes à une remise en cause du canon littéraire, ainsi que l’a montré Marie-Pierre Harver dans le séminaire qu’elle a animé en 2013 à l’université Paris 4 Sorbonne33. Organisée autour de la centralité de la référence nationale, la tradition républicaine et universaliste française vit généralement comme un danger les contestations « identitaires » ou

« communautaires » du canon. En Russie, la méfiance institutionnelle face aux tentatives de déconstruction du canon sont si fortes que l’historiographie littéraire en tant que telle n’est pas inscrite comme un champ de recherche spécifique dans le paysage académique et critique (elle n’apparaît généralement que comme une des branches de la discipline qu’on appelle literaturovedenie – les études littéraires).

La slavistique (ou plutôt la russistique) française semble avoir hérité de deux

32 Voir par exemple la tradition qui s’établit en Russie entre les années 1880 et 1910 des jubilés visant à commémorer la mort des « grands » écrivains. Aleksej Vdovin, « Godovščina smerti literatora kak praznik : k istorii tradicii v Rossii (1850-1900-e gg.) » [Le jubilé de la mort de l’écrivain comme fête : pour une histoire de cette tradition en Russie (1850-1900) ], in Alexander Graf (ed.), Festkulutr in der russischen literatur (18. bis 21. Jahrhundert), Munich, Herbert Utz Verlag, 2010, p. 81-92.

33 Marie-Pierre Harder, « (Dé)construire le canon : introduction ». URL : http://www.crlc.paris- sorbonne.fr/pdf_revue/revue4/1_INTRO_Harder.pdf (consulté le 14/11/2018).

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conceptions centralisatrices de la littérature qui évacuent toute reconnaissance des particularismes et du relativisme culturel. La Russie comme la France possède une tradition bien ancrée de patrimonialisation des objets littéraires, où l’on hérite du canon et où on le transmet comme une donnée stable et permanente. Comme la France, la Russie n’a pas connu de « guerre des canons » à la fin du XXe siècle. Rappelons également que l’URSS de la seconde moitié du XXe siècle, qui n’avait rien retenu ou presque des leçons des formalistes, n’a pas été non plus touchée par les mouvements antihumanistes (ou anti-anthropocentristes) de la pensée occidentale qui, au cours des années 1960, avaient nié la place centrale du créateur et la notion de « génie », annoncé la mort du sujet et de l’auteur (Roland Barthes, le structuralisme) ou dénoncé la violence exercée par la culture dominante, ses modèles et ses institutions (Pierre Bourdieu, Michel Foucault). Sont aussi restées largement inconnues en Russie les théories qui avaient contribué à rénover de fond en comble la façon dont on écrit les histoires littéraires, comme celle de « l’horizon d’attente » de Hans-Robert Jauss qui remet le lecteur au centre des processus de production et de réception des textes, loin des

« substantialisations » de l’histoire littéraire traditionnelle34 ; la dialectique entre le majeur et le mineur dans la culture, qui favorise l’émergence de formes artistiques, d’auteurs ou d’œuvres minorés par le mainstream culturel – l’émergence du mineur dans la culture pouvant avoir un impact « politique » au sens deleuzien des rapports dominant/dominé. On peut également mentionner le concept de « polysystème » d’Itamar Even-Zohar qui envisage l’objet littérature comme un ensemble ou une structure souple, multiforme, hétéronome et changeante, le lieu de tensions constantes entre des genres mineurs et majeurs, des textes peu et très reconnus, des formes conservatrices (« secondaires ») ou innovatrices (« primaires »), des forces centrifuges et centripètes35. Les différentes studies qui ont permis à la fin du XXe siècle un renversement des valeurs et des hiérarchies culturelles et un décentrement du regard (Postcolonial Studies, Gender Studies, Cultural Studies, Subaltern Studies, etc.), demeurent enfin inconnues ou mésestimées, voire méprisées par une partie de l’Académie en Russie, mais aussi en France, Tout aussi ignorées sont actuellement des notions comme celle du « rhizome » d’Édouard Glissant36 et avant lui, Gilles Deleuze et Félix Guattari37, qui permet une redistribution de l’autorité dans l’espace et l’historiographie littéraires ; ou celle

34 Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 2013.

35 Itamar Even-Zohar, « Polysystem Theory », Poetics Today, vol 1, 1-2, Duke University Press, 1979, p. 287- 310. URL : https://maenglishsite.files.wordpress.com/2017/03/polysystems-theory.pdf

36 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.

37 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 13.

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du « tiers-espace » d’Homi Bhabha38, qui se révèle pertinente pour repenser le rapport d’ordre patrimonial entre littérature et espace « national » qui fonde l’historiographie littéraire russe39. S’inspirer de ces différentes approches permettrait de substituer à l’histoire traditionnelle qui se lit et s’écrit comme un roman de formation (un bildungsroman – l’histoire d’un mouvement en avant progressif) une histoire de caractère « archipélique » avec un développement en rhizome (j’emprunte ces deux termes à Édouard Glissant). Privilégier une appréhension de la temporalité différente, comme je l’ai suggéré plus haut, en opposant le temps comme chronos, c’est-à-dire le temps comme succession, au temps comme kairos – le temps comme fragment et comme événementialité, permettrait d’autre part d’élaborer une histoire littéraire qui focaliserait son attention sur des « moments » envisagés dans leur profondeur temporelle, des « instants d’inflexion » ou des points de basculement40.

Ici ne peut manquer de surgir une question légitime : pourquoi s’insurger, à l’aube des années 2020, contre le grand récit de la littérature russe du XIXe siècle, alors que depuis une quinzaine d’années, les sciences humaines et sociales telles qu’elles sont pratiquées en Europe et aux États-Unis ont connu un narrative turn qui a conduit à une nouvelle conscience de la dimension narrative et potentiellement fictionnelle de toute écriture de l’histoire ou description du fait social ? Le narrative turn suggère qu’en définitive, les grands récits n’auraient disparu – quand ils ont disparu – que pour laisser la place à une « panfictionnalité » où tout est matière à histoire(s)41. Bien évidemment, qui aime la littérature aime les récits, surtout quand ils sont bien construits. Et qui aime les récits ne résiste pas au plaisir que lui procure une bonne histoire, avec un début (les fameuses « origines » de la littérature russe écrite, suite à ces deux événements qui apparaissent de façon presque concomitante vers la fin du premier millénaire : l’alphabet cyrillique et la christianisation), des péripéties marquées par une série de jalons chronologiques stables qui font monter la littérature russe en puissance de l’époque médiévale au XIXesiècle, et dont la succession nous conduit inéluctablement vers

38Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Payot, Paris, 2017.

39 Il s’agirait de faire pour la littérature du XIXe siècle ce qu’on a déjà commencé à faire pour l’Histoire – je pense ici à l’ouvrage d’Emmanuel Fureix et de François Jarrige, La Modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe

siècle, Paris, La Découverte, 2014. Les histoires de la littérature russe pourraient aussi s’inspirer de la démarche adoptée par Denis Hollier et ses collaborateurs dans leur magistrale et profondément originale histoire de la littérature française, si magistrale et si originale qu’elle s’est rapidement retrouvée… au pilon. Denis Hollier (éd.), De la littérature française, Paris, Bordas, 1993.

40 Denis Hollier a ainsi adopté un système par agrafes événementielles et temporelles. Denis Hollier (éd.), De la littérature française, op. cit.

41 Les études russes et post-soviétiques constituent ici un terrain particulièrement intéressant sinon pour évaluer la pertinence générale de ce paradigme, du moins pour en décliner des modalités propres à notre champ, notamment parce qu’il s’est largement construit, que ce soit dans le domaine de la littérature, de l’histoire, de l’histoire de l’art, de l’histoire culturelle ou de la sociologie, au contact d’une histoire ou d’une vision officielle et institutionnelle.

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une fin, car un récit complet et réussi ne saurait se concevoir sans fin de l’histoire. Du point de vue de leur composition, les histoires de la littérature russe sont donc de bonnes histoires, qui satisfont au goût primitif de tout lecteur pour l’univers clos et cohérent du mythe, ou pour sa forme dégradée (selon Walter Benjamin) qu’est le conte. Dans les deux cas, il s’agit de succomber aux charmes de la storytelling ou la machine à fabriquer des histoires42.

Mais dans un second temps, qui aime les bonnes histoires essaie aussi de voir ce qu’elles cachent, à quels besoins elles répondent, comment elles se sont élaborées, à qui elles s’adressent – autrement dit, qui aime les bonnes histoires ne peut s’empêcher de se livrer aux joies de leur déconstruction, autre nom de l’herméneutique, où il ne s’agit pas tant de détruire les systèmes du passé que d’entrer en dialogue avec eux43. Et une fois déconstruites, les histoires littéraires du XIXe siècle russe nous font passer de l’enchantement du mythe au désenchantement face à un récit parcellaire qui tente de se faire passer pour une synthèse totalisante.

Toutes les historiographies littéraires « nationales », même les plus conservatrices, les plus unisexes et les plus ethno-centrées, sont cependant comparatives – et en Russie comme ailleurs, le XIXe siècle est « le siècle de la comparaison ». Ce qui apparaît en creux dans les histoires de la littérature russe du XIXe siècle, c’est aussi la conscience d’un contexte global dont la nature est toutefois à interroger, comme sont à interroger les modalités choisies par l’historiographie russe pour intégrer l’« internationale des nationalismes » selon l’expression de Pascale Casanova44 et y prendre sa place. Car loin de la « littérature-monde » (Welt Literature) préconisée par Goethe, cette historiographie a choisi la voie messianique de l’universalisation du particulier telle qu’elle avait été théorisée dès 1881 par Dostoïevski dans son discours sur… Pouchkine (Pouchkine est un « génie universel », car il est russe).

Un XIXe siècle classique russe « connecté » à notre monde contemporain : la réactualisation du passé dans le présent

(Ré)écrire l’histoire de la littérature du XIXe siècle interroge le rapport que nous entretenons aujourd’hui avec la tradition et les textes canonisés, et implique de réduire la fracture qui existe entre le siècle classique et les sensibilités, les expériences et les pratiques

42 Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.

43 Rappelons que pour Jacques Derrida, grand maître de la déconstruction, cette dernière n’est pas un geste de rupture ou de destruction, mais une quête d’approfondissement qui empêche de « figer le vivant dans le mort ».

Jacques Derrida, La vie, la mort. Séminaire (1975-1976), Paris, Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 2019, p. 26.

44 Pacale Casanova (éd.), Des littératures combatives. L’internationale des nationalismes littéraires, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2011.

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culturelles contemporaines. En effet, quels sont les régimes d’historicité du patrimoine littéraire classique en Russie et en URSS, et quelles sont les modalités d’« administration du passé dans le présent45 » ou plutôt dans les présents successifs ? Il y a, bien sûr, toujours du présent dans le passé que nous cherchons à reconstituer : l’histoire littéraire est une double traversée qui cherche à capter, en amont, ce que telle ou telle œuvre ou formulation signifiaient pour leurs contemporains (en reconstruisant leur horizon d’attente) et, en aval, ce qu’elles pourraient signifier à notre époque. Car les objets culturels et les productions de l’art ont ceci de particulier que, nés dans le passé, ils vivent aussi dans notre présent, et d’une vie parfois encore plus intense.

Les phénomènes de « remédiation » (par les arts visuels ou les arts de la scène) ou l’ouverture du champ strictement littéraire à d’autres espaces culturels et artistiques avec lesquels elle entretient des relations (peinture, musique, cinéma) sont une façon de procéder à cette articulation. On constate que les classiques du XIXe siècle continuent à être omniprésents dans la production artistique contemporaine : théâtre, ballet, opéra, cinéma, séries…. Je serais tentée d’interpréter la médiation des arts visuels et des arts du spectacle vivant non pas tant comme une tentative pour maintenir la « grande culture russe » face à la désaffectation des lecteurs, que comme un moyen efficace de diffusion du patrimoine littéraire classique dans un contexte général de massification de la culture. Cette logique de réactualisation intermédiale, qui fait entrer le patrimoine littéraire dans le présent de la création artistique, est un processus dynamique, opposé au statisme de la commémoration et de la célébration qui marque le rapport des institutions russes à leur XIXe siècle. Dans le meilleur des cas, la remédiation nous permet de passer d’un mode vertical de transmission à un mode horizontal, celui de l’interaction, de la déconstruction et de la reconstruction du modèle comme condition de son renouvellement.

Le mode horizontal est également celui qui défait les hiérarchies entre le haut et le bas en inscrivant la littérature classique du « grand siècle » dans les formes de la culture populaire (je pense ici surtout aux séries qui ont massivement investi en Russie l’espace des classiques littéraires, que ce soit sous la forme de l’adaptation des œuvres, de la fanfiction ou du biopic).

Ce phénomène de remédiation a de plus une longue tradition dans la culture russe, qui remonte aux adaptations des œuvres de la littérature par le ballet ou l’opéra, au début du XIXe

siècle justement.

45 Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire, op. cit., p. 27.

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La remédiation accompagne la diversification des supports culturels tout en nous fournissant de nouveaux modèles propres renouveler à notre perception des œuvres : par exemple, on pourrait affirmer que si le XXe siècle a écouté Dostoïevski, avec les concepts de dialogisme ou de polyphonie, mais aussi par les multiples adaptations théâtrales dont ses romans ont fait l’objet, le XXIe siècle le regarde ; par le biais des media visuels, il signe la sortie de Dostoïevski de l’unique champ de la littérature.

Enfin, l’usage des espaces de remédiation de la littérature renvoie à un mode de fonctionnement en réseau (qui est notre mode de fonctionnement général depuis la révolution numérique), aussi bien ce qui concerne les circulations entre la littérature et les autres champs de la culture, qu’en ce qui concerne la méthodologie des études littéraires. Une méthodologie en réseau signifie tout d’abord l’adoption d’une démarche interdisciplinaire. Inscrire le XIXe

siècle dans l’actualité du XXIe siècle implique d’assumer les outils qui sont les nôtres aujourd’hui, en utilisant par exemple les acquis de la World literature46, de l’histoire connectée et des studies.

En conclusion, « notre » XIXe siècle ne peut plus être celui qui a été pensé dans les années 1880-1890 et entériné par les politiques successives, russes ou soviétiques. Car le fameux « horizon d’attente » du lecteur, mais aussi du critique ou de l’historien, qui détermine son rapport aux textes du passé, ne cesse de varier et de se modifier. Si nous voulons que le

XIXe siècle reste vivant, il nous faut l’arracher à cette vision de lui-même qu’il nous a imposée, ou pour le moins historiciser cette vision et la mettre en perspective. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons établir avec le passé, cet étranger47, un lien à la fois de continuité et de proximité.

INALCO - CREE

46 Sur le modèle proposé par Christie Mc Donald & Susan Suleiman, French global. A new approach to literary history, New York, Columbia University Press, 2010.

47 Pour Reinhart Koselleck, l’historien doit reconnaître « l’altérité absolue du passé ». Cité par Sabina Loriga,

« Préface à la nouvelle édition », in Reinhart Koselleck, Le futur passé…, op. cit., p. 17.

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