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COHERENCE, PERTINENCE ET INTEGRATION CONCEPTUELLE

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In P. Lane ed., Des discours aux textes: modèles, analyses, Rouen, PUR, 39-74

COHERENCE, PERTINENCE ET INTEGRATION CONCEPTUELLE

M.Charolles Université de Paris III

UMR-CNRS 6098 LATTICE ENS Ulm Résumés

Les travaux consacrés à la cohérence et à la pertinence du discours ont insisté sur le rôle des inférences de liaison dans la compréhension. Les séquences étudiées mettent le plus souvent en jeu des relations causales, plus rarement des relations de concomitance. Dans ce travail, nous montrons que l'interprétation de certains énoncés et de certaines séquences implique l'élaboration de relations de ressemblance. Après une présentation et une illustration de la théorie de l'intégration conceptuelle de G.Fauconnier et M.Turner dans laquelle les relations de ce type occupent une place importante, nous examinons, à partir du cadre qu'ils proposent, deux textes de P.Quignard ainsi que leurs gloses par deux lecteurs. Pour finir, nous insistons sur le fait que cette théorie est bien adaptée pour rendre compte des opérations mentales sollicitées dans les tâches de compréhension où les sujets doivent accéder à des associations inédites.

Studies on discourse coherence and relevance theory focussed upon the role of bridging inferences in comprehension. The sequences chosen to study this point generally provided causal relations, scarcely concomitant ones. Here we show that, to be interpreted, some utterances need that hearers or readers conceive relations of partial similarity between the states of affairs being referred to. We present and illustrate G.Fauconnier

& M.Turner's conceptual integration theory in which similarity

relations play an important function and, in this framework, we

(2)

examine two literary texts of P.Quignard and their paraphrases by two readers. At the end, we draw attention to the fact that this theory offers a fitting representation of the cognitive procedures required during comprehension of texts involving creative associations.

I. De la cohérence à la pertinence : quelques rappels1

Tout le monde est aujourd'hui à peu près d'accord pour considérer que la cohérence est un principe général d'interprétation du discours qui s'applique, comme la maxime de pertinence de H.P.Grice (1975) dont il n'est du reste qu'une illustration, à toute séquence d'énoncés du moment que ceux-ci sont produits à la suite2. Les effets de ce principe ont surtout été soulignés à propos de la compréhension, mais ils sont non moins sensibles au niveau de la production (M.Charolles 1983, 1989a et b).

Pour ce qui est de la compréhension, les auteurs se sont inspirés, dans un premier temps, des travaux de J.Searle (1979) sur l'interprétation des actes de langage indirects pour reconstituer, sur le papier, les connaissances linguistiques et extralinguistiques mobilisées par les sujets pour établir des liens de cohérence entre énoncés successifs. Les exemples discutés, comme 1 emprunté à G.Brown & G.Yule (1983, p.196) :

1- A : On sonne.

B : Je suis dans mon bain

ont été décortiqués en vue d'expliciter les différentes opérations de mise en connexion auxquelles devaient se livrer les participants pour satisfaire au principe de cohérence. Un grand nombre d'emplois du type de 1 ont été collationnés et discutés aussi bien dans la littérature linguistique (en pragmatique et dans les analyses conversationnelles) que psycholinguistique où l'on s'est intéressé notamment aux inférences de pontage (H.Clark 1977)3. Ces études

1

- Pour une synthèse récente cf. : M.CHAROLLES & B.COMBETTES (1999), et pour d'autres moins récentes : M.CHAROLLES (1988, 1995).

2

- Ce principe s'appliquant par défaut, on s'attend à ce que les enchaînements contrevenant à son application soient signalés. Cf. G.BROWN & G.YULE (1983) qui soulignent fort justement que : "quand deux phrases sont rassemblées dans une même séquence par un rédacteur, si celui-ci ne veut pas qu'elles soient considérées comme un texte continu, il doit indiquer explicitement qu'elles sont séparées et

disconnectées." (p. 65)

3

- Pour deux synthèses de la littérature psycholinguistique consacrée aux inférences,

cf. P. VAN DEN BROEK (1994), M.SINGER (1994).

(3)

ont entraîné un changement d'orientation assez important dans l'analyse des marques de cohésion qui ont été envisagées comme codant des instructions interprétatives (plus ou moins sous- déterminées) destinées à guider l'élaboration en temps réel d'une représentation cohérente du discours.

Quoique l'ouvrage de D.Sperber & D.Wilson (1986) déborde le cadre de l'analyse du discours, leurs mises au point sur les notions de contexte, d'inférences non démonstratives, et surtout leur principe de pertinence optimale ont été exploités pour l'étude des processus d'interprétation textuelle4. Un des apports essentiels de la théorie de D.Sperber & D.Wilson réside dans le fait qu'elle permet de mieux comprendre pourquoi les démarches accomplies par les auditeurs ou les lecteurs pour accéder à une interprétation cohérente sont sujettes à des variations.

L'idée que l'exigence de cohérence ou de pertinence peut varier d'un sujet à l'autre, voire, chez un même sujet à différentes étapes du traitement, est facile à illustrer. Par exemple, dans le petit texte fabriqué qui suit :

2- "Le studio de Marc donnait sur une place très fréquentée. Le bruit était épouvantable. Paul passa la soirée sur un banc au bord de l'océan. Le vent soufflait. Il allait pleuvoir."

rien ne dit que le studio de Marc est bruyant, ni non plus que c'est pour fuir le bruit qui règne dans cet endroit que Paul, qui occupe les lieux, passe la soirée au bord de l'océan. L'alternance des imparfaits avec le passé simple code une opposition entre des faits d'arrière-plan et d'avant-plan, mais cette indication n'oblige, tout au plus, qu'à les intégrer dans une même période temporelle.

Toutefois, quand on examine la façon dont des lecteurs peuvent comprendre un texte de ce genre5, on s'aperçoit :

- que très rares sont ceux qui se contentent de noter que 1 fait allusion à un appartement qui se trouve dans un endroit bruyant et qu'ensuite il est ("bizarrement") question d'un certain Paul passant une soirée au bord de la mer et constatant l'approche du mauvais temps,

4

- Cf en particulier A.REBOUL & J.MOESCHLER (1998) et, pour une discussion, M.CHAROLLES (2001).

5

- Les témoignages dont il est fait état ont été recueillis auprès d'étudiants en Lettres

par le biais d'une épreuve informelle au cours de laquelle ils devaient noter, avec le

texte sous les yeux, tout ce que, d'après eux, celui-ci voulait dire.

(4)

- que la majorité des sujets comprend que le studio de Marc est bruyant à cause de son emplacement et que Paul qui y réside se réfugie au bord de l'océan pour fuir le tapage.

Mais on observe également que, parmi les sujets de la seconde catégorie qui développent des inférences de pontage, certains vont plus loin que d'autres et notent que Paul est triste à l'idée de devoir rester le lendemain dans l'appartement à cause de l'arrivée du mauvais temps, sans compter ceux (minoritaires mais bien attestés) qui ne voient même pas que le texte implique deux personnages.

Quoiqu'il soit difficile de savoir si les sujets dont les gloses témoignent d'une interprétation moins cohérente ont accès ou non aux relations explicitées dans les paraphrases les plus cohérentes, il semble assez raisonnable de supposer que certains lecteurs cessent de développer des inférences de liaison pendant que d'autres poussent le travail plus loin.

Quels sont les facteurs à même de peser sur l'arrêt ou au contraire la poursuite de l'interprétation ? Il faut bien entendu tenir compte du genre du discours, de la représentation que les lecteurs peuvent se faire de la "profondeur" du traitement qu'il exige. En plus de ces facteurs dont l'incidence est difficile à mesurer, il est assez naturel, ainsi que le notaient déjà G.Brown & G.Yule, et comme le précisent D.Sperber & D.Wilson, de faire l'hypothèse que les lecteurs s'en tiennent au développement des seules inférences qui leur paraissent à même d'augmenter les liens entre les informations dont ils viennent de prendre connaissance avec celles qu'ils ont en mémoire. Pourquoi un sujet qui vient d'achever la lecture de 2 perdrait-il en effet du temps à inférer que Paul doit être triste à la pensée qu'il ne pourra pas se baigner le lendemain ? Cette inférence n'est pas sans rapport avec le fait que Paul passe une soirée au bord de l'océan mais, quand on la compare avec celle (attestée dans les gloses les plus cohérentes) voulant qu'il soit triste à l'idée de devoir passer la journée dans l'appartement de Marc où il ne se plaît pas à cause du bruit, on voit immédiatement qu'elle n'ajoute rien à la cohérence du texte et qu'elle ne contribue pas crucialement à sa compréhension.

Un point qui semble également important quand on

s'intéresse aux relations de cohérence concerne la nature de ces

relations. D.Wilson & D.Sperber (1993) relèvent à ce propos que

les sujets semblent avoir une prédilection particulière pour les

relations causales. Si, dans la connaissance qu'ils peuvent avoir des

faits mentionnés dans deux énoncés successifs, rien ne s'oppose à

(5)

l'établissement d'un lien causal entre ceux-ci, ils auront tendance à préférer cette relation à une relation plus faible. La plupart des exemples discutés dans la littérature sur la cohérence textuelle mettent d'ailleurs en jeu des dérivations qui, à un moment ou à un autre, reposent sur des relations causales ou conditionnelles. On le voit bien avec 1 : si nous n'avons aucun mal à relier le propos de B à l'assertion de A, c'est parce que nous avons très vite accès à une chaîne causale reliant les faits dont il est question dans cet échange (la sonnerie est cause du fait qu'il faut aller ouvrir et le fait que B soit dans son bain est cause du fait qu'il ne peut le faire). L'accès à ces relations constitue un préalable à l'affectation d'une valeur illocutionnaire indirecte aux énoncés : une personne qui ne saurait pas que quand quelqu'un sonne à une porte c'est dans l'espoir d'obtenir une réponse des habitants serait dans l'incapacité de comprendre l'assertion de A comme une requête. Semblablement, quelqu'un qui ignorerait qu'une personne qui prend un bain n'est pas en état d'ouvrir la porte d'entrée de la maison ne saurait comprendre la réponse de B comme un refus d'obtempérer à cette requête ni, a fortiori, comme une invitation adressée à B de le faire lui-même. Les cas de cette sorte sont tellement courants que l'on a du mal à voir quelles autres connexions peuvent être sollicitées pour les besoins de la cohérence. Les exemples ne manquent pourtant pas.

Pour s'en rendre compte, il suffit de considérer le cas suivant :

3- A : La voiture fait un drôle de bruit.

B: J'ai oublié mon portefeuille.

Supposons un passager (P), à l'arrière d'une voiture, qui assiste à la scène. B (disons la passagère) prenant ostensiblement la parole à la suite du conducteur A, P n'a aucune raison de supposer que l'assertion de B n'a aucun rapport avec ce que vient de dire A (principe de cohérence). Comme ce rapport ne saute pas immédiatement aux yeux, P va devoir développer certaines inférences à même d'établir une relation entre les deux énoncés.

Plusieurs solutions sont possibles étant donné les faits mentionnés et le contexte que l'on vient d'évoquer. Considérons les deux solutions suivantes :

i) B dit qu'elle a oublié son portefeuille parce qu'elle pense

que le fait qu'elle n'a pas d'argent sur elle risque d'avoir des

conséquences fâcheuses pour le cas où la voiture viendrait

à tomber en panne et où il faudrait aller chez un garagiste

(6)

ii) B dit qu'elle a oublié son portefeuille pour signifier qu'elle a aussi des soucis (décidément, tout va de travers aujourd'hui !).

La solution i suppose l'accès à une chaîne de relations causales au contraire de la solution ii qui ne met pas en cause une telle relation.

Comment caractériser celle-ci ? Comment expliquer qu'elle paraisse moins forte et que l'on ait tendance à considérer qu'elle ne peut s'imposer que sous certaines conditions ?

Quelques précisions s'imposent avant d'aborder ces questions. Dans 3, P doit affecter au propos de B une intention de signification justifiant qu'elle produise une assertion (Ass2) juste après que A a déclaré que la voiture faisait un drôle de bruit (Ass1). Dans un premier temps, P n'a aucune raison d'interpréter Ass2 autrement que comme étant destinée à informer A du fait qu'elle a oublié son portefeuille. Le supplément de traitement auquel doit se livrer P ne peut donc concerner (à cette étape du traitement) que les états de choses Et2 et Et1 respectivement dénotés par Ass2 et Ass1. En quoi peut consister ce "supplément" ? En une élaboration : P doit construire, à partir de ses propres connaissances, des croyances qu'il va affecter à B avant d'évaluer leur pouvoir explicatif sur la conduite énonciative de celle-ci, la question finale étant de savoir si ces croyances sont à même de justifier que B dise ce qu'elle dit après que A a dit ce qu'il a dit.

Dans le travail que P doit accomplir pour comprendre la réponse de B, il y a donc une phase au cours de laquelle il va devoir établir un lien entre les connaissances générales dont il peut disposer sur deux événements à savoir : une voiture qui fait un drôle de bruit et une personne qui a oublié son portefeuille. On notera que, dans cette recherche, P n'est pas limité à ses propres ressources dans la mesure où rien ne l'oblige à partager les croyances qu'il va prêter à B.

D. Hume (1748), dans un passage de ses Essais sur l'entendement humain, explique qu'en matière d'association d'idées

"il y a seulement trois principes de connexion entre les idées, à

savoir ressemblance, contiguïté dans le temps ou dans l'espace, et

relation de cause à effet" et il ajoute, un peu plus loin, que "la

connaissance des causes est non seulement la plus satisfaisante,

cette relation ou connexion étant la plus forte de toutes, mais aussi

la plus instructive ; car c'est cette connaissance seule qui nous rend

capables de dominer les événements et de prévoir l'avenir". Les

relations retenues par Hume sont peu nombreuses, mais,

(7)

contrairement à ce que l'on pourrait penser, cela fait tout leur intérêt. Il faut bien se rendre compte en effet, pour revenir à l'exemple 3, que le problème qui se pose à P est de nature conceptuelle : il doit retrouver ou construire, dans sa tête, une façon de relier deux faits. Cette tâche n'a rien à voir, au moins en théorie, avec celle qui consisterait à formuler un énoncé exprimant le résultat de sa recherche. C'est à ce niveau conceptuel "primitif"

(i.e. antérieur aux mises en forme linguistique) qu'il faut apprécier la classification de Hume, et, si l'on s'en tient là, on a tôt fait de s'apercevoir que le nombre de connexions possibles entre les idées portant sur des faits n'est pas aussi grand qu'on pourrait l'imaginer6. Pour le moins, on va voir que les connexions retenues par Hume, suffisent à rendre compte des interprétations i et ii envisagées à propos de 3.

Les solutions i et ii mettent en effet en jeu respectivement une relation de cause et une relation de ressemblance. Les connaissances nécessaires pour accéder à la solution i faisant appel à des savoirs relativement répandus, on s'attend à ce que P la retienne très rapidement et surtout préférentiellement. P n'optera pour la solution ii que s'il a de bonnes raisons de penser que B ne peut avoir fait un travail de mise en relation aussi poussé que celui exigé par la solution i et il ne retiendra cette hypothèse que s'il dispose d'indices situationnels prouvant, à ses yeux, que B est polarisée sur son oubli et qu'elle se contente de le voir comme un désagrément venant s'ajouter à celui relevé par A. Dans la hiérarchie des solutions, on descendrait encore d'un cran, si P en venait à considérer que B veut simplement signaler à A un événement qui a pour seul point commun avec celui que A vient de relever le fait qu'il est valide pour la même période de temps (relation de concomitance). Le dernier stade serait celui où P envisagerait que B n'a aucunement pour intention d'enchaîner sur ce que vient de dire A, qu'elle se contente de faire état d'une chose qui l'inquiète mais qui n'a aucun rapport avec le propos précédent.

Cette dernière "solution" reviendrait à considérer que, malgré les apparences, malgré le fait que les deux personnes parlent à la suite, elles ne dialoguent pas. Pour que P en arrive là, il faudrait que le comportement de B manifeste ostensiblement qu'elle a présentement d'autres chats à fouetter que ceux dont parle A (la personne fouille nerveusement dans ses affaires, etc.).

6

- M.Charolles 1995.

(8)

Comme nous allons le voir dans la suite, la relation de ressemblance joue dans les processus d'interprétation un rôle bien plus important qu'on ne le pense généralement. Mais avant d'examiner d'autres énoncés et d'autres séquences d'énoncés qui posent d'autres problèmes, revenons encore un instant au texte 2.

Le lecteur confronté à un texte aussi monolithique que 2 (pas d'alinéa, pas de marques graphiques de disjonction) ne peut faire autrement que supposer que les énoncés qui le composent satisfont au principe de cohérence. Si, pour satisfaire à cette exigence, il doit développer des inférences de liaison, il ne pourra bien entendu les affecter qu'à un locuteur-narrateur assumant la production de ces énoncés l'un après l'autre. Le lecteur n'a par ailleurs aucune accointance avec cet énonciateur théorique, si ce n'est par l'entremise de ce qu'il dit et qui, bien évidemment, est révélateur de ce qu'il sait et de ce qu'il doit savoir pour savoir ce qu'il sait. La situation, de ce point de vue, n'est pas fondamentalement différente de ce qui se passe dans les échanges conversationnels, sauf qu'elle contraint à un jeu plus "serré" : plus serré sur le dit (c'est tout ce dont dispose le lecteur) et plus serré sur la cohérence (impossibilité de supposer que l'attention du scripteur est captée par d'autres intérêts que ce qu'il dit). Il n'est donc pas étonnant que l'on retrouve, dans l'interprétation des textes de ce genre, des relations causales (cf. nos commentaires ci-avant à propos de 1 et 2) mais aussi des relations plus faibles, notamment la relation de concomitance spatiale et temporelle. Cette relation "explique", en particulier, qu'un bon nombre de lecteurs de 2 en viennent à inférer que Paul occupe l'appartement de Marc. Quant à ceux, rares tout de même, qui confondent les deux personnages en un seul, on peut voir dans leur erreur un effet de l'application de la relation de concomitance, qui, pour le coup, rejoint celle de ressemblance. On remarquera, au sujet de la relation de ressemblance, que 2 se prête à une interprétation du même genre que celle relevée au sujet de 3, à savoir : tout va mal pour Paul (l'appartement qu'il occupe est bruyant et voilà qu'en plus il va faire mauvais dehors). Cette interprétation par ressemblance n'est pas attestée dans les témoignages recueillis, probablement parce que, moyennant un petit pas de plus, elle conduit à celle (attestée) voulant que Paul se désole à l'idée de devoir rester dans le studio le lendemain.

Les quelques exemples que l'on vient d'examiner montrent

comment les auditeurs et les lecteurs, pour satisfaire au principe de

cohérence ou de pertinence, sont amenés à exploiter de façon

(9)

créative les connaissances qu'ils peuvent avoir des faits successivement évoqués dans les énoncés auxquels ils se trouvent confrontés. Ces exemples, pour remarquables qu'ils soient, ne donnent cependant qu'une faible idée de la créativité dont sont capables de faire preuve les interlocuteurs : les connaissances manipulées sont élémentaires et les résultats peu spectaculaires, dans le sens où ils ne conduisent pas à des déplacements de représentation très importants. Dans la suite, nous allons analyser les deux textes suivants de P.Quignard où l'apport de l'interprétation est bien plus impressionnant :

4- "Qu'on pardonne ces fragments, ces spasmes que je soude. La vague qui se brise emprunte au soleil une part précipitée de sa clarté. Cette brusquerie est comme un rêve de voleur. La mort aussi enlève vite et ne restitue rien"

(Petits traités, p. 25)

5- "Il n'y a pas de lecteurs professionnels. Il n'y a pas d'écrivains professionnels. Ce qui lie la mère au fils n'est pas la relation du maître à l'apprenti." (Petits traités, p.471)

Le rattachement des phrases graissées à celles qui les précèdent ainsi qu'à celles qui les suivent (cf. 4) met en jeu des opérations qui sont à l'évidence bien plus complexes que celles sollicitées dans les exemples examinés jusque-là. Les principes et relations exploitées pour rendre compte de la compréhension des exemples 1 à 3 s'appliquent à 4 et 5, toutefois, pour comprendre 4 et 5, il ne suffit pas de reconnaître qu'il y a, comme tout un chacun le sent bien, une certaine ressemblance entre les faits dénotés par les phrases graissées et celles qui les précèdent. Il faut aller au-delà, il faut élaborer cette ressemblance, comprendre précisément en quoi elle consiste, identifier les éléments rapprochés et les propriétés qui les unissent. Cela ne coule pas de source même si, encore une fois, cette relation est sensible à la première lecture.

La théorie de l'intégration conceptuelle de G.Fauconnier &

M.Turner, à défaut, bien entendu, d'apporter une solution définitive

aux phénomènes discutés dans cette étude, ouvre, comme nous

voudrions le montrer, des perspectives intéressantes pour l'analyse

des processus d'interprétation en général et, en particulier, pour

l'étude des opérations intervenant dans l'établissement de la

cohérence textuelle. Dans la partie qui suit, nous allons présenter

les grandes lignes de cette théorie. Nous partirons, pour

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commencer, d'exemples analysés par les auteurs, puis nous testerons leurs analyses sur deux énoncés inédits et nous reviendrons, dans la dernière partie, à 4 et 5.

II. La théorie de l'intégration conceptuelle : présentation et illustration

La notion de "blend" ("mélange") a été introduite par G.Fauconnier & M.Turner il y a une quinzaine d'années (G.Fauconnier 1997a, b, 1998, M.Turner 1996, 2000, G.Fauconnier & M.Turner 1996, 1998a et b, M.Turner &

G.Fauconnier 1998) pour rendre compte du fait que l'esprit humain est à même d'intégrer de manière sélective et constructive des données associées à des espaces ou modèles d'entrée différents. Ce processus dit d'"intégration bilatérale", dont on verra des exemples dans un instant, recouvre un ensemble d'opérations qui interviennent, ainsi que le soulignent les auteurs, dans toutes sortes d'activités comme la vision, la résolution de problèmes, la conception d'entités abstraites ou d'êtres fictifs, le raisonnement analogique ou contrefactuel, la production et la compréhension des métaphores, etc.

La théorie de l'intégration conceptuelle vise à dégager les principes généraux qui sous-tendent les opérations cognitives impliquées dans ce genre d'activités. Il s'agit d'une théorie ouvertement ambitieuse qui se propose d'étudier scientifiquement l'imagination humaine (M.Turner 2000). Le plus souvent, ces opérations échappent à la conscience de "l'homme cognitivement moderne" qui est doté d'un équipement cérébral lui permettant d'accomplir avec une grande agilité ce genre de gymnastique intellectuelle. G.Fauconnier & M.Turner situent l'apparition de ces facultés au Paléolithique Supérieur, soit il y a environ 50 000 ans.

Jusqu'à cette ère, l'homo erectus (-150 000 ans) qui avait l'anatomie de l'homme moderne n'était qu'une espèce parmi les autres mammifères. Au Paléolithique Supérieur, les humains inventèrent l'art, les religions, la science, le langage et beaucoup d'autres choses et ils devinrent l'espèce prédominante.

Comment expliquer ce changement radical ? La réponse que proposent G.Fauconnier & M.Turner est simple :

"Il y a à peu près cinquante mille ans, pendant le

Paléolithique Supérieur, le cerveau humain est parvenu à

un niveau d'évolution qui lui permettait d'opérer des

intégrations conceptuelles bilatérales, c'est-à-dire des

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intégrations conceptuelles à "double scope". Ce niveau marque l'origine des êtres humains cognitivement modernes. (…) Le cerveau humain étant parvenu à un niveau d'évolution qui lui permettait de se livrer à un degré avancé d'intégration conceptuelle, la culture a pris la priorité et a élaboré de nombreux systèmes très complexes de sens. Ces systèmes complexes de sens culturel ont été élaborés au cours de l'espace de temps spécifiquement culturel plutôt que pendant l'évolution biologique. Le cerveau humain étant capable d'intégration conceptuelle à

"double scope", les êtres humains ont créé les sciences, la religion, l'art, les outils raffinés, les mathématiques et les autres singularités de notre espèce, qui nous ont distingués spectaculairement de toutes les autres espèces du règne animal" (M.Turner, 2000, p.18)

Dans la suite, nous laisserons de côté ces hypothèses sur l'évolution de l'espèce humaine pour nous concentrer sur les processus d'intégration conceptuelle.

Un des exemples favoris sur lesquels s'appuient G.Fauconnier & M.Turner pour introduire la notion de "blend" est l'énigme du moine bouddhiste (énigme rapportée par A.Koestler 1964) :

6- "Un jour, à l'aube, un moine bouddhiste commença l'ascension d'une montagne, il atteignit le sommet au coucher du soleil. Il médita pendant plusieurs jours jusqu'à un matin où il commença à redescendre au pied de la montagne qu'il atteignit le soir au coucher du soleil. Sans faire aucune hypothèse sur le point de départ de son voyage, sur les pauses qu'il a pu faire, et sur la vitesse à laquelle il a pu marcher, montrer qu'il y a un endroit du chemin qu'occupe le moine à la même heure le jour où il monte et le jour où il descend"

Une façon simple et bien attestée de résoudre cette énigme consiste à imaginer une situation fictive dans laquelle le moine qui redescend la montagne se rencontre lui-même en un certain point du chemin. Cette solution, quoique "fantastique", permet d'établir qu'il existe effectivement un point du parcours qui est occupé par le moine à la même heure le jour où il gravit la montagne et le jour où il la redescend.

L'accès à cette solution met en œuvre une série

d'opérations que G.Fauconnier & M.Turner reconstituent comme

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suit. Il faut supposer, expliquent-ils, que le sujet qui résout l'énigme de cette manière instancie tout d'abord deux espaces mentaux correspondant respectivement à l'ascension de la montagne et à la descente. Ces deux espaces initiaux ("Input Spaces" IS) sont des sortes de modèles regroupant de manière schématique, les entités et relations impliquées dans les deux événements évoqués, à savoir : deux occurrences du moine (a1 et a2) sur un segment non horizontal et, enfin, deux instants (d1 et d2) correspondant aux deux journées :

(Insérer Figure A)

Ces entités, une fois instanciées, sont reliées (en traits pointillés) par des relations (dites "vitales") de correspondance partielle qui opèrent entre les espaces initiaux ("cross-space mapping") :

(Insérer Figure B)

Partant de ces deux espaces bilatéraux, il y a projection de deux espaces parents dans lesquels les entités figurant dans les espaces initiaux vont être rassemblées :

- il y a d'abord projection de IS1 et de IS2 dans un espace générique (GS : "Generic Space")

- et ensuite projection de IS1 et IS2 dans un espace d'intégration ou

"blend" (BS : "Blended Space").

L'espace générique rassemble en une représentation unique ce que les deux espaces sources ont en commun : à savoir le fait que l'on trouve, dans chacun de ces espaces, un trajet (flèche dans les deux sens), le fait que ce trajet est accompli en un jour (d), et le fait que chaque point du trajet ascendant a un correspondant sur le trajet descendant et inversement (traits en pointillés).

(Insérer figure C)

Dans l'espace d'intégration (BS), les deux occurrences du

moine sont reportées sur le même trajet et les deux journées sont

fusionnées en une seule, de sorte que le moine qui descend se

dirige à la rencontre du moine qui monte. Dans BS, les instants où

les moines parcourent le chemin sont donc rapportés à un seul axe

(13)

temporel et non pas superposés comme dans GS. Dans le blend, les éléments des espaces initiaux sont à la fois regroupés (comme dans GS) et différenciés. Le blend compose ces éléments d'une façon sélective et inédite : la construction est créative dans le sens où elle mélange des données de la situation initiale et des données de la situation générique qui capte déjà ce que ces situations ont en commun. Le mixage accompli dans l'espace d'intégration fait apparaître, disent G. Fauconnier et M.Turner, une "structure émergente", un schéma dynamique où le sujet va pouvoir se représenter le moine montant et descendant la montagne sous la forme d'un événement unique mettant en scène deux occurrences spatio-temporelles de cet individu. Cette structure émergente enrichit celle, non dynamique, schématisée dans l'espace générique, car elle active un scénario familier ("familiar background frame") mettant en compétition deux personnes qui parcourent un même chemin en sens opposé. Ce scénario prévoit une étape où les deux personnes vont se croiser et occuper une même zone de l'espace à un instant donné :

(Insérer figure D)

L'intégration permet au sujet qui doit résoudre cette énigme de rassembler dans une scène unique, dans une "narration"

simple (M.Turner 1996), différents ingrédients de la situation évoquée dans l'énigme sous une forme telle que celle-ci peut être solutionnée. Cette intégration est possible parce que le sujet est capable de repérer dans la situation rapportée des ingrédients qui sont communs aux deux espaces d'entrée et parce que ces ingrédients lui font penser à une situation familière pour laquelle il dispose d'un scénario préconstruit.

L'élaboration du blend n'est qu'une étape dans la résolution

du problème posé. Une fois les ingrédients de la situation

regroupés ainsi qu'on vient de le voir, le sujet revient aux faits

rapportés dans le texte du problème, sachant parfaitement que ces

faits ne mettent pas en cause deux moines distincts. Le blend n'est

qu'une construction de l'esprit qui est exploitée à des fins

heuristiques. Sa construction suppose, de la part du sujet qui met

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en œuvre une telle démarche, qu'il soit à même de se détacher un moment de la réalité pour mieux l'expliquer7.

Pour illustrer un peu plus avant le propos de G.Fauconnier

& M.Turner voici deux autres exemples avec un bref rappel de leurs analyses :

7- Un professeur de philosophie présente ses idées à sa classe de la manière suivante : "Je prétends que la raison est une capacité qui se développe d'elle-même. Kant est en désaccord avec moi sur ce point. Il dit que la raison est innée, mais je réponds que cela revient à admettre l'idée, qu'il réfute dans la Critique de la raison pure, selon laquelle seules les idées innées ont un pouvoir. Mais je réplique à cela : que faites-vous de la sélection de groupes de neurones ? Et il n'apporte aucune réponse."

8- Le Great America II, un catamaran de conception contemporaine tente de ravir en 1993 le record de la course San Francisco Boston établi en 1853 par Northern Light, un clipper construit à cette époque. Quelques jours avant l'arrivée à Boston, les observateurs pouvaient déclarer :"A ce jour, le Great America a quatre jours d'avance sur le Northern Light."

Ces deux exemples devraient être ressentis comme incongrus. Le professeur de philosophie qui enseigne dans sa classe au XX

ème

siècle ne peut bien évidemment dialoguer avec Kant et de surcroît lui objecter un argument dont ce dernier ne pouvait avoir connaissance. De même, le Great America, qui fait la course plus d'un siècle après le Northern Light, ne peut avoir quatre jours d'avance sur celui-ci. Il n'empêche que les formes d'expression de ce type sont parfaitement courantes et qu'elles passent en général inaperçues.

Les narrations 7 et 8 rassemblent de façon syncrétique et imaginaire des entités et des procès en passant par-dessus le temps : à savoir, dans la première, Kant et le professeur de philosophie

7

- Cette démarche rappelle (il faudrait commenter) une très belle histoire, qu'aux

dires du journal Le Monde, aimait raconter J.LACAN : "Peu avant sa mort, un vieil

Arabe répartit sa fortune entre ses trois fils. L'aîné en aurait la moitié, le puîné le

quart, le benjamin le sixième. Mais comment partager onze chameaux sans sacrifier

plusieurs bêtes ? Fort marris de cette complexité, les frères veulent en venir aux

mains. Le père ajoute alors un chameau supplémentaire en signalant: "Je vous le

donne pour permettre le partage, mais il me reviendra plus vite que vous ne

l'imaginez". Effectivement ce chameau supplémentaire, indispensable, symbolique,

prêté un instant, va permettre le partage."

(15)

qui ne partage pas ses analyses, et, dans la seconde, deux bateaux qui n'ont pas accompli la régate à la même époque et dans les mêmes conditions. Le dialogue rapporté et la compétition sont des constructions purement fictives. Normalement, nous devrions protester, ne pas accepter ce genre de mixture anachronique, mais nous comprenons sans difficulté que les constructions communiquées ne codent pas des faits avérés. Elles fusionnent certaines dimensions qui sont propres à chacun des événements rapportés et qui sont projetables symboliquement dans le même instant, en l'occurrence le fait que, dans un cas comme dans l'autre, il y confrontation respectivement entre deux débateurs (à travers leurs idées) et entre deux compétiteurs (à travers leurs exploits qui dépassent les époques où ils ont été accomplis aussi bien que les personnes et les équipements qui les ont permis). Là encore, l'intégration conceptuelle permet non seulement de comprendre chacun des événements en cause (les deux philosophes défendant leurs idées chacun de leur côté, les deux bateaux engagés dans une régate) mais d'accéder à ce qui les relie et leur confère une signification supplémentaire.

Dans le dialogue entre le professeur et Kant, les deux espaces d'entrée contiennent respectivement, pour l'espace du professeur : le professeur lui-même, ses conceptions philosophiques, ses élèves, la raison, la sélection de groupes de neurones et, pour l'espace de Kant : Kant lui-même, ses conceptions philosophiques, ses travaux, les idées innées. Ces deux espaces sont associés à des périodes temporelles distinctes.

Certains des éléments des espaces de départ ont des correspondants

dans l'autre, mais pas tous : les ouvrages de Kant ont leur

contrepartie dans l'espace du professeur, par contre, les

conceptions philosophiques du professeur, et notamment ses

connaissances sur la spécialisation des assemblées de neurones,

n'ont pas de correspondant dans l'espace de Kant. Les éléments

communs aux deux espaces initiaux sont projetés dans l'espace

générique, mais un sous-ensemble seulement de ces éléments se

retrouve dans l'espace d'intégration. La projection dans cet espace

est sélective : dans le blend, on ne retrouve que Kant, le professeur,

les idées qu'ils défendent à propos du sujet évoqué, mais pas le fait

qu'ils vivent à des époques différentes, dans des lieux différents, ni

le fait qu'ils ne parlent pas la même langue, et que Kant ne

disposait pas des connaissances sur le fonctionnement du cerveau

qui sont exploitées par le professeur.

(16)

Avec 7, l'intégration conceptuelle débouche sur une structure émergente qui prend la forme d'un dialogue réunissant le professeur de philosophie et Kant dans un même temps et un même lieu. Cette situation fictive est complétée, notent G.Fauconnier &

M.Turner, par diverses informations empruntées au scénario activé : le fait que la dispute prend une tournure argumentative, qu'elle consiste à formuler des objections dont on s'attend à ce que celui à qui elles s'adressent cherche à les réfuter, etc., de sorte que le blend pourrait être prolongé, travaillé, développé à l'envi. Et il en irait de même avec 8 qui se prête, comme on pourra le vérifier, à des commentaires comparables.

Autre cas étudié par G.Fauconnier & M.Turner : les analogies contrefactuelles du type de :

9- "In France, Watergate would not have harmed Nixon."

En France, l'affaire du Watergate n'aurait causé aucun tort à Nixon.

L'interprétation de 9 met en jeu deux espaces d'entrée disjoints géographiquement. Le premier espace initial comprend : les USA, R.Nixon, l'affaire du Watergate, et diverses connaissances, comme le fait que si le Président est impliqué dans certaines affaires, il risque certaines sanctions. Le second espace initial comprend : la France et ses institutions, lesquelles incluent un Président de la République, les dispositifs constitutionnels contraignant son action, les sanctions qui peuvent être prises à son encontre. Dans l'espace générique, il y a sélection de tous les éléments qui sont communs aux deux espaces : le fait qu'il y a un Président dans chacun des pays, le fait que, dans chacun de ces pays, le Président peut être impliqué dans toutes sortes de décisions, d'événements, d'affaires, et le fait qu'il y a des instituions contrôlant leurs actions. Dans l'espace d'intégration, il y a projection sélective et composition de certains éléments de l'espace générique et des espaces sources.

L'intégration fait apparaître une structure dans laquelle le Président

serait mêlé, en France, à une affaire du type Watergate et où,

contrairement à ce qui se passe aux USA, il ne serait nullement

tracassé. Il s'agit dans ce cas, disent G.Fauconnier & M.Turner,

d'empêcher que l'information voulant que les Présidents de chacun

des deux pays mentionnés soient sanctionnés se trouve inscrite

dans l'espace d'intégration. Dans l'espace générique figure en effet

la possibilité que les Présidents français et américain soient

impliqués dans des affaires, mais ce que le blend bloque, c'est le

(17)

scénario dans lequel cette implication se traduirait par les mêmes effets.

Le lecteur qui prend connaissance de 9 comprend parfaitement qu'on n'attend pas de lui qu'il se représente un état de choses dans lequel le Président des USA à l'époque du Watergate se trouverait être en même temps Président la République Française. Il comprend qu'on lui demande de projeter dans le contexte français une affaire correspondant au Watergate pour lui faire remarquer que le sort réservé à son instigateur (le Président de la République Française qui assume dans IS2 le rôle correspondant à R.Nixon dans IS1) ne serait pas le même. La situation imaginaire évoquée dans 9 n'est pas faite pour être traitée complètement, elle n'est là que pour induire certaines inférences qui ramènent aux espaces sources, à savoir le fait que le système français peut susciter des comportements comparables à ce qui s'est passé dans l'affaire du Watergate mais que ces comportements ne sont pas révélés et sanctionnés de la même façon.

Les métaphores comme 10 emprunté par G.Fauconnier &

M.Turner à S.Coulson (à par.) :

10- Un père qui garde ses économies dans un bas de laine met en garde son fils qui achète des actions à la bourse :

"Tu es en train de creuser ta propre tombe".

se prêtent à des analyses comparables. Dans 10, la métaphore est figée sous la forme d'une expression idiomatique. L'énoncé a une valeur de mise en garde : le père prévient son fils que, s'il continue à jouer à la bourse, il s'expose à de graves déboires. Les deux espaces sources sont respectivement :

- IS1 avec le fils jouant à la bourse (le fils est agent d'un processus itératif dont il tire certains bénéfices depuis un certain temps), - IS2 avec le fils en train de creuser sa propre tombe (et donc agent d'un processus qui se développe lui aussi dans le temps).

IS1 et IS2 sont complétés par inférence via certains

scénarios communément associés aux faits mentionnés : dans IS1,

le processus accompli par l'agent lui étant bénéfique, celui-ci n'a

aucune raison de ne pas persister dans ce processus ; dans IS2,

l'action accomplie par l'agent est à la fois physiquement épuisante

(stéréotype) et marquée négativement (puisque la tombe est

destinée à l'agent). Partant de IS1 et IS2, on peut construire un

espace générique dans lequel on va retrouver ce que les deux

événements évoqués dans IS1 et IS2 ont en commun ; toutefois les

deux actions mentionnées étant très différentes, on ne peut guère

(18)

inscrire dans cet espace générique que le fait que le fils est dans les deux cas l'agent d'un processus dont il tire quelque chose (soit des avantages, soit des ennuis).

Avec 10, l'intégration est moins facile qu'avec 8 et 9 car, notent G.Fauconnier & M.Turner à la suite de S.Coulson (1997), le passage d'un espace source à l'autre n'est pas évident : creuser sa tombe n'implique pas mourir, alors que le père a pour intention de prévenir son fils qu'il court à sa perte (et donc à sa "mort"). Il faut bien voir également qu'en général ce ne sont pas les morts qui creusent eux-mêmes leur tombe, les morts sont des patients de leur enterrement, alors que le fils est agent du comportement qui va le mener à sa perte. Par ailleurs, quelqu'un qui creuse une tombe ne peut pas ne pas être conscient du fait que celle-ci est destinée à l'enterrement d'un mort et, si c'est celui là même qui creuse la tombe qui va y être enterré, cette conscience ne peut être que plus insupportable, alors que quelqu'un qui place son argent à la bourse en profitant des opportunités qu'elle offre n'a aucune raison, au contraire, d'avoir conscience que cette action est néfaste pour lui.

Dans le scénario stéréotypique activé par l'allusion à la tombe, le patient est le mort et l'agent celui qui creuse la tombe du défunt. Dans le blend, l'agent et le patient sont fusionnés et l'ordre des événements est inversé. L'agent devient patient de ses propres actions et il n'en est pas conscient, il est fusionné avec le mort qui est enterré et donc patient de son enterrement. Par ailleurs, le fait que les deux procès "creuser une tombe" et "jouer à la bourse"

soient graduels favorise leur mixage sous la forme d'une "structure émergente" stipulant que plus on joue plus on va à sa perte car on s'épuise à ce jeu comme on s'épuise à creuser la terre.

Les deux exemples que nous nous proposons d'analyser à la lumière des éléments qui précèdent sont extraits de la presse française. Le premier est tiré d'un article de Libération (13/2/1989) relatant un combat de boxe :

11- "D'un simple point de vue technique, le combat tutoie alors le sublime"

Le traitement de 11 met en jeu 3 espaces sources :

- l'espace IS1, associé au N combat (de boxe, comme spécifié dans

le contexte), active un modèle schématique impliquant deux

combattants échangeant des coups de poing, un arbitre chargé de

faire respecter certaines règles du jeu, notamment celles voulant

que le combat soit divisé en un nombre déterminé d'épisodes

entrecoupés de pauses. On peut ajouter beaucoup d'autres

(19)

informations communément associées au scénario combat de boxe, comme le fait que le combat se déroule sur un ring, que chaque boxeur est accompagné de son entraîneur, etc.

- l'espace IS2 est associé au V tutoyer. Au plan conceptuel, le verbe dénote un procès impliquant deux interlocuteurs qui échangent des propos. Il fait allusion à un droit qui peut être originel (relations familiales) ou acquis après convention entre les partenaires.

- l'espace IS3 associé au N sublime active une image beaucoup plus abstraite et dépouillée. On supposera que le SN défini le sublime évoque l'idée d'un parcours culminant à un seuil (cf. étymologie)

Dans la construction, le verbe met en relation IS1 avec IS3, il oblige donc à établir un lien entre IS1 (cible) avec IS3 (but). A la différence, par exemple, de Paul tutoie Jean, l'interprétation de la relation indiquée dans 6 exige un travail de construction : comment en effet "un combat" pourrait-il tutoyer une "chose" et, qui plus est, une chose aussi abstraite que "le sublime" ? La résolution de ce problème met en œuvre une série d'opérations d'assemblage que nous n'allons pas détailler. Au plan général, il semble plausible de supposer que le lecteur qui prend connaissance de 11 va essayer, dans un premier temps, de regrouper sous la forme d'un schéma unique certains ingrédients qui sont communs aux trois espaces sources indiqués ci-avant, pour s'efforcer ensuite d'en fusionner certains dans un blend.

Concernant la première étape, on peut conjecturer que le regroupement dans un espace générique d'ingrédients communs aux trois IS impliqués s'effectue en deux étapes. Dans une première phase, il y aurait tout d'abord regroupement de IS1 et IS2 en vertu du fait que les deux espaces font allusion à un schéma du type :

(Insérer figure E)

où X et Y représentent deux participants engagés dans un procès

impliquant des transferts réciproques (ils sont agents et patients à

tour de rôle), les flèches dans les deux sens schématisant l'idée de

transfert (de coups dans un cas, de paroles dans l'autre). Lorsqu'on

essaie de mettre en relation ce premier espace générique avec IS3

pour rassembler ce qu'ils peuvent avoir en commun, on a plus de

mal. Cela n'est toutefois pas impossible mais, pour ce faire, il faut

aller récupérer d'autres traits des espaces initiaux, à savoir le fait

que le combat aussi bien que l'échange oratoire sont constitués

(20)

d'épisodes se succédant dans le temps, avec des tours de paroles et de coups (rounds) qui s'enchaînent. Cette image d'une succession d'épisodes bornés peut être schématisée sous la forme d'une ligne (orientée) représentant l'enchaînement dans le temps des échanges.

L'accès à cette forme schématique permet de faire apparaître une dimension qui est commune avec l'espace IS3 dont on a supposé qu'il contenait lui aussi l'idée d'un parcours orienté (le sublime représentant une sorte d'état culminant) :

(Insérer figure F)

L'accès à l'espace générique schématisé dans la figure F représente, pour le lecteur, une phase cruciale dans la compréhension de 6. Si en effet le lecteur n'arrive pas repérer ce qu'il peut y avoir de commun entre les trois espaces de départ supposés associés à 6, on ne voit pas comment il pourrait ensuite récupérer et fusionner certains ingrédients des espaces sources pour les intégrer dans une représentation unique et congruente. C'est dans le blend que s'opère le travail de récupération sélective, de complètement et de fusion conceptuelle qui conduit à une telle représentation. En quoi peut consister ce travail et sur quoi peut-il déboucher à propos de 6 ?

Il semble qu'une façon d'exprimer la structure émergeant dans l'esprit du lecteur au terme de l'interprétation de 6 consiste à peu près en ceci :

les échanges de coups de poing, dans la façon dont ils se sont enchaînés au cours du combat rapporté, ont frôlé (se sont rapprochés d') un état où toutes les qualités requises dans la pratique de la boxe ont été maximalement satisfaites.

Si on examine cette reconstruction (verbale) on voit qu'elle

fusionne les coups de poing et les paroles, les échanges de coups et

les tours de parole. Cette assimilation symbolique n'est pas

complètement créative, on en retrouve les traces dans l'expression

figée "joute oratoire". Sans doute faut-il aussi tenir compte du fait

que dans "tutoie" il y a "tue" et "toi", ce qui, par un autre biais, peut

favoriser la fusion entre le combat de boxe et l'échange de parole,

même si les boxeurs n'ont pas pour objectif de tuer leurs

adversaires. La récupération des traits associés au tutoiement est

plus délicate. Pour la composition avec l'idée de sublime, on ne

voit pas quelle solution serait possible sinon celle consistant,

comme dans la glose ci-dessus, à rapprocher le trait proximité, qui

(21)

est associé à la pratique du tutoiement (on tutoie des personnes proches), avec la conception voulant que le sublime soit un état que l'on ne peut jamais qu'approcher. Ce résultat peut être schématisé comme suit :

(Insérer figure G)

Dans la figure G, la flèche ascendante signale la tension vers un état idéal, tension qui débute, comme l'indique le "alors"

dans 6, à un certain moment du combat. Le gain par rapport à la figure F consiste précisément dans cette mise en perspective imaginaire, fictionnelle, fantastique entre une séquence d'échanges de coups de poing et le processus consistant à atteindre une sorte de perfection. La différence entre les deux figures donne une idée (purement conventionnelle ? complètement arbitraire ?) du mixage conceptuel accompli dans l'espace de construction.

L'exemple qui suit met en jeu une analogie. Il s'agit d'un extrait d'un article très critique publié dans le Nouvel Observateur (21-27 octobre 1999) à la suite de la parution d'un livre de Brigitte Bardot. L'extrait suivant dans lequel figure la phrase étudiée donne une idée de la tonalité de l'article et de l'ouvrage sur lequel il porte:

"… Je pense à l'élégance avec laquelle elle l'exprime (sa violence) : "Votre syndicat, votre socialisme, vous pouvez vous le mettre au cul", page 192, en toutes lettres. Brigitte Bardot, c'est une femme qui réfléchit comme une chasse d'eau. Je vous passe encore les vingt-cinq gardiennes qui sont des putes, les amants qui sont des "cons incapables", les amabilités sur "les pédés et les drogués", le voisin, celui qui a "les chiottes qui fuient, c'est normal, il a une tête de cul" (mais sur quel type de papier écrit-elle, cette femme- là, pour s'effondrer toujours à ce niveau) …"

Pour simplifier, on isolera le seul SN :

12- Une femme qui réfléchit comme une chasse d'eau.

qui, de toute façon, doit être solutionné indépendamment de la construction : X, c'est un N qui.

L'analogie met en relation deux espaces sources IS1 et IS2

induit respectivement par une femme qui réfléchit et une chasse

d'eau. Le comme signale que ces deux espaces ont une certaine

ressemblance, tout le problème étant de comprendre sous quels

aspects ils peuvent être ressemblants, et ce que cette ressemblance

peut ajouter à la caractérisation de la personne en question.

(22)

On supposera que l'antécédent du relatif filtre une acception du verbe réfléchir dans laquelle il dénote une activité intellectuelle8. IS1 rassemble les informations associées à cette activité. Parmi ces informations on aura notamment le fait que cette activité implique un agent, un objet ou thème (appelé par le comportement mais implicité dans la construction) et un résultat, en l'occurrence une ou des réflexions dont la production prend un certain temps. IS2 regroupe des informations associées à l'idée de chasse d'eau. Ces informations portent sur la forme de cet équipement, sur son usage et ses fonctions. Il est probable que la simple évocation de cet "ustensile" se traduit par l'activation d'un scénario correspondant à sa mise en œuvre dans des conditions stéréotypiques impliquant un agent qui l'actionne dans le but d'obtenir un certain effet.

Cette précision est utile car elle permet de voir que le seul point que partagent l'activité consistant à réfléchir à quelque chose et l'idée de chasse d'eau réside en ceci que, dans les deux cas, on a affaire à une activité impliquant un agent et aboutissant à un résultat. Ce sont ces dimensions communes à IS1 et IS2 qui sont regroupées dans GS. Ce contenu est assez pauvre, ce qui veut dire que l'essentiel du travail interprétatif va consister à fusionner sélectivement dans le blend certains ingrédients de IS1 et IS2. Sans entrer dans les détails, deux solutions au moins sont envisageables et probablement cumulables. On peut penser tout d'abord que, dans un premier temps, la recherche d'une analogie entre l'activité intellectuelle consistant à réfléchir et les chasses d'eau conduit à concevoir cette activité sous la forme d'un processus de cyclage, d'un mécanisme de traitement, se terminant par l'évacuation d'un produit. On peut imaginer que le rapprochement incongru entre ces deux idées se traduit par des images symboliques et dynamiques dans lesquelles le cerveau et la chasse d'eau sont fusionnés sous la forme d'un circuit orienté vers l'expulsion de quelque chose. C'est là qu'un premier ensemble de traits associés aux chasses d'eau peut être récupéré et transféré à ceux associés à l'activité de réflexion.

Parmi ces traits, deux semblent aisément intégrables, à savoir : le fait que les chasses d'eau sont des dispositifs d'évacuation rapide (qui réagissent de manière instantanée) et techniquement peu évolués se traduisant par un effet brutal. L'interprétation résultant

8

- Il n'est pas exclu que, dans le processus d'interprétation, cette "restriction de

sélection" soit remise en cause, notamment pour le cas où un sujet ne s'en sortirait pas

de la manière que nous supposons.

(23)

de cette projection-fusion conduit à une paraphrase du genre : une personne qui réfléchit comme une chasse d'eau est une personne qui ne perd pas son temps à réfléchir, sa pensée est expéditive, elle ne consiste pas en de savantes élaborations, elle ne suppose aucun travail sophistiqué. Cette résolution peut être suivie (ou précédée ?) d'une homologation des entités impliquées : une personne qui réfléchit comme une chasse d'eau est une personne qui produit (évacue verbalement) des pensées qui sont ordurières (cf. les propos cités par le journaliste) et qui, comme les expressions figées le disent crûment, "sentent mauvais", "puent", etc.

III. intégration conceptuelle et cohérence textuelle

Les énoncés 11 et 12 sont localement et temporairement incongrus mais ils sont parfaitement cohérents avec "le thème"

abordé dans les textes où ils apparaissent. Leur bizarrerie est interne, elle tient à leur construction et au contenu des expressions que celle-ci met en relation. Le sujet (le combat en 11, une femme en 12) maintient le lien avec le contexte, si bien que le lecteur n'éprouve à aucun moment le sentiment qu'il est soudainement question de faits sans rapport avec ce qui a été dit auparavant. Les cas de ce type sont différents des deux textes de P.Quignard (cités en 4 et 5) auxquels nous allons revenir dans cette dernière partie :

4- "Qu'on pardonne ces fragments, ces spasmes que je soude. La vague qui se brise emprunte au soleil une part précipitée de sa clarté. Cette brusquerie est comme un rêve de voleur. La mort aussi enlève vite et ne restitue rien."

5- "Il n'y a pas de lecteurs professionnels. Il n'y a pas d'écrivains professionnels. Ce qui lie la mère au fils n'est pas la relation du maître à l'apprenti."

Les deux phrases graissées font allusion à des faits dont on ne voit pas, de prime abord, quels rapports ils peuvent avoir avec ceux évoqués précédemment, ni non plus, en 4, avec ceux mentionnés ensuite, même si, comme nous l'avons noté à la fin de la première partie, on sent bien qu'ils présentent certaines ressemblances avec ceux-ci.

Commençons par 4 : quelle relation cohérente, c'est-à-dire

sensée, peut-il y avoir entre le fait que les vagues se brisent le long

des côtes et le fait que les textes regroupés par P.Quignard dans

son recueil soient disparates, comme il le dit lui-même ? Il n'y a, de

toute évidence, aucun rapport causal entre les fragments en

(24)

question, les spasmes que note et soude l'auteur en les mettant bout à bout, et une vague qui se brise sous un ciel ensoleillé. L'appui sur une relation de concomitance est également exclu : le SN défini ne fait pas allusion à une vague spécifique dont P.Quignard serait en train de suivre le parcours au moment où il rédige 4. L'écrit, on l'a souligné dans la première partie, est peu compatible avec ce genre d'écart énonciatif : il tolère difficilement les sauts de ce type. Reste la relation de ressemblance.

Son application paraît difficile : le texte évoque successivement deux ordres de réalité qui sont a priori disjoints : d'un côté une réflexion abstraite sur l'écriture en train de se faire et, de l'autre, une phrase générique portant sur des choses concrètes.

Le fait que la seconde phrase soit comprise de manière générique suggère une interprétation à parfum parémique. Encore que la seconde phrase de 4 ne présente pas une construction implicative typique des proverbes, encore que l'on ait du mal à concevoir qu'elle puisse métaphoriquement s'appliquer à une classe de situations concernant le comportement habituel des humains, la dissonance thématique avec la phrase initiale est telle que l'on est enclin à y voir une sorte de sentence ou de maxime9. Cela suffit probablement à suggérer une association sur le mode de la ressemblance, mais, avoir l'intuition qu'il doit en aller ainsi est une chose, comprendre comment il peut en aller de la sorte en est une autre.

C'est là que la théorie de l'intégration conceptuelle s'avère précieuse. De quoi s'agit-il ? D'arriver à mélanger en un tout cohérent, compatible et signifiant, les différents éléments évoqués dans la première phrase du texte et dans celle qui suit. De quoi dispose-t-on au départ? De deux espaces sources IS1 et IS2. La mise en place de IS1 suppose déjà tout un travail de construction dans la mesure où cet espace regroupe des entités concrètes et abstraites, en l'occurrence : des "fragments" (comprendre : des textes peu élaborés ? non finis?), des "spasmes" (des productions sonores intermittentes témoignant d'une certaine douleur) reliés par un procès consistant à les "souder" (coller fortement) au sein d'un même recueil. IS2 qui comporte "la vague" et "le soleil" est non moins complexe, la vague qui se brise "empruntant" (captant ?)

9

- Sur les proverbes, cf. : G.LAKOFF & M.TURNER (1989), J.C.ANSCOMBRE ed.

(2000), G.KLEIBER (1999) et (2000), C. MICHAUX (1999), L.PERRIN (2000). On

ne peut pas parler, à propos de 4 et 5, de "détournement de proverbe", sur cette

notion, cf. notamment C. SCHAPIRA (2000)

(25)

une part de la clarté du soleil. Aucun des éléments de ces espaces n'a de correspondant dans l'autre, ce qui fait que l'on ne voit pas très bien quels ingrédients communs à ces espaces pourraient figurer dans l'espace générique projeté à partir de IS1 et IS2. La seule chose qui semble partagée par les deux prédicats est l'idée d'un procès impliquant des éléments discontinus (les fragments, les vagues) et continus, mais les vagues sont naturellement solidaires parce que portées par un même courant, alors que les fragments de textes doivent être soudés pour tenir ensemble. Il n'empêche que, au plan schématique, on a l'impression d'une grande proximité de forme :

(Insérer figure H)

Cette proximité favorise la fusion des fragments de textes avec les vagues qui ont une crête illuminée par le soleil. Ce rapprochement suscite diverses homologations : les fragments de textes (comme toutes les formes littéraires brèves) culminent avant leur chute ; ils saisissent, notamment en ce point, des sensations, des impressions, des émotions qui sont lumineuses, éclairantes. La mise en correspondance des soudures entre fragments avec les flots qui portent les vagues conduit également à l'idée que ces fragments sont portés par un courant sous-jacent dont la force échappe à l'auteur, qu'ils découlent de ce courant aussi naturellement que les vagues naissent de la mer. Le rapprochement opéré d'abord au niveau formel (i.e. au niveau des "images schématiques"), en appelle d'autres : la fusion diffuse, le processus d'intégration une fois enclenché tend à se développer avec, probablement, l'apparition d'un effet de justification (typique de l'analogie aussi bien que des proverbes). Produire des fragments, se contenter de les souder, ce n'est pas ce que l'on attend normalement d'un écrivain, on estime que son travail doit aboutir à une composition plus structurée. Or le blend suggère que ce "défaut" est en fait une qualité car il est le garant de la sincérité, de l'authenticité de l'auteur, d'où la conviction que P.Quignard veut en fait dire que la pratique de ce genre d'écriture est la seule qui permette d'accéder aux pensées qui nous habitent, qu'elle en fait jaillir quelques éclairs.

La suite du texte flotte entre deux univers référentiels : on

ne sait pas si le démonstratif cette brusquerie renvoie aux

fragments dont il est question dans la première phrase ou à

(26)

l'effondrement soudain de la vague évoqué dans la seconde phrase.

Cette indécidabilité n'est pas gênante pour le lecteur. Une fois que le mouvement de la vague a été homologué avec celui de l'écriture, toute prédication sur l'un vaut pour l'autre et réciproquement.

L'allusion à un rêve de voleur qui apparaît ensuite n'est pas non plus tellement surprenante, elle ne fait qu'expliciter une dimension du blend, à savoir l'idée selon laquelle l'écrivain qui se livre à l'écriture fragmentaire exhume et ravit une dimension cachée de ses (et donc de nos) sensations, émotions, affects. Le rapprochement avec la mort imposé par le aussi ajoute une idée supplémentaire : le lien se fait par le biais de la rapidité, ce qui est révélé par l'écriture ne l'est que dans l'instant, et disparaît immédiatement après avoir été mis au jour.

Le texte 5 se prête à des commentaires comparables.

Quoique plus simple d'apparence, quoique, comme précédemment, le sentiment d'une analogie soit très sensible à la lecture, il n'est pas facile d'en expliciter les ressorts. C'est ce que nous allons essayer de faire en suivant de plus près que nous ne l'avons fait avec 4 les principes de la théorie de l'intégration conceptuelle.

Dans une première étape (rectangle 1, Figure I ci-après), les deux phrases initiales :

5.1.- "Il n'y a pas de lecteurs professionnels. Il n'y a pas d'écrivains professionnels."

sont associées à deux espaces sources différents (IS1

1

et IS2

1

) respectivement pris en charge par un énonciateur collectif pour qui il existe des lecteurs et des écrivains professionnels et par l'auteur de 5 qui assume (réflexivement) l'énonciation des deux phrases du texte. L'emploi de la négation (clairement polémique) impose cette distinction, l'énonciateur (auteur) s'oppose au point de vue d'un énonciateur collectif. Les individus figurant dans ces deux espaces entretiennent des relations de correspondance, en l'occurrence des relations d'identité : ce sont les mêmes personnes (lecteurs ou écrivains) qui sont vus sous deux angles différents.

5.2.- "Ce qui lie la mère au fils n'est pas la relation du maître à l'apprenti."

La discordance thématique, la forme sentencieuse du jugement ainsi que le parallélisme de construction invitent, comme dans 4, à un rapprochement analogique et pousse à voir dans 5.2. une justification du jugement exprimé dans les deux phrases initiales.

Cette piste ne vaut toutefois que si le lecteur est à même d'établir

(27)

des liens entre les participants mentionnés, c'est là que les choses se compliquent.

5.2. fait allusion à deux relations : une relation mère-fils et une relation maître-apprenti, dont on ne voit pas quels correspondants elles pourraient avoir dans les deux espaces mis en place à la suite du traitement de 5.1. Pour intégrer ces deux espaces, il faut trouver ce qu'ils peuvent avoir en commun. Une des solutions pour arriver à ce résultat consiste à faire apparaître un troisième terme entre le lecteur (L) et l'écrivain (E), à savoir le texte (T) que le lecteur lit et que l'écrivain écrit. Une fois cette opération accomplie, l'intégration peut commencer (rectangle 2).

L'espace générique (GS

1

) construit à partir de IS1

1

et IS2

1

met en relation L avec T et E avec T. Cet espace sert de IS à l'étape 2 (IS1

2

) où il est mis en connexion avec un IS2

2

qui comprend la mère (Mè) et le fils (F) ainsi que le maître (Ma) et l'apprenti (A).

GS

2

regroupe les traits qui sont communs à IS1

2

et IS2

2

, à savoir le fait qu'il existe une relation hiérarchique entre chacun des membres des couples impliqués : on a chaque fois affaire à un X qui domine un Y. Ce rapprochement favorise par intégration (dans BS

2

) diverses homologations : le lecteur et l'écrivain donnent naissance au texte comme la mère donne naissance au fils, le lecteur et l'écrivain apprennent à l'aide du texte comme l'apprenti apprend du maître.

Une fois ces fusions accomplies, il reste encore à mettre en

relation les lecteurs et écrivains professionnels et non

professionnels et le texte avec la mère et le fils puisque le texte

précise que ce qui lie la mère au fils n'est pas la relation du maître

à l'apprenti. Pour ce faire (rectangle 3), il faut repartir des espaces

initiaux (IS1

1

et IS2

1

) qui vont servir d'input (IS1

3

et IS2

3

) pour une

nouvelle intégration dans BS

3

. Cette intégration a pour espaces

source IS1

3

et IS2

3

d'une part et IS3

3

et IS4

3

d'autre part. IS3

3

et

IS4

3

sont construits à partir de IS2

2

. Dans IS2

2

, la mère et le fils

ainsi que le maître et l'apprenti sont regroupés, car il s'agissait, à

cette étape du traitement, de trouver ce qu'il peut y avoir de

commun entre les relations qu'ils entretiennent avec celles qui

unissent le lecteur et le texte ainsi que l'écrivain et le texte. A

l'étape 3, la relation qui unit la mère au fils et celle qui unit le

maître à l'apprenti sont différenciées en vue de leur intégration

dans BS

3

. La relation à construire est explicitée par le texte : le

lecteur et l'écrivain non professionnels sont reliés au texte de la

même façon que la mère à son fils (BS

3

) : ils donnent naissance au

(28)

texte, ils ont un attachement physique à celui-ci, leur lien est un lien d'amour, d'éducation au sens le plus fort du terme. Le lecteur et l'écrivain professionnels sont reliés au texte comme le sont le maître à l'apprenti (BS

3'

) : leur relation est fondée sur un rapport qui est limité au monde du travail, elle vise seulement à la transmission d'une expertise, ils entretiennent avec les œuvres un rapport qui n'est pas aussi fort.

L'analogie, une fois résolue, justifie la réfutation de l'opinion voulant qu'il existe des lecteurs et des écrivains professionnels. Cette opinion n'est pas fondée, plaide P.Quignard, car la relation que l'écrivain et le lecteur peuvent avoir avec les œuvres littéraires ne repose pas sur des savoirs, elle est de nature affective, elle implique une adhésion immédiate, instinctive, qui n'est pas de l'ordre de l'expertise. L'accès à cette interprétation, une fois qu'on l'a explicitée, paraît aller de soi, mais la reconstitution (théorique) des opérations requises pour arriver à ce résultat est, comme on a pu le mesurer, assez complexe. La difficulté provient, pour une part essentielle, du fait que l'on ne peut mettre directement en correspondance les trois couples écrivain-lecteur, mère-fils, et maître-apprenti. En fait, les deux premières phrases n'établissent pas un lien entre le lecteur et l'écrivain, elles portent sur leur pratique qui implique un troisième terme, en l'occurrence un objet (texte, œuvre, livre, etc..). Une fois que l'on a compris cela (cf. l'étape 2 qui est cruciale), la suite pose moins de problèmes.

(Insérer figure I)

Voici, pour finir, deux gloses de 5 émanant d'étudiants en Lettres. La première témoigne d'une interprétation qui correspond aux analyses présentées à l'instant :

5a) "Le lecteur et l'écrivain basent leur relation sur l'amour du livre (comme la mère et son fils parce que la relation est fondée sur le sentiment) et non pas sur le travail (différent du maître et du disciple)."

La seconde :

5b) "La thèse énoncée signifie qu'un enfant ne peut apprendre par le biais de ses parents à lire ou à écrire, ces deux facultés dépendent de lui. Il n'y a pas de remède pour cet apprentissage."

s'en éloigne sur plusieurs points. 5b témoigne d'une façon de

comprendre 5 qui ne manque pas de fondement. Sans entrer dans

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