HAL Id: hal-03111145
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03111145
Submitted on 15 Jan 2021
HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.
Le Makhzen introuvable : les sources marocaines de l’histoire de l’État à la période contemporaine.
Antoine Perrier
To cite this version:
Antoine Perrier. Le Makhzen introuvable : les sources marocaines de l’histoire de l’État à la période
contemporaine.. Le carnet du centre Jacques Berque, 2017. �hal-03111145�
Antoine Perrier, « Le Makhzen introuvable. Les sources marocaines de l’histoire de l’État à l’époque contemporaine », Carnets du Centre Jacques Berque (CNRS-IFRE, Rabat), mai 2017.
HISTOIRE, MAROC
LE MAKHZEN INTROUVABLE : LES SOURCES MAROCAINES DE L’HISTOIRE DE L’ÉTAT À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE
Par Antoine Perrier doctorant en histoire Centre d’histoire de Sciences Po, Paris doctorant associé au CJB antoine.perrier@sciencespo.fr
Muḥammad al-Makkî al-Nâṣirî considérait en 1946 que, sous le Protectorat, le Makhzen « a accepté de se livrer à un agréable et profond sommeil »
1. Les Français auraient, pour imposer leur domination sur le Maroc, procédé à une anesthésie administrative des institutions qu’ils regroupent sous l’appellation de Makhzen chérifien. C’est cet argument que nous entendons interroger à travers une recherche sur l’État marocain contemporain (recherche qui s’inscrit plus largement dans le cadre d’une thèse en cours intitulée Les États chérifien et beylical face à l’État de Protectorat (1881- 1956) : fonctions publiques et institutions politiques en cohabitation, sous la direction de Paul-André Rosental et M’hamed Oualdi).
1
Muḥammad al-Makkî al-Nâṣirî, Mawqif al-umma al-maghribiyya min al-ḥimâya al-faransiyya: kayfa kharaqat faransâ
jamî‘ al-ta‘hudât al-dawliyya al-khâṣa bi-l-maghrib, ḥaraka al-waḥda al-maghribiyya, 1946, p. 42.
L’État chérifien présente la spécificité de se dédoubler en 1912. En conséquence du traité de Fès, la puissance coloniale flanque le vieux Makhzen d’une administration technique, dirigée pratiquement par des Français, mais gouvernant au nom du Sultan. À son côté demeure le Makhzen comme ensemble de fonctions et d’autorités relevant de ce qui est relegué à l’« Ancien régime ». La métaphore hypnique de Nâṣirî, fréquente au sein du mouvement national ou dans l’historiographie, neutralise le Makhzen, léthargique et impuissant face aux hauts fonctionnaires français. C’est oublier la dynamique des élites makhzéniennes alliées avec le Protectorat qui continuent à gouverner, dans une certaine mesure, l’empire. L’État marocain est bien bicéphale sous le Protectorat, et toute la vie de son administration est définie par l’interaction entre les fonctionnaires français et les agents du Makhzen. Cette coprésence est aussi une influence, et transforme profondément les structures de l’État chérifien. Le Protectorat est donc bien un moment de son histoire en propre, et non une simple parenthèse de domination adventice.
Le Makhzen désigne, au XIX
esiècle, un système articulé autour de deux entités. Le sultan-shârif, qui, en tant que amîr al-mu’minîn, est le détenteur du pouvoir suprême en son empire et la source de la légitimité politique. Il est assisté d’un ensemble d’agents, qui sont autant ses serviteurs que des puissances locales, issus des notables de la khaṣṣa urbaine ou des a‘yân des territoires. Leurs deux missions originelles sont le maintien de l’ordre et la collecte des impôts. Le Makhzen ne se résume pas à un seul groupe social mais correspond à un sentiment d’appartenance et d’intérêt commun sans limites formelles
2. Pour autant, l’existence de normes et de pratiques au service d’une autorité unique constitue une administration en soi. C’est en ce sens que l’on saisira la notion de Makhzen, coiffé par le souverain qu’il sert. La notion d’État, sans équivalent parfait dans les mots arabes de dawla ou mamlaka, reste opératoire : la France, en imposant un traité de Protectorat, a fait du Makhzen un État au regard du droit international, et les autorités coloniales emploieront le terme d’« État chérifien ». Sans abraser la spécificité marocaine, l’emploi du terme permet d’établir un lien nominal entre les institutions de gouvernement de 1912 à 1956. Le concept peut donc être employé dans un sens pragmatique d’autorité politique servie par une administration sur un territoire délimité.
Cette question historique rencontre une problématique archivistique. Pour comprendre les conséquences du dédoublement de l’État marocain, la recherche ne peut se contenter d’étudier le Makhzen à travers le seul regard des Français et de leurs archives. Il s’agit au contraire de reconstituer le fonctionnement autonome du Grand Vizirat, des ministères chérifiens, du Palais peut-être, de l’ensemble des agents (caïds, khalifats et cheikhs) dans tout l’empire. Seulement, ces structures se dérobent au regard de l’historien, à défaut d’archives constituées en propre. Il reste alors un ensemble de stratégies possibles pour restituer la vie de l’administration makhzénienne. La rareté des documents d’un Makhzen introuvable renseigne en réalité le chercheur sur la tradition administrative marocaine.
Les fonds des Archives diplomatiques de France donnent, par leur densité, une image nette des activités des administrations sous domination des Français. C’est pourquoi la plupart des travaux envisagent le Makhzen sous le prisme déformant de la « politique musulmane » de la Résidence. Ils questionnent les relations entre l’État marocain et les autorités de Protectorat à partir de sources
2
Rashîd Bikâj, « Mas’ula al-intimâ‘ al-ijtimâ‘î al-makhzanî », in Muṣṭafa Shâldî (dir.), Al-Khiṭâb al-siyâsî fî-l-
maghrib, publications de la faculté de Lettres de Rabat, 2002, p. 94.
françaises, y compris pour la recherche arabophone
3. Le Makhzen central, et souvent le seul Sultan, font l’objet d’une attention permise par ces sources
4. Les Archives du Maroc, créées récemment par la loi du 30 novembre 2007, conservent également des fonds du Protectorat : ceux-ci sont indispensables pour compléter les sources nantaises, en raison d’un contenu qui permet des analyses quantitatives (le fonds regroupe les fiches de renseignement des agents du Makhzen local) ou des études de cas plus approfondies (notamment pour la gestion des Ḥabûs). Il reste que ces sources enchaînent le chercheur à l’intérêt politique de la surveillance de la Résidence, et font écho au biais de la science coloniale sur les hauts fonctionnaires marocains, dont l’indéniable richesse n’exclut pas, très souvent, le flou méthodologique
5. Il convient alors de les inscrire dans un ensemble plus vaste de sources potentielles.
1. L’État marocain dans la longue durée : le Makhzen chérifien
Une recherche sur l’État marocain doit pouvoir, pour déterminer les évolutions contemporaines des notions de service et d’autorité, en observer la genèse. Le Makhzen comme phénomène historique au XIX
esiècle a été l’objet d’une intense production scientifique, pour la raison particulière qu’il était indispensable pour les historiens marocains de déconstruire le mythe de la sîba forgé par la science coloniale et démontrer non seulement la permanence mais également la cohérence de l’État marocain. C’est pourquoi toute une production historique s’est intéressée, comme le dit Aḥmad Tawfîq, aux « relations entre les gouvernants et les gouvernés »
6en proposant des monographies de tribus ou de villes
7. Le Makhzen est étudié alors par l’intermédiaire d’un corpus très riche de lettres chérifiennes du Sultan, de ses secrétaires et ministres, avec toute la société. Dans une optique d’histoire administrative, ces recherches donnent accès aux formes de gestion de l’État marocain, fondées sur la surveillance du pouvoir central, la négociation avec les pouvoirs locaux, et une perpétuelle mobilité des alliances, offices, fonctions et procédés. Ces pratiques sont serties dans des documents qui sont en eux-mêmes les révélateurs d’un protocole de légitimité et de valeurs propres.
Cette histoire dégage des problématiques indispensables à la compréhension de la période du Protectorat sur les critères de nomination, les modes de rémunération et de sanction de fonctionnaires qui appartiennent à une « élite makhzénienne »
8. Le XIX
esiècle se montre particulièrement riche d’innovations administratives, quand les forces conjuguées du centralisme makhzénien et de la pression étrangère donnent lieu à la création de premiers corps de fonctionnaires dotés d’un statut et de rémunérations encadrées, les umanâ’
9.
3
‘Abd al-Ḥamîd Aḥsâyn, Al-Idâra al-markaziyya fî ‘ahd al-ḥimâya al-faransiyya, 1912-1940, Casablanca, Manshûrât Amal,
2015.
4
‘Abd al-Razzâq Likarît, « Al-ḥimâya wa-l-makhzan mâ bayn 1912 wa 1927 », Al-Sulṭa wa-l-mujtama‘ fî ‘ahd al-sulṭân
Mawlây Yûsuf, Markaz al-dirâsât wa al-buḥûṯ al-‘alawiyya, 2006.
5
Marthe et Edmond Gouvion, Kitab Aâyane al-Marhrib ‘l-Akça, esquisse générale des Moghrebs de la genèse à nos jours
et Livre des Grands du Maroc, Paris, Librairie orientaliste, Paul Guethner, 1939.
6
Cité par Muḥammad Al-‘Ayâdî, « Al-Madrasa al-târîkhiyya al-maghribiyya al-ḥadîṯa : Ishkâliyyât wa-l- mafâhim », Dirâsât fî-l-mujtama‘ wa-l-târîkh wa-l-dîn, Casablanca, Fondation du Roi ‘Abd al-‘Azîz, 2014, p.140.
7
Par exemple : Al-‘Arbî Aknîniḥ, Aṯâr al-tadakhil al-ajnabî fî-l-maghrib ‘ala ‘alâqât al-makhzan bi-l-qabâ’il fî-l-qarn al-
tâsi‘ ‘ashr, namûḏaj qabîla Banî Mṭîr, Fès, Jamî‘ḥuqûq al-ṭaba‘ maḥfûẓa, 2004.
8
Musṭafa Al-Shâbî, Al-Nukhba al-Makhzaniyya fî maghrib al-qarn al-tâsi‘ ‘ashr, Rabat, Université Mohammed V, 1995.
9
Na‘îma Harâj Al-Tûzânî, Al-Umanâ’ bi-l-maghrib fî ‘ahd al-sulṭân Mawlây Ḥassan, Rabat, faculté de Lettres et Sciences
humaines, 1979.
Dans cette perspective, l’accès aux archives du Makhzen avant 1912 est à la fois direct et complexe.
Quelques lettres chérifiennes ont fait l’objet de travaux d’édition et de traduction par Eugène Fumey, en 1903, dans un ouvrage à l’usage des diplomates
10. Un ouvrage de Muḥammad Nahlîl, qui présente un corpus imprimé en arabe d’autres lettres
11, a été récemment réédité par la faculté de Rabat. Il faut ajouter l’édition régulière de documents par l’ancienne revue de la Bibliothèque royale, Waṯâ’iq. Le chercheur reste tributaire de la sélection de ses prédécesseurs, sur des sujets du reste fort variés, et toute recherche dans le fonds original de la Direction des Archives royales qui les détient est rendue compliquée par l’absence de classement général. Les manuscrits, photocopiés, sont simplement rangés par année puis distribués dans un ordre incertain, ce qui rend toute recherche thématique très laborieuse. De plus, le manuscrit comme objet pose ses propres difficultés. Il est une épreuve pour le contemporanéiste sur un plan sémantique : celui-ci trouve dans la suavité de la langue arabe un univers d’images, de procédés et de sens par définition spécifiques à la monarchie marocaine.
Sur un plan paléographique le manuscrit est également une épreuve, les formes de calligraphie de la dynastie ‘alaouite ayant été conservées par une tradition robuste
12. Ce qui est une démonstration de la communauté de questions qui interpellent tous les historiens de l’État, au XIX
ecomme au XX
esiècle.
Exemple d’une copie manuscrite d’un dahir chérifien selon la calligraphie traditionnelle (nomination du Nâḏir al-Aḥbâs de Meknès, 26 qa‘ada 1333/4 novembre 1915), Archives du Maroc, H30 (Direction des affaires chérifiennes, gestion du personnel).
2. La disparition des archives makhzéniennes sous le Protectorat
10
Eugène Fumey, Choix de correspondances marocaines pour servir à l’étude du style épistolaire administratif employé au
Maroc, 2 vol., Paris, Maisonneuve, 1903.
11
Muḥammad Nahlîl, Rasâ’il sharîfiyya, I‘dâd wa taqdîm : Al-Jilâlî Al- ‘Adnânî wa ‘Abd al-Raḥîm Binḥâda, Rabat, Faculté
de Lettres et Sciences Humaines, 2013 (réédition).
12
Ambarâk Bû‘aṣab, Al-murâsalât wa-l-waṯâ’iq al-sulṭâniyya khilâl al-‘aṣr al-‘Alawî, Ambarâk Bû‘aṣab (éd.), 2014.
Il n’existe pas de continuité archivistique pour la période du Protectorat, ce qui constitue un motif d’étonnement au premier abord : comment se fait-il que pendant plus de cinquante ans aient existé un Grand Vizirat, de multiples ministères, des administrations locales de caïds et pachas dans tout l’empire, et qu’il n’en reste aucun fond ? Il est vrai que la tradition de conservation des archives sultaniennes répondait d’abord à des critères patrimoniaux de conservation de documents à la valeur religieuse ou artistique exemplaire. La réponse à cette question est surtout une affaire de personnes : il n’existe pas, pour ainsi dire, de Grand Vizirat, il est seulement un Grand Vizir.
L’institution et la personne se confondent le temps de son exercice, et il n’est fait aucune différence entre archives personnelles et archives institutionnelles. Le ministre parti ou disparu, c’est toute l’administration qui s’éteint dans son sillage. Cette dimension fortement individuelle de l’État, qui s’incarne autant de fois qu’il a de serviteurs, est significatif d’un mode de gestion qui perdure, mais qui pose problème, a posteriori, pour reconstituer la vie de ses cadres agissants. Ce problème n’est nullement spécifique au Maroc, et il vrai que les Français pouvaient être en cette matière de bien mauvais maîtres
13.
Il demeure une possibilité de retrouver ces documents réfugiés dans les bibliothèques familiales
14et d’écrire l’histoire des fonctionnaires marocains du Makhzen sous Protectorat, du moins de ses plus hauts dignitaires, afin d’observer l’autre côté du miroir pour reprendre une expression chère à Lyautey. C’est, du reste, ce qu’accomplissent certaines monographies consacrées à un grand chef marocain
15. Ces entrées personnelles sont riches d’hypothèses concernant l’édification d’un modèle de gouvernement local
16, la situation sociale d’une élite à la fois maintenue et recomposée sous le Protectorat, et la marge de manœuvre dont disposent les autorités « indigènes » sous l’oeil des Français.
Plusieurs pistes permettent de repérer ces documents, mais le filon reste très mince. Il existe des fonds importants, conservés autrefois à la bibliothèque nationale et désormais aux Archives du Maroc, de plusieurs personnalités de premier ordre du Makhzen : l’interminable Grand Vizir de l’empire, Muḥammad al-Moqrî, le pacha de Marrakech Si Ṯâmî al-Glâwî, le fqih et Vizir Muḥammad Ibn Ḥassan al-Ḥajwî. Cependant, ces fonds sont inaccessibles, faute de classement. Une autre partie du fonds Moqrî, obtenue par l’intermédiaire de ses héritiers, est numérisée et conservée par la Fondation du Roi Abdulaziz Ibn Saoud de Casablanca, mais reste également en souffrance, attendant un classement par les services des Archives du Maroc. La qualité et l’exhaustivité de ces fonds restent à déterminer. En revanche, les archives du Pacha Muḥammad Ibn al-Ḥâjj Ṭayyib Sbiḥî représentent un intérêt plus certain : conservées pieusement à la bibliothèque Sbiḥî de Salé par son petit-fils, les documents du Pacha représentent une opportunité très riche d’étudier la politique d’un homme qui n’aurait pas jeté un papier de sa longue vie. Si une partie des fonds manuscrits est inventoriée, la dimension plus administrative des dossiers reste à classer, mais constitue un indicateur formel et matériel de ce que faisait un Pacha sous le Protectorat, de ses marges d’action
13
La récolte des archives « privées » des hommes politiques y pose encore problème. Pour un aperçu de ces évolutions,
voir Jean Favier, Les Archives, Paris, Presses Universitaires de France, 1965 pp. 19-25.
14
D’où l’initiative du Roi Hassan II d’entamer de grandes collectes auprès des particuliers. Mohamed el Fasi, « Les
archives et les sources inédites de l’histoire du Maroc », Jacques Berque, Dominique Chevallier (dir.), Les Arabes par leurs archives (XVI
e-XX
esiècles), Paris, éditions du CNRS, 1976.
15
Ibrâhîm Karîdiyya, Al-qâ’id Al-wazîr ‘Îsâ bin ‘Omar al-‘Abdî bayn khidma al-makhzan wa muwajaha al-
isti‘mâr, Casablanca, Sharkat al-ṭaba’ wa-l-nashr, 1989.
16
‘Umar Al-Ibûrkî, Al-ẓâhira al-qâ’idiyya : al-qâ’id al-‘Ayâdî al-Raḥmânî namûḏajân, musâhama fî dirâsa al-mujtama‘ al-
maghribî, Rabat, Sharka Babel, 2000.
et de ses formes de participation, ne serait-ce que par l’étude de la morphologie de ses archives administratives.
Il demeure toutefois des obstacles de différents ordres. Le premier tient à la dimension familiale de la conservation, qui implique une forme de contrôle sur le contenu des archives, et représente un filtre redoutable. Les livres de témoignage ou d’analyse archivistique qui en procèdent, généralement par les descendants eux-mêmes, ne résistent pas toujours aux effets d’auto- justification ou d’hagiographie parfois assumés
17. Ce qui rejoint le second problème : la participation des hauts-fonctionnaires du Makhzen à l’entreprise coloniale, si elle est reconnue dans la
« flexibilité » dont Moqrî pouvait faire preuve avec les Français
18, ce qui est encore peu dire, est un thème plutôt évanescent de l’historiographie marocaine. Il est également assez remarquable de constater que dans l’inventaire établi par la bibliothèque nationale en 2009 de la partie microfilmée des manuscrits de Ḥajwî, la section « politique » ne comporte que quelques références, dont quasiment aucune ne concerne le Protectorat, ce qui impose un contraste saisissant avec les autres catégories de sciences religieuses et naturelles ou de littérature abondamment renseignées
19. Il n’est donc pas interdit de penser que le classement de ces manuscrits privés, qui n’ont de privé que le nom puisqu’ils sont les archives de l’État marocain sous le Protectorat, ne constituent pas une priorité particulièrement instante.
Introduction de l’imprimerie dans les documents de comptabilité des Habous sous le Protectorat, un livre de compte (Kunâsh al-Niḏâra), (Niḏara al-Aḥbâs de Oued Zem, 24 juin 1929), Archives du Maroc, H36 (Direction des affaires chérifiennes, gestion du personnel).
3. Une histoire administrative à deux voix
La dispersion troublante des sources marocaines n’empêche nullement l’écriture mutuelle d’une histoire de l’État. Si celui-ci ne peut se comprendre sans le legs et les transformations inspirées par les administrations « nouvelles » de l’État de Protectorat, une autonomie administrative demeure,
17
Ismaïl Benjelloun, L’haj Ahmed Ejjennane, le Pacha, Casablanca, éditions Histo-Arts, 2011 ; Abdessadeq el Glaoui, Le
ralliement. Le Glaoui, mon père, Rabat, Marsam, 2004.
18
Abd al-Ḥamîd Aḥsâyn, « Al-Makhzan al-yûsufî wa-l-ḥimâya », Al-Sulṭa wa-l-mujtama‘ fî ‘ahd al-sulṭân Mawlây Yûsuf,
op. cit., p. 16.
19
Fahras al-makhṭûṭât al-‘arabiyya, al-mufawwiẓa bi-l-maktaba al-waṭaniyya li-l-mamlaka al-maghribiyya, al-mujlid al-
ṯâmin, majmû‘a Muḥammad Ibn Al-Ḥassan Al-Ḥajwî, 2009.
et sa vitalité n’est pas totalement engourdie sous la colonisation malgré l’évidente marginalisation du Makhzen. Si le haut personnel compromis avec la puissance occupante n’a pas connu des heures heureuses après l’indépendance, il reste que l’État marocain de l’indépendance en est aussi le produit, à la fois dans ses méthodes, ses statuts et ses pratiques politiques.
Il est vrai que les rares archives de la période d’indépendance n’en donnent pas une grande idée : pour le moment, dans l’état de nos recherches, elles sont composées de trois dossiers laissés par le ministère des Travaux publics de gestion du personnel, et notamment des demandes d’emploi rejetées par l’administration en 1963-1964
20. La raison de cette exception ministérielle, tout comme de la date, restent encore mystérieuses, mais les documents donnent des pistes de réflexion : l’arabe y côtoie le français dans la gestion du personnel, encore marquée par la présence des coopérants français, et tout y figure, pour les actes émis par l’État, en version imprimée. Les difficultés qu’éprouvent actuellement les Archives du Maroc pour recueillir d’autres dossiers sont sans doute un indice que la personnalisation des fonctions dans le Makhzen chérifien, qui entraîne la métamorphose d’archives en biens privés, n’a pas encore épuisé tous ses effets malgré des réformes énergiques de l’administration depuis plusieurs années.
La problématique archivistique convoque donc ces jeux de continuité et de rupture, lisibles dans la matérialité même des documents et dans les pratiques de conservation. Au-delà du souci récent de
« l’histoire à parts égales », elle rencontre surtout les préoccupations de l’école historique marocaine post-indépendance, au temps où Germain Ayache appelait les historiens à investir les archives marocaines
21. Cette injonction, appliquée avec soin pour le XIX
esiècle marocain, mériterait d’être déplacée sur le terrain de l’histoire du moment colonial. La reconstitution d’un corpus marocain, avec toutes les entraves mentionnées, répond donc non seulement à une exigence méthodologique commune, mais également au souci de comprendre un objet historique par définition hybride, où se confondent de multiples influences. La perspective d’histoire longue, permise par la recherche arabophone de l’école marocaine, enrichit encore cette perspective : ces opérations d’inspiration ne se limitent pas au moment colonial mais traversent, depuis de nombreuses zones géographiques, toute l’histoire de l’empire. Une recherche qui reconnaît comme principe que les archives privées sont les archives de l’État, peut écrire son histoire à partir de celle de ses serviteurs. Dans le souci même d’une histoire proprement marocaine, c’est un moyen de reconstituer toute la gamme des attitudes des hauts-fonctionnaires du Makhzen, d’un complaisant Moqrî à un complexe Ḥajwî qui voyait dans le Protectorat une occasion précieuse de réforme, tout en défendant contre lui l’authenticité de l’enseignement marocain et la valeur de la langue arabe
22[.
20
Archives du Maroc, E0726, E0746, E0721 (ministère des Travaux publics).
21
Germain Ayache, « La question des archives historiques marocaines », Hespéris Tamuda, 1961, p. 311.
22